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Le projet comme appareil justificatif de l’organisation en réseau

Dans leur ouvrage Le nouvel esprit du capitalisme, Luc Boltanski et Ève Chiappello (1999) ébauchent les prémisses de la société actuelle, qu’ils définissent comme une cité par projets — terme qui évoque la notion en management

d’« organisation par projets » développée au courant des années 90 —, un nouvel appareil justificatif propre à un monde connexionniste. Dans ce sens, ils font valoir le fait que la vie sociale n’est plus définie sous la forme d’une série de droits et de devoirs, ni sous celle du salariat au sein d’un ensemble hiérarchique. Dans un monde réticulaire, la vie sociale serait faite d’une multiplication de connexions temporaires, mais réactivables. Dans ce contexte, Boltanski et Chiappello (1999) positionnent le projet comme étant

... l’occasion et le prétexte de la connexion. Celui-ci rassemble temporairement des personnes très disparates, et se présente comme un bout de réseau fortement activé pendant une période relativement courte, mais qui permet de forger des liens plus durables qui seront ensuite mis en sommeil tout en restant disponibles. (p. 157)

Le projet peut ainsi se définir comme un amas de connexions actives propres à faire exister, même momentanément, des objets et des sujets en stabilisant et en rendant irréversibles des liens. Il devient une poche de production et d'accumulation, créatrice de valeur, sans laquelle il n'y aurait que des flux sans que rien ne puisse se stabiliser, s’accumuler ou prendre forme. Le projet donne donc un fondement à l’exigence de faire s’étendre le réseau en favorisant des connexions. En effet, l’extension du réseau conditionne sa survie ; l’arrêt de son extension est assimilé à la mort. C’est grâce à sa nature transitoire que le projet est ajusté à un monde en réseau et qu’il devient crucial pour sa survie et sa continuité : la succession et la simultanéité des projets, en multipliant les connexions, permettent de proliférer les liens et ainsi, d’étendre le réseau. Ce qui importe alors, c’est de n’être jamais à cour de projets.

Pour Boltanski et Chiappello (1999), l’établissement d’un monde connexionniste est accompagné d’un nouveau système de valeurs qui opère comme appui pour porter des jugements, discriminer des comportements, promouvoir des

attitudes et légitimer de nouvelles positions. L’appareil justificatif incarnant ce système de valeur est ce que les auteurs nomment la cité29 par projets :

La cité par projets se présente ainsi comme un système de contraintes pesant sur un monde en réseau incitant à ne tisser des liens et à n’étendre ses ramifications qu’en respectant les maximes de l’action justifiable propres aux projets. Les projets sont une entrave à la circulation absolue, car ils réclament un certain engagement, quoique temporaires et partiels, et supposent un contrôle, par les autres participants, des qualités que chacun met en œuvre. (p.161)

Dans ce contexte, le projet peut être compris comme un compromis entre les exigences du monde connexionniste et celles inhérentes au désir de se doter d’un mode permettant de porter des jugements et de générer des ordres justifiés. Le projet se constitue alors comme un impératif de justification à partir duquel des ordres peuvent être engendrés et justifiés.

Le principe supérieur commun (Boltanski & Thévenot, 1991) dans la cité par projets — selon lequel sont jugés les actes, les choses et les personnes — est l'activité. L'activité est comprise ici en tant qu'aptitude à générer des projets ou s'intégrer dans des projets initiés par d’autres. Mais comme le projet n’existe pas hors de la rencontre — il ne se présente qu’en action et non sous la forme de ce qui serait déjà là —, l’activité consiste à s’insérer dans des réseaux et à les explorer. Elle se manifeste alors dans la multiplicité des projets de tous ordres. Dans ce sens, la qualification des projets (artistiques, familiaux, charitables…) et leur distinction (loisir, travail…) importent peu ; ce qui importe, c'est de développer des activités, de s'engager dans des projets.

La déchéance de la cité par projets arrive lorsque le réseau ne s'étend plus, se referme sur lui-même ; il profite à quelques-uns, mais ne sert plus le bien commun. Corruption, privilèges, copinage ou mafia définissent cette déchéance. L'ordre établi

29 Boltanski et Chiappello (1999) utilise le langage des cités présentés dans De la justification

(Boltanski & Thévenot, 1991); ce qu’ils définissent comme des agencements sociétaux soumis à un impératif de justification qui « tendent à incorporer la référence à un type de conventions très générales orientées vers un bien commun et prétendant à une validité universelle. » (p.61).

de cette cité doit, en effet, s’orienter vers le bien commun et se soumettre à des contraintes, qui tiennent dans l'observation du rapport de grandeur (Boltanski & Thévenot, 1991). Le rapport de grandeur précise la relation entre les grands — ceux qui sont connectés — et les petits — ceux qui sont isolés —, et en particulier à la manière dont l’état de grand contient l’état de petit (Boltanski & Thévenot, 1991). Cette relation est juste quand les grands valorisent les plus petits en échange de leur confiance et zèle à s’engager dans des projets. La grandeur des acteurs est jugée par leurs capacités à entrer en relation. Chaque acteur existe plus ou moins selon le nombre et la valeur des relations qu’il entretient. Conséquemment, les sanctions imposées par le rapport de grandeur sont le rejet et l’exclusion des projets en cours et successifs. La cité par projets contraint le réseau pour le soumettre à une forme de justice basée sur les relations. Participer des projets — être au cœur du réseau ou repousser ses limites —, par ce besoin universel de connexion, devient une question de vie et de mort. Dedans/dehors le projet : il s’agit bien d’un mouvement spatial propre à cet impératif de justification.

La cité par projets permet de souligner les lignes de force de la justification dans un monde conçu en réseau qui passe par l’engagement dans des projets. Le projet comme appareil justificatif partage avec d’autres impératifs de justification ce caractère conventionnel et universel, difficile à remettre en question. Dans la section suivante, je me penche sur cette caractéristique du projet qui, une fois créé, peut nous contrôler — nous placer sous ses « ordres justifiés ».