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Le projet comme figure d’anticipation spatiale et temporelle

Dans un livre portant sur l’anthropologie du projet, Jean-Pierre Boutinet (1990/2005) s’interroge sur cette figure singulière d’anticipation qui, pour lui, est à la fois une projection temporelle et spatiale. Il faut noter d’abord que, pour Boutinet, la notion de projet va au-delà d’une définition purement opératoire dans la mesure où elle désignerait une figure emblématique pour comprendre les conduites d’anticipation de notre société. Dans ce sens, une anthropologie du projet chercherait à comprendre comment les individus, les groupes, les cultures vivent le temps et l’espace. Le projet serait ainsi une référence obligée aux anticipations temporelles et

spatiales propres à la société moderne, ainsi qu’une propriété caractéristique de l’ordre humain. À ce sujet, Boutinet écrit,

Ce projet-figure, nous aurons à en esquisser les contours, dans la façon par laquelle il impose un certain type de présence, renvoie toujours à une double absence : celle d’un ordre à évincer, celle d’un ordre à faire advenir, l’un et l’autre fruit de cette absence fondatrice que tout désir exprime. (p. 7)

Le projet apparaît alors comme porteur d’ambivalence : il désigne à la fois un objet en devenir que l’on projette dans le temps et dans l’espace, et l’emblème paradigmatique d’une certaine réalité qui semblerait nous préexister et nous échapper et que l’on associe à la capacité à créer, à un changement à opérer. Une telle figure est constamment intermittente : toute réalisation du projet devient une réalité et donc destruction de la figure qu’il incarne. C’est dans ce jeu d’absence/présence, de réalisation/destruction que le projet opère. Comment faire alors pour cerner une telle figure du non-encore-être (Bloch, 1977) destinée à disparaître une fois accomplie ? Heureusement, affirme Boutinet (1990/2005), le projet ne prend consistance qu’en se matérialisant, matérialisation que je traduirais comme des manifestations/incarnations du projet à travers lesquelles il se rend présent dans le temps et dans l’espace. Pour cerner un projet, il s’agirait donc de s’attarder sur les mouvements d’anticipation temporelle et spatiale de celui-ci, mouvements rendus possibles par sa matérialisation.

Boutinet (1990/2005) fait remarquer que le terme « projet » apparaît de façon régulière dans le courant du XVe siècle sous les deux formes de pourjet et de project, associant ainsi des connotations d’aménagement spatial en lien avec l’étymologie du verbe projicio qui implique jeter en avant, expulser. Encore plus, dans le vieux français des XIVe et XVe siècles, pourjet ou project désigne des éléments architecturaux, comme des balcons sur une façade. Jeter en avant, dans ces cas, se revêt donc d’une signification essentiellement ancrée sur l’espace. Le projet à travers le recours à l’architecture fait apparaître l’importance de la dimension spatiale dans tout essai d’anticipation. Dans la notion de projet se trouvent ainsi jumelés aux modes

d’anticipations temporelles, les modes de projections spatiales : jeter en avant implique donc un mouvement dans le temps et dans l’espace.

Parler d’anticipation, pour Boutinet, permet de regrouper une gamme d’activités projectives (la prévention, la prévision, la divination, la prophétie, l’utopie, le plan, le souhait, la promesse, le projet, entre autres). Mais surtout d’introduire la notion de prise de distance, de suspension par rapport à la situation présente. Dans cette optique, Boutinet (1990/2005) affirme,

Anticiper, c’est montrer cette capacité à suspendre momentanément le cours des choses pour savoir comment ce cours va évoluer, donc pour tenter le cas échéant d’infléchir la suite des événements. (p.58)

Suivant cette logique, les modes d’anticipation du projet permettraient ainsi le découpage du temps — la suspension momentanée — et de l’espace — la prise de distance — pour opérer un changement, une transformation.

Concernant le découpage du temps, les principales modalités que l’on retrouve sont la bipartition et la tripartition. Un premier découpage consiste à opposer ce qui ressort de la simultanéité et ce qui a trait à la succession. Ce découpage est associé à deux types de temps : le temps circulaire et le temps linéaire. Le premier est caractérisé par sa répétition, les faibles changements qu’il induit. Il est lié au cycle des saisons, au rythme de la nature. Le second est le temps de l’irréversibilité. Il caractérise l’Occident industrialisé. La bipartition du temps souligne l’ambivalence temporelle, relevant à la fois de la permanence et du changement.

À une cette première manière de découper le temps s’ajoute la tripartition, celle-ci non moins traditionnelle. Communément, nous divisons le temps en passé, présent et futur. Le temps présent désigne l’instant momentané. Il est très évanescent et présente des traces du passé et du futur. Le passé renvoie à l’histoire. Le propre de cette histoire est de nous échapper, d’être lacunaire ; mais, en même temps, elle laisse des traces dans lesquelles va se figer l’expérience du moment présent. Le passé est

l’occasion de mettre en relief le présent. Il constitue aussi une réserve de significations et d’actualisations dans laquelle le présent va puiser pour construire le futur. Le futur est l’anticipation de ce que demain sera. Il est toujours aléatoire par l’irruption immanente de l’imprévu. Le futur est à la fois en continuité et en rupture avec ce qui a existé. Le temps du futur est caractérisé par l’impératif d’une rationalisation croissante : un temps découpé et morcelé que les horloges, les calendriers, les horaires vont marquer, préciser et quantifier (Boutinet, 2005/1990). La tripartition du temps s’inscrit aussi dans l’ambivalence de la continuité et du changement, le passé étant généralement associé à la permanence et le futur à l’innovation. C’est dans le moment présent qu’il y a confluence entre continuité et changement, entre le passé et le futur.

La projection temporelle, comprise à partir de ces deux découpages, implique beaucoup plus qu’une projection en avant — ce que l’on associe couramment à l’anticipation — et qui serait circonscrite à la succession et au futur. Elle est certainement plus complexe : impliquant un mouvement temporel de tension entre la simultanéité et la succession, ainsi que de confluence entre le passé, le présent et le futur . Regardons maintenant les modes d’anticipation spatiale.

Tel qu’avancé précédemment, la pratique de l’architecture à travers le recours au projet suggère la nécessité d’un traitement équivalent du temps et de l’espace à travers la double projection spatiale et temporelle de l’objet à façonner (Boutinet, 1990/2005). Pour nous attarder aux modes de projection spatiale, l’architecture se présente comme une voie intéressante. Comme le soutient Boutinet (1990/2005),

La fonction essentielle de l’architecture est de penser l’espace afin de l’aménager, de le plier à une utilisation projetée au préalable qui concrétise une certaine façon d’habiter (p. 163)

Dans ce sens, le projet se présente comme un repère nécessaire pour orienter la pratique architecturale. Il apparaît comme esquisse de la création envisagée et comme une série d’opérations à réaliser. Le projet architectural cherche à singulariser une

situation en prenant en compte les éléments de l’environnement (lieux, temps, coûts, conditions d’exécution, etc.). Il s’agit d’un processus d’élaboration qui passe par l’inventaire des données de la situation, une première esquisse de solution concrétisée dans l’avant-projet et un projet définitif qui présente à l’aide de maquettes ou de dessins l’ensemble du projet retenu, incluant le descriptif des travaux à réaliser, leur coût et un échéancier (Boutinet, 1990/2005).

Le projet architectural en tant qu’anticipation opératoire est caractérisé, toujours selon Boutinet (1990/2005), par quatre traits constitutifs, à partir desquels nous pouvons déceler les modes de projection spatiale :

1) Le projet architectural se donne comme projet un objet dont la réalisation implique l’appropriation d’un espace. Il s’agit ici de l’aménagement d’un passage, celui d’un espace donné — que l’architecte doit s’approprier — à un espace habité — l’objet dans sa forme définitive.

2) Le projet architectural marque le passage de l’abstrait au concret à travers la distinction entre la conception et la réalisation de l’objet. Il s’agit ici de la confrontation propre à toute pratique architecturale entre l’idée directrice projetée et la construction concrète de l’ébauche. Ce passage se fait donc d’un espace cognitif — dans la conception — à un espace d’action — dans la mise en œuvre de l’idée directrice.

3) Le projet architectural est de l’ordre du processus par lequel chemine et se laisse altérer l’idée directrice ; il cesse d’être projet dans la configuration définitive de l’objet. Nous retrouvons ici la dynamique entre processus et effet, explorées dans le Chapitre 1. Toutefois, il est intéressant de noter qu’ici la relation entre ces deux dimensions est causale et linéaire : le projet étant le processus qui aboutit à l’objet, et qui, une fois aboutit, cesse d’exister. La projection spatiale, dans ce cas, implique surtout le mouvement, car elle est associée directement au processus.

4) Le projet architectural s’appuie simultanément sur une initiative individuelle et un environnement collectif ; il faut insister ici sur le caractère relationnel du

projet. À la lumière de ceci, le travail de l’architecte apparaît comme un travail d’invention (d’initiative), mais aussi de négociation permanente avec une pluralité de partenaires, d’où le caractère relationnel. Le mode de projection spatiale, dans ce cas, est ainsi associé à ce processus de négociation à travers lequel le projet s’adapte.

Le projet architectural, dans la relation qu’il établit entre l’atelier et le chantier, nous renvoie à l’imbrication de l’espace et du temps. Dans le projet, les modes d’anticipation temporelle et spatiale décelés précédemment se rejoignent. Ces deux modes d’anticipation se matérialisent dans la pratique architecturale par le passage d’un espace/temps du projet à un espace/temps de l’objet. Or, ce passage n’a rien d’un cheminement linéaire et sans trébuchement. Une série de traductions du projet (simultanées et successives) caractérisent ce passage : de l’architecte à la maquette, au maître d’œuvre, au plan de construction, au plombier, et ainsi de suite. Dans ce contexte, le projet fait office de contre-rôle, il constitue l’instance à laquelle les rôles tenus par les différents acteurs vont pouvoir se référer, en guise d’évaluation de leur propre travail. Ainsi, le projet est à la fois ce qui guide la mise en œuvre et ce qui permet l’évaluation et la justification des actions. La prochaine section traite justement du mode opératoire du projet comme appareil justificatif d’une organisation en réseau, ce que Boltanski et Chiapello (1999) nomment un « monde connexionniste ».