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CHAPITRE I LA CONQUÊTE, 1760-1791 : ATTÉNUATION ET CONTINUITÉ

1.3 La Proclamation royale

L’année 1764 marque le début du gouvernement civil dans la Province of Quebec et l’entrée en vigueur de la Proclamation royale, première constitution sous le régime britannique. À ce sujet, soutient Donald Fyson, « The Royal Proclamation of 1763 holds an ambiguous place in debates over Quebec’s relationship with Canada. »34 Pour l’historien de l’Université Laval, il existerait traditionnellement deux visions divergentes de la proclamation de 1763. D’un côté, dans le discours dit souverainiste et adoptant une vision de la Conquête considérée « misérabiliste », la Proclamation apparaît comme la constitution visant à retirer leurs lois aux Canadiens et à imposer de sévères mesures anticatholiques dans la colonie, notamment le Serment du test. A fortiori, il s’agissait d’une première tentative d’assimilation. D’un autre côté, dans le discours de la Conquête dite providentielle, souvent mais non exclusivement associé aux historiens du Canada anglais, la Proclamation est habituellement à peine mentionnée. Au mieux, on souligne les libertés britanniques qu’elle a introduites35.

Dans les manuels soumis à l’analyse, la Proclamation figure parmi les thèmes les plus développés dans les passages portant sur l’immédiat après-conquête. L’approche favorisée par les auteurs est assez différente des deux interprétations que nous venons de voir. Avant toute chose, nous procéderons à la démonstration des divergences pouvant exister entre les différents ouvrages en rapport avec l’aspect assimilatoire de la Proclamation. Par la suite, nous présenterons les points sur lesquels les manuels montrent le plus de convergence et

33 Norman Knowles, Narrating a Nation, op. cit., p. 166.

34 Donald Fyson, « The Royal Proclamation and the Canadiens », ActiveHistory.ca, octobre 2013,

activehistory.ca/2013/10/the-royal-proclamation-and-the-canadiens/ [page consultée le 11 février 2014].

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qui constituent ce que nous pouvons qualifier d'interprétation actuelle véhiculée dans les manuels.

1.3.1 La question de l'assimilation

De manière générale, les auteurs s’entendent pour dire qu’avec les instructions de 1763, Londres cherchait à transformer la Province of Quebec en une colonie conforme au modèle colonial britannique. Pour ce faire, elle entreprend d’y instaurer ses institutions, lois et système de gouvernance afin de satisfaire les colons anglo-protestants et de favoriser l'immigration d'origine britannique. Néanmoins, s’agissait-il vraiment d’une tentative d’assimilation délibérée ? À ce sujet, les manuels examinés sont partagés.

Ainsi, après avoir présenté les grandes lignes du texte de 1763, les auteurs de HCP se chargent de remettre en question l’existence même d’un objectif d’assimilation des Canadiens poursuivi par Londres. La seule mention qu'on en fait se résume à ceci : « The thinking behind such policy – if there was any thinking at all – seems to have been that the conquered subjects would be easily assimilated into the language and religion of the conquering people. »36 Dans CH, le passage est supprimé et toute mention de l’assimilation

demeure absente dans l’ensemble du texte37. De même, The Peoples of Canada ne contient

aucune mention directe d'une tentative d’assimilation. Bumsted explique plutôt que les Britanniques considéraient que « the best way to deal with a population alien in language, religion, and customs was to outnumber it; forcible removal was neither humane nor effective. »38 Encore une fois, Bumsted manifeste sa tendance à présenter l'histoire du Canada selon une perspective très britannique où les Canadiens sont continuellement nommés alien tout en n'occupant qu'un rôle secondaire dans l’histoire.

36 Canada: A History, op. cit., p. 166.

37 Toutefois, dans la sixième édition du manuel HCP, publiée en 2014, l'assimilation est mentionnée de

manière explicite : « These documents suggested that British authorities wanted to encourage British immigration and to assimilate the Canadiens to Anglo-Protestant culture. » Margaret Conrad, et al., History of

the Canadian Peoples, Vol. 1: Beginnings to 1867, Toronto, Pearson, 2014, p. 158. Il s'agit d'un ajout apporté

par Donald Fyson, collaborateur à la rédaction de cette dernière édition. Bien que l’ouvrage ait été publié en 2014, nous avons décidé de l'exclure de notre étude et de poursuivre notre analyse de l'édition précédente.

41 À l’inverse, l’assimilation constitue un thème central du récit post-conquête présenté dans Origins, de la proclamation de 1763 à l'Acte d'Union. L’introduction de la deuxième partie du manuel, Colonial Societies in British North America, 1760-1815, offre un portrait global des points traités dans les chapitres qui suivront, mais surtout des grands thèmes autour desquels le récit se développe. Le premier point abordé est celui du Québec et de la Conquête, couvert par le premier chapitre de cette deuxième partie (The Conquest of Quebec, 1760-1774). On y explique que, durant toute cette période, l’objectif poursuivi par les Britanniques à l’égard des Canadiens était de les assimiler. Cet objectif est présenté une première fois dans le passage sur la Proclamation royale, où les auteurs indiquent qu’il se trouvait « at the heart of the policy »39. L’assimilation continue ensuite d’être amenée comme finalité ultime pour l’ensemble du chapitre. Lorsqu’ils se prononcent sur l’Acte de Québec, les auteurs expliquent que « the objective was to keep them happy for now, and maintain their loyalty. The plan was still to assimilate the Canadiens »40. Lorsque vient le temps de conclure le chapitre, on rappelle encore au lecteur quelles sont les véritables intentions des Britanniques après 1774 : « The British did not reject assimilation as the ultimate aim; it was simply not a realistic policy in 1774 »41. Narrating A Nation s’inscrit dans une optique similaire, sans nécessairement être identique. Norman Knowles soulève ainsi que l’assimilation était bel et bien l’objectif visé par la Proclamation. L’auteur semble aussi exprimer des doutes quant à son abandon inscrit dans l’Acte de Québec, qui ne s'avérait que superficiel : « On the surface, the Quebec Act signaled an abandonment of the assimilationist agenda of earlier British.42 »

1.3.2 Une disjonction entre la théorie et la réalité

Jusqu’à présent, nous avons montré que les différents manuels sont plutôt partagés lorsque vient le temps d’aborder la question de l’assimilation comme objectif de la Proclamation royale. Néanmoins, l’ensemble des récits comprend tout de même un aspect commun, qui consiste à montrer que les lois civiles et les mesures anticatholiques ne furent pas

39 Origins, op. cit., p. 172. 40 Ibid., p. 180.

41 Ibid., p. 182.

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appliquées en conformité avec les clauses officielles. On soulève que les changements institutionnels et politiques ayant pris place dans la Province of Quebec furent avant tout le résultat des décisions prises par les gouverneurs plutôt que la conséquence de l’application directe et inconditionnelle des instructions en provenance de Londres. À l’intérieur de ce discours, confronté aux réalités démographiques et culturelles de la colonie (majorité franco-catholique), Murray et Carleton se rendent vite compte que les lois et institutions britanniques s'avèrent inadéquates. Par conséquent, accommodations et assouplissements sont apportés aux mesures officielles.

Nous pouvons avancer qu’en ce qui touche la Proclamation royale, l’approche favorisée dans les manuels s'accorde avec ce que l'historien Donald Fyson soutient dans ses récentes recherches43, à savoir le caractère complexe de l’application de cette constitution, application caractérisée par une sorte de « disjuncture between theory and reality »44. Dans le cadre de notre étude, nous avons identifié cet élément sous l’appellation du thème de la théorie contre la pratique, en référence à la formule rhétorique souvent utilisée par les auteurs où ils introduisent une mesure par le terme « in theory » et enchaînent par la suite avec « in practice » afin de montrer l’écart existant entre les deux dimensions45.

Le thème se manifeste d’abord de manière indirecte et plus ou moins étayée dans HCP. Montré une première fois lors du régime militaire, le caractère accommodant de Murray refait surface à partir de 1764. La Proclamation ne permettait pas aux catholiques d’occuper

43 À ce sujet, voir les articles suivant : Donald Fyson, « The Canadiens and the Conquest of Quebec:

Interpretations, Realities, Ambiguities », loc. cit., p. 18-33. Id., « The Conquered and the Conqueror: The Mutual Adaptation of the Canadians and the British in Quebec, 1759-1775 », dans Phillip Buckner et John G. Reid, dir., Revisiting 1759: The Conquest of Canada in Historical Perspective, Toronto, University of Toronto Press, 2012, p. 190-217. Id., « The Royal Proclamation and the Canadiens », loc. cit.

44 Ibid.

45Cette formule apparaît notamment de manière extensive dans l’article que Fyson a publié dans le cadre du

250e anniversaire de la Proclamation royale. En voici un exemple éloquent : «Things were more complicated

on the ground. In theory [nous soulignons, APB] there was indeed to be only a very limited toleration of French civil law, essentially for cases between Canadiens that concerned pre-Conquest issues. In practice, though, the courts relied on both English common law and French civil law, and parties argued whatever law best suited their case. In theory, an English common law system had no place for Canadien notaries with their French-style deeds and contracts. In practice, Canadien notaries continued to practice much as before the Conquest, Canadien families regulated their affairs according to pre-Conquest norms, and even British merchants had regular recourse to the notarial system. In theory, there were to be strict limits on Canadien lawyers, who could essentially only have Canadien clients. In practice, Canadien lawyers acted for both Canadien and British clients, just like British lawyers, and pleaded both French civil law and English common law. » Ibid.

43 de fonction publique ; seuls les protestants pouvaient servir dans les cours de justice. Confronté aux antagonismes culturels qui en découlent, Murray se charge de remédier au mécontentement des Canadiens en outrepassant le Serment du test en vigueur et en permettant aux catholiques de participer au système judiciaire à titre d’avocats et de jurés.

L’incarnation la plus concrète de la perspective de la « théorie contre la pratique » se trouve toutefois dans CH où il est écrit que : « In theory, these documents [la Proclamation royale] suggested that British authorities would make little attempt to accommodate the cultural differences of their new subjects. […] Accommodation unfolded quite differently in practice. »46 À ce titre, les auteurs ajoutent que les accommodements pratiques des gouverneurs envers les Canadiens relevaient de la nécessité plus que du sens de la justice. Allant à l’encontre des instructions de Londres, Murray et Carleton s’assurèrent du bon fonctionnement de la colonie en permettant aux élites canadiennes de pratiquer dans les cours de justice et aux lois civiles françaises d’exister en parallèle aux lois anglaises. Au final, on indique qu’il s’agissait d’un processus d’adaptation mutuelle entre Canadiens et Britanniques.

À l’instar des deux manuels précédents, le récit d’Origins met aussi en avant que les gouverneurs avaient adapté les mesures prescrites par la Proclamation aux réalités démographique de la colonie : « Despite the provisions of the Proclamation, in practice French civil law remained largely intact in the new colony. […] Juries in civil suits, as well as in some criminal cases, often included both English and French, particularly in lower courts. The demographic context also forced Murray to authorize Roman Catholic barristers to practice in the courts. »47 Les auteurs reprennent à peu près l'interprétation de Fyson à ce sujet : « Historian Donald Fyson, emphasizes the fact that it was the governor's instructions, not the Proclamation itself, that set out the changes to be put into place. »48

Dans The Peoples of Canada, Bumsted ne développe pas cet aspect avec autant de détails et de clarté que les autres manuels, notamment en ce qui touche aux lois civiles. Néanmoins, il

46 Canada A: History, op. cit., p. 103. 47 Origins, op. cit., p. 172.

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mentionne que Murray, sympathique aux Canadiens, révoque les mesures disqualifiant les catholiques, « since it would have meant empowering a few Protestants to be 'perpetual judges of lives and property' for the impotent majority », allant ainsi à l'encontre d'une gouvernance proprement britannique. D’autre part, la formule de la théorie contre la pratique est utilisée par l’historien du Manitoba pour mieux définir le statut de l’évêque Briand : « In theory Briand would be only 'superintendent' of the Quebec Church, but in practice he was accepted as its bishop. »49

Dans la même optique, Norman Knowles, dans Narrating a Nation, écrit que Murray « adopted a pragmatic approach to the Roman Catholic Church » et que « although this was counter to his instructions »50, il entreprit de nommer Briand à titre d’évêque. Bien qu'il n'apparaisse pas de manière explicite, on retrouve encore ici le thème de la théorie contre la pratique en regard des pratiques judiciaires et de l'application des lois : « Responsibility for implementing the terms of the Royal Proclamation fell to James Murray […]. In the absence of a large English-speaking population, James Murray proceeded slowly, introducing English criminal law and appointing justices of the peace and bailiffs, but maintaining French property and civil law. »51