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CHAPITRE 2 : Quand le travail des créateurs rencontre les

2.3 Les objectifs des créateurs

2.3.3 Profiter de son statut de vedette

Plusieurs spectateurs se déplacent vers les théâtres parce qu’ils veulent se laisser surprendre par les comédiens et bien sûr admirer les belles actrices.134 Le poème qui

suit, écrit pour Mademoiselle Gaussin* en 1735, témoigne de cette adoration :

J'aimois, sans le sçavoir, aimable Sophilette ; / Mais je le sçais depuis un jour. / Je n'aurois jamais cru que mon ame inquiette / ressentit les traits de l'Amour. / A peine je te vis ; ma raison alarmée /me fit craindre l'enchantement ; / mais sa perte est trop confirmée. […] / Que j'étois simple, hélas ! D'accuser la Magie, / Du trouble secret de mon cœur ! / L'Amour lui seul m'a rendu tendre ; / Et ce n'est qu'en tremblant que j'ose te l'apprendra. / Je me plais à porter tes fers ; / Pour toi, belle Gaussin, je languis, je soupire; / Permets qu'à tes genoux je puisse te le dire; / Je le ferai bien mieux qu'en vers.135

La présence d’un jeune public, principalement masculin au parterre, alimente les commentaires à haute voix ainsi que ce genre de galanterie pour les plus belles actrices. Charpentier* s’en plaint d’ailleurs dans ses essais : « Nous [le public] n’entendons pas mieux nos intérêts dans la conduite que nous tenons avec les Comédiens. Nous semblons

133 On constate une variation dans le prix des places, entre les salles certes, mais aussi au sein d’un même

théâtre. Par exemple, Henri Lagrave explique que les comédiens-français demandent souvent deux fois le prix ordinaire des places lors des premières. (Henri Lagrave, Le théâtre et le public à Paris de 1715 à

1750, p. 49-50)

134 Aurore Evain, Apparition de l’actrice professionnel en Europe, Paris, Harmattan, Coll. Univers

Théâtral, 2001, p. 185.

135 Vers à Mademoiselle Gaussi, au sujet de son rôle dans la Magie de l'Amour (Jean-Marie Bernard

n’aller au spectacle que pour eux. »136 Mais l’image qu’on se faisait généralement des

comédiens, et surtout des comédiennes, était à priori plutôt négative : « Qu’est-ce qui communément fait le Comédien ? L’infortune, le libertinage, l’incapacité pour tout autre état, l’inconduite & la fausse prévention où est la jeunesse, sur la profession de Comédiens. »137 C’est le genre de propos qui ont conduit les comédiens à n’avoir

presque aucune reconnaissance civile ou religieuse.138 Il n’empêche que leur réputation

exerce une véritable fascination sur les spectateurs. Il ne faut pas oublier que les comédiens, bien qu’ils soient sous la protection du roi, restent les propriétaires de la salle où ils donnent leur représentation.139 Là s’entasse : « [une foule de] Courtisans, qui

rampent aux pieds des Reines de Coulisses & des Empereurs de Théâtre. »140 Ces

nombreux spectateurs hantent les coulisses et autres corridors ou loges de la salle. Ils sont d’autant plus prompts à s’y précipiter s’ils sont assurés d’y voir leurs idoles. Telle était cette Mlle Dangeville* qui quitta sa retraite des planches pour reprendre son rôle lors de la reprise de l’Anglois de Bordeau, une comédie de Favart* (1763), quelque mois après la première : « [cette pièce] a été composé à l'occasion de la Paix de 1763; & elle

136 Louis Charpentier, Cause de la décadence du goût, tome 2, chap. 24, p. 147-148. 137 Ibid., chap. 18, p. 22.

138 « De nos jours ces Messieurs & ces Dames [comédiens-comédiennes] sont excommuniés, & ne

peuvent tester ni témoigner en Justice; néanmoins malgré cette tache nous vivions fort bien avec eux; & quelques Citoyens les admettent à leur table, non les Bourgeois. » ([Anonyme], Correspondance

Dramatique, lettre***, tome 1, p. 235.) Ce jugement négatif est posé par l’Église qui « se cramponne à la

tradition et puise dans les pères de l’église la condamnation du théâtre et des comédiens. En vain lui fait– on observer, […] que les pères de l’Église se prononçaient à une époque où l’on ne représentait sur scène que des œuvre licencieuses » (Jacques Boncompain, Auteurs et comédiens au XVIIIe siècle,France, 1976,

p. 23.) La mesure la plus concrète qui en découle est surement l’excommunication de tous les comédiens, qui est toujours en cours tout au long du XVIIIe siècle. Pour plus de détails, voir Jean Dubu, L’église

catholique et la condamnation du théâtre en France au XVIIe siècle, 1970, Istituto Univeritario orientale,

1970, 31 p.; et Jacques Boncompain, Auteurs et comédiens au XVIIIe siècle, p. 19-44; Aurore Évain,

Apparition de l’actrice professionnelle en Europe, p. 183-185.

139 Sauf quelques exceptions lorsque les comédiens jouent dans des théâtres particuliers ou à la cour

(Henri Lagrave, Le théâtre et le public à Paris de 1715 à 1750, p. 291-295). Cette réalité persiste depuis la naissance de la troupe officielle en 1680 jusqu’à son départ vers la salle de l’Odéon en 1782 (Daniel Rabreau, Apollon dans la ville, Essai sur le théâtre et l’urbanisme à l’époque des Lumières. Paris, Éditions du Patrimoine – Centre des monuments nationaux, 2008 p. 130-134).

fut reprise, […] lors de l'Inauguration de la Statue du roi, le Lundi 27 Juin de la même année; […] & cette circonstance, jointe au mérite de cette Comédienne, lui fit avoir douze représentations de pleine chambrée, comme à une premiere. »141 Une série de

douze représentations était chose peu commune pour une reprise à l’époque. Le retour éphémère de cette actrice sur les planches est en soi l’évènement qui a attiré la foule de spectateurs.

Encore faut-il pour les comédiens pouvoir arriver à cette renommée. Il arrive que des discours soient prononcés par leurs parents lors de la première apparition de leur progéniture sur les planches.142 Ce désir d’amadouer favorablement le public est alors

souvent manifesté par les mères. Comme lorsque la Demoiselle Silvia* présenta au

public son fils Louis Baletti* :

Messieurs, pardonnez à l'inquiétude qui m'amene ici : il n'appartient qu'à vous de la calmer ; elle est si naturelle, que vous en serez peut-être touchés. Vous allez décider du sort du nouvel Acteur qui va paraître ; sa fortune est entre vos mains : c'est une mère encore plus tremblante que son fils, qui vient solliciter pour lui votre indulgence.143

Cela dit, la réputation des auteurs qui sont joués peut aussi inciter les gens à se déplacer au théâtre. Les goûts du public semblent des plus diversifiés. Louis Charpentier* le rappelle quand il souligne que Crebillon* et Voltaire* ont tous deux été joués et acclamés à la Comédie-Française, bien que leurs approches littéraires soient très

141 Jean-Marie Bernard Clément, Anecdotes Dramatiques, tome 1, A, p. 80.

142 « François Riccoboni, fil de Louis Riccoboni & de la Demoiselle Flaminia, débuta aux Italiens par le

rôle d'Amoureux dans la Surprise de l'Amour [pièce que Marivaux a écrit en 1722]. Il ne faisoit que de sortir du Collége, & son pere crut devoir prévenir les Spectateurs par un discours propre à capter leur bienveillance. Il étoit superflu; car le jeune Riccoboni montra beaucoup de talent, & eut un grand succès. » (Ibid., tome 2, S, p. 196.)

143 M. Le Fuel de Méricourt, dir., Journal Des Théâtres, Ou Le Nouveau Spectateur, Cahier 2, p. 92. Cité

différentes.144 Ces hommes de lettres ont une réputation et une tribune dans plusieurs

journaux et cafés parisiens. Ils sont connus et, même si le public parisien est souvent décrit par sa méchanceté envers les créateurs, il sait aussi se montrer généreux. « Il fallut au Public tout le souvenir de la réputation de M. de Voltaire*, & toute la reconnaissance qu'il lui doit du plaisir qu'il a donné à tant d'autres égards, pour que l'Écueil du Sage [1762] fût souffert à sa premiere représentation. Si un autre Auteur eût donné cette Piece, le Public ne l'eût pas laissé finir. »145 Le poids de la réputation de Voltaire* entre

dans la balance du jugement du public afin de permettre à sa pièce de survivre au moins à sa première représentation. À vrai dire, Voltaire* a fait parler de lui et attiré les foules dès la première pièce qu’il a fait monter par la Comédie-Française. Clément* rapporte dans le dictionnaire d’Anecdotes Dramatiques que :

M. de Voltaire*, à peine âgé de vingt-deux ans, entroit alors dans la carrière du Théâtre, & débuta par le chef-d'oeuvre d'Œdipe. Dufresne*, qui étoit du même âge que lui, s'acquitta du premier rôle d'une maniere supérieure ; & tout Paris courut en foule admirer les talens précoces d'un Auteur & d'un Acteur, qui, par une singularité remarquable, sembloient prouver tous les deux, qu'il n'est point d'enfance pour le génie.146

L’union de deux jeunes talents, Voltaire* et Dufresne*, pour offrir un classique comme

Œdipe était quand même un pari risqué pour la troupe royale. Mais ce pari fut payant,

car il donna naissance à deux belles carrières qui attirèrent chacune de nombreux spectateurs dans la salle de la Comédie-Française.

Si plusieurs éléments peuvent avoir un impact sur la durée de vie d’une pièce, au- delà de la première représentation, cette durée dans le temps peut être très variable. Les motivations des spectateurs doivent être prises en compte ici comme facteurs

144 Pour plus de précisions, voir Louis Charpentier, Cause de la décadence du goût, tome 1, chap. 2,

p. 37-38.

145 Jean-Marie Bernard Clément, Anecdotes Dramatiques, tome 1, E, p. 290. 146 Ibid., tome 2, Suppl. O, p. 440.

d’explication, de même que la réputation de l’auteur de la pièce ou l’attrait pour des membres de la troupe qui la joue. L’ensemble de ces facteurs, ainsi que l’évènement entourant la représentation, ont contribué à remplir ou vider les salles de théâtres.

* * * * *

L’évènement théâtral résulte de la rencontre entre les diverses attentes extérieures aux créateurs et les objectifs de ces derniers. Ces attentes extérieures sont de deux sources : le public et les pouvoirs en place. Les spectateurs choisissent les salles ou les pièces qu’ils vont voir avec certaines attentes et ils ne se gêneront pas pour le manifester ouvertement. Les créateurs doivent se soumettre à leur volonté, de même qu’à celle de l’État. C’est particulièrement vrai des deux troupes officielles qui doivent leur existence au monarque, mais aussi lorsqu’il s’agit d’exploiter le potentiel éducatif du théâtre auprès de la population qui n’est pas scolarisée. Les créateurs ont ainsi développé une panoplie d’astuces pour réussir à répondre à l’ensemble des attentes. Ils mettent tout en œuvre pour réussir la première représentation d’une nouveauté, comme pour ramener des pièces qui ont déjà fait leur preuve sur la scène. Les troupes de comédiens voyant leurs revenus varier en fonction de la popularité des représentations, toutes les tactiques sont bonnes pour mousser celle-ci, même la popularité de certains auteurs et surtout de quelques comédiennes. Voyons maintenant plus en profondeur cette boîte à outils dont disposent, au XVIIIe siècle, autant les auteurs que les comédiens.