CHAPITRE 2 : Quand le travail des créateurs rencontre les
2.1 Des spectateurs curieux et disponibles
2.1.2 Des spectateurs qui expriment leur préférence
En lien ou non avec les meneurs de cabale et malgré le fait que certaines troupes soient maîtresses de leur salle, c’est au public qu’appartient le véritable pouvoir sur la survie d’une pièce ou sur la carrière d’un comédien. À la fin de la représentation
14 Louis Charpentier, Cause de la décadence du goût, tome 2, chap. 24, p. 140.
15 Selon Louis Charpentier, « Les Auteurs n’ayent une part, même considérable, à ces guerres honteuses
qui déchirent la république des Lettres » et « On intrigue aussi pour eux [comédiens et auteurs]. Chacun a ses partisans. » (respectivement Ibid., chap. 24, p. 141 et Ibid., p. 148).
16 Pierre-Jean-Baptiste Nougaret, De l’art du théâtre, tome 2, chap. 19, p. 164.
17 Ce café fut le premier café littéraire de Paris et l’un des lieux importants où la communauté
intellectuelle se rencontrait du XVIIe au XIXe siècle (Café-restaurant le Procope [Date de création
inconnu] Historique, 20 mars 2016, http://www.procope.com/lhistorique/
principale, surtout dans les débuts d’une nouvelle pièce, il devient coutume, au XVIIIe
siècle, de demander la présence de l’auteur sur la scène.19 Les gens du parterre profitent alors parfois de ce moment pour féliciter et honorer les talents de l’auteur qui les a divertis. En voici un exemple cocasse :
Une anecdote, peut-être unique en ce genre y mit un nouveau prix. Les Etudians de l'Université députerent une douzaine de leurs camarades vers la Demoiselle Valville, premiere Actrice de Toulouse, & lui remirent une couronne de laurier pour la donner à l'Auteur, supposé que la Piece réussit. Aussi, lorsque le Parterre cria l'Auteur, avec enthousiasme, on cria la Couronne ; & ce mot, qui étoit une énigme pour l'Auteur lui-même, devint le sujet d'une Scène intéressante. A peine M. de Rozoy eut reçu la couronne, qu'il la plaça sur la tête de l'Actrice qui la lui avoit donnée, & qui par la beauté de son jeu, n'avoit pas peu contribué au succès de la Piece. Richard III a été redonné depuis, & l'Auteur encore redemandé.20
Le public anticipait ici positivement la pièce et s’était préparé pour manifester cet amour publiquement.
Les comédiens ont évidemment aussi mesuré le poids de ce tribunal populaire. Ils sont d’ailleurs ceux qui ont le plus à craindre de ces groupes organisés à qui ils doivent tenir tête, à l’instar de cette Demoiselle Duclos* qui, « dans une Pièce nouvelle, dont le succès étoit équivoque, jouoit sans s'embarrasser du jugement du Parterre ; elle déclamoit toujours avec le même courage, & bravoit l'orage de la cabale. »21 Il est vrai
que la garde est présente pour réguler les comportements des spectateurs, particulièrement ceux du parterre.22 Mais son intervention peut aussi aggraver la
19 Un cas extrême est survenu lors des représentations du Siège de Calais, alors qu’on redemanda l’auteur
même après qu’il se soit présenté aux quatre premières représentations. (Jean-Marie Bernard Clément,
Anecdotes Dramatiques, tome 2, S, p. 171.)
20 Ibid., R, p. 132-133.
21 [Anonyme], Correspondance Dramatique, lettre VI, tome 2, p. 83
22 Jeffrey S. Ravel, The contested parterre Public Theater and French Political Culture 1680-1791,
Ithaca, London, Cornell University press, 1999, p. 133-190. Voir aussi Le Sorcier, Comédie en deux Actes, en prose & en Ariette, par Pointfinet, Musique de Philidor aux Italiens, 1764. (Jean-Marie Bernard Clément, Anecdotes Dramatiques, tome 2, S, p. 188-189.)
situation.23 Et bien qu’il arrive que le public ne participant pas activement à la cabale
maintienne son soutien aux créateurs,24 il n’est pas rare que le mouvement suggéré par
les cabaleurs l’emporte, 25 notamment, comme dans le cas suivant, quand un changement
de comédienne est exigé :
Parmi les rôles de ce dernier genre, on cite celui d'Agnès de l'École des
Femmes, qu'elle [Mlle. Debrie*] rendoit supérieurement. Quelques
années avant sa retraite du Théâtre, ses camarades l'engagerent à céder son rôle d'Agnès à Mlle. Ducroisy*; & cette derniere s'étant présentée pour le jouer, tout le Parterre demanda si hautement Mlle. Debrie, qu'on fut forcé de l'aller chercher chez elle, & on l'obligea de jouer dans son habit de Ville. On peut juger dans les acclamations qu'elle reçut ; & ainsi elle garda le rôle d'Agnès, jusqu'à ce qu'elle quitte le Théâtre. Elle le jouoit encore à 65 ans.26
Les préférences du public, et plus précisément du parterre, se manifestent le plus souvent spontanément et doivent être respectées si les comédiens veulent que la représentation se poursuive dans une bonne ambiance. Un public contrarié par les choix ou l’attitude de la troupe peut avoir un effet sur le répertoire, l’horaire des représentations, même sur la chute d’une pièce.27
La première manifestation qui découle de cette relation particulière entre public et comédien survient lorsque le spectateur n’apprécie pas la représentation qu’il est venu voir. Le public ne se gêne pas alors pour s’affirmer haut et fort, surtout au parterre. Ses raisons peuvent être multiples. Parfois le sujet de la pièce ne plaît pas, comme dans cette anecdote tirée du Nouveau Spectateur en 1776, à propos de la pièce L’école des
23 Voir Louis-Sébastien Mercier, Du théâtre ou nouvel essai sur l'art dramatique, Amsterdam, E. Van
Harrevelt, 1773, p. 349.
24 Voir Pierre-Jean-Baptiste Nougaret, De l’art du théâtre, tome 2, p. 154, 163-164; Louis Charpentier,
Cause de la décadence du goût sur le théâtre, tome 1, p. 37-38; tome 2, p. 136-137; tome 2, p. 147-148;
M. Le Fuel de Méricourt, dir., des Théâtres, Ou Le Nouveau Spectateur, cahier IV, p. 212; Jean-Marie Bernard Clément, Anecdotes Dramatiques, tome 1, A, p. 122-123; tome 1, C, p. 208; tome 1, E, p. 290, 316-318; tome 1, M, p. 565; tome 2, P, p. 67-68.
25 Pierre-Jean-Baptiste Nougaret, De l’art du théâtre, tome 2, p. 152-153 : Andronic, Tragédie de
Campistron, 1685; Jean-Marie Bernard Clément, Anecdotes Dramatiques, tome 1, A, p. 79.
26 Ibid., E, p. 283-284.
Mœurs28 : « Ce morceau, loin d'être applaudi, a même été hué en partie, à la grande
satisfaction des filles, qui, aux Loges, à l'Orchestre, à l'Amphithéâtre, commençaient à baisser la tête, & auraient voulu pouvoir mettre leurs plumes & leur diamans dans leurs poches. »29 Cet exemple illustre l’inconfort que la morale de la représentation fait peser
sur les spectateurs dans la salle. Le parterre viril semble alors prendre la défense des femmes indisposées par la pièce. À d’autres moments, le parterre se soulève jusqu’à interrompre les comédiens. Le dictionnaire de Clément* en rapporte quelques exemples,30 dont l’incident ayant eu lieu lors de la première représentation de la pièce Le
Fourbe Parachevé, attribuée à Le Noble, en 1693 : « Le Parterre reçut si mal cette Piece,
que les Comédiens ne purent la jouer toute entiere, & furent obligés d'y substituer le
Médecin malgré lui, pour remplir le tems du Spectacle. »31 Les revendications du
parterre peuvent se conclure simplement par l’arrêt de la pièce, comme lors de cette boutade lancée par un spectateur lors de la représentation de Sancho-Pança, une comédie de 1694 écrite par Dufreny : « Le Duc dit au troisieme Acte : Je commence à
être las de Sancho ; & moi aussi, s'écria un homme du Parterre. Ce mot arrêta la
Piece. »32 Il aura ainsi suffi d’un trait d’esprit de la part d’un spectateur pour que le reste
de la salle suive. Manifestement, la pièce ne devait pas plaire beaucoup au public pour que si peu la fasse tomber.33 Ici le spectateur est un duc, sans doute influent, mais le cas
28 Nous n’avons malheureusement pas réussi à trouver le nom de l’auteur de cette pièce. Néanmoins, la
manière dont Méricourt aborde cette pièce en ne donnant que la date du 13 mai, nous porte à croire que cette pièce date possiblement de la même année que ce journal, soit 1776.
29 M. Le Fuel de Méricourt, dir., Des Théâtres, Ou Le Nouveau Spectateur, cahier V, Comédie-Française,
p. 309-310.
30 Le Jaloux, Comédie en trois Actes, par de Beauchamp, au Théâtre Italien, 1723 (Jean-Marie Bernard
Clément, Anecdotes Dramatiques, tome 1, J, p. 472); Le Comte de Warvick, Tragédie de Cahusac, 1742, non imprimée (Ibid., C, p. 223-224).
31 Ibid., F, p. 392. 32 Ibid., tome 2, S, p. 154.
33 « Rien n'est indifférent, lorsqu'il s'agit du public & que l'on parle en son nom; car parmi tant de gens qui
n’est pas isolé d’une simple réplique bien placée de la part d’un spectateur pour faire échouer une pièce :
Dans cette Comédie, [la Revue des théâtres, 1753] l'Auteur [Chevrier*] introduisoit une Danseuse de l'Opéra. Elle arrivoit précisément dans un moment où la Piece chanceloit. La Critique voyant cette fille débuter par des entrechats, lui demande : Quel motif en ces lieux vous fait porter vos pas. La Danseuse répond : Je viens tirer un Auteur d'embarras. Ma foi il étoit tems, répartit quelqu'un. Le Parterre se mit a rire; & la Piece tomba.34
On comprend, à la suite de ces exemples, que le public n’a pas besoin des cabales pour exprimer ses émotions et ses impressions. Et, dans tous les cas, ces désirs des spectateurs doivent rester à l’esprit des créateurs lors de leur processus créatif s’ils veulent réussir à attirer les foules dans leurs salles.