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Le processus de production

Dans le document L’automate spirituel Spinoza, Ethique II (Page 113-116)

B. Des inassociables à l’absolu

2. Le processus de production

II, 3 : Dieu se connaît non seulement comme substance, mais aussi comme attributs et comme modes. Premier enjeu de la proposition : il s’agit de suggérer que Dieu sait qu’entre autres la pensée est un de ses attributs et que l’étendue est un autre (autrement dit, il connaît les propositions II, 1 et II, 2).

Second enjeu : suggérer que Dieu sait quelle infinité d’autres attributs sont les siens. Spinoza en a posé deux, il suggère que Dieu a l’idée de plus d’attributs (parce que Dieu est connaissance infinie). Mais quoi que Dieu sache (en somme il sait tout), l’important est de voir comment il le sait. Il le sait simplement parce qu’il est pensée absolue, donc il lui suffit d’être ce qu’il est pour savoir. C’est la fin du face à face de l’être et de la connaissance.

Démonstration : Dieu peut penser tout ; or tout ce qu’il peut, il le fait ; donc Dieu pense tout.

Trois remarques s’imposent :

1. La connaissance est traitée comme n’importe quelle autre production.

Elle ne se réfère à rien d’autre qu’à la puissance d’agir. Dieu étant infini, il a une puissance illimitée, donc il pense tout. Mais qu’est-ce qu’il pense ? Il n’y a besoin de rien pour emplir la pensée d’un quelconque contenu. La pensée se suffit à elle-même. Penser pour Dieu c’est exercer sa puissance, de sorte que la pensée ne se conçoit pas en fonction d’un objet qu’elle doit nécessairement viser, mais en fonction d’une puissance qui doit nécessairement s’exprimer. On décèle, dans cette présentation de l’acte de penser, une problématique qui émerge au XVIIème en l’espèce d’une recherche d’une normativité interne de la pensée (par opposition à la normativité externe) dont le fil sera repris par Husserl sous la forme d’une réduction phénoménologique. On verra plus loin

comment se conçoit cet acte de penser qui s’opère dans le vide (c'est-à-dire sans antécédent à penser, ou cogitandum). Il s’agit moins d’une production (poiésis opposée à praxis) que d’une opération par laquelle une nature affirme ce qu’elle est. D’où l’inutilité d’une référence à ce sur quoi s’exerce l’opération. Ce n’est rien d’autre qu’une opération immanente, puisque tout est à l’intérieur de Dieu. D’où le propos du scolie, d’insister sur le fait que la puissance de Dieu ne s’exerce pas sur un objet : « la puissance de Dieu n’est rien d’autre que l’essence agissante de Dieu ». C’est ainsi une première caractéristique qui assimile la pensée à l’être : dans tous les cas, c’est toujours l’expression de puissance (ou l’expressivité).

2. Noter à quel point Spinoza s’attache à une formulation sans agent : Dieu ne fait pas les choses, mais ce qui est à son pouvoir est nécessairement (sans qu’il y mette la main) ; et l’idée de tout est rattachée à Dieu non comme à son agent, mais à son lieu (« in Deo »). De sorte que si la puissance de Dieu ne s’exerce pas de manière transitive, cela déconstruit autant le sujet que l’objet (la transitivité s’exerçant autant de quelque chose que sur quelque chose). Ainsi, même le principe intérieur de l’action est effacé : Dieu ne se décide pas, et notamment il n’oriente pas sa pensée, elle s’oriente toute seule.

Ne pas croire, par exemple, que Spinoza invite toujours à se concevoir comme effet de causes : c’est plutôt l’alternative entre la cause et l’effet qu’il cherche à détruire. En l’occurrence, Dieu n’est pas agent, mais certes pas parce qu’il est effet d’autre. Il n’est pas agent parce qu’il n’y a tout simplement pas d’agent dans le réel, il n’y a que des nécessités. Et ce qui explique les opérations de Dieu est la nécessité de sa nature, autrement dit son essence agissante. C’est la seconde caractéristique qui ramène la pensée à l’être : l’automatisme.

3. Une autre lecture de la démonstration met en valeur un autre aspect : Dieu pense tout ; or Dieu fait tout être ; donc tout ce qui est, est pensé. Cela décrit l’extension de la pensée à l’échelle de l’être. Ce qui est fascinant est alors le double positionnement de Dieu : il est à la fois le sujet et l’objet, ce qui

pense et ce qui est pensé. L’expression « idée de Dieu » prend alors une remarquable résonance, génitif objectif et subjectif à la fois. Ce qui se joue alors est Dieu faisant l’expérience du miroir. Dieu pense, et c’est l’action pure, sans antécédent, autosuffisante ; mais aussi bien, par ailleurs, Dieu agit. Or que pense-t-il ? Il a l’idée de ce qui suit de son essence, autrement dit il pense ce qu’il fait : en tant qu’il pense, il vise, en tant qu’il agit, il est visé. Ainsi le contenu de l’idée qu’a Dieu, c’est lui-même. C’est une structure de miroir.

Mais alors se pose la question : dans quel espace le reflet se trouve-t-il ? Réponse : il ne peut être ailleurs qu’en Dieu. Dieu est donc des deux côtés du miroir (contrairement à nous) et c’est là son ubiquité. On dégage ainsi une troisième caractéristique qui assimile la pensée à l’être : l’unité du réel. C'est dire que c’est le même phénomène d’être d’un côté du miroir (essence formelle de Dieu) ou de l’autre (essence objective de Dieu) parce que l’être et l’idée sont dans un seul espace : Dieu. En Dieu il n’y a pas de face à face.

II, 4, énonce la thèse d’un fondement unitaire. La source de l’être, du connaître et du reste est unique. Mais des choses qui suivent d’une même chose ne peuvent pas différer. Il suit de là un processus de production unique.

Pourquoi Spinoza en parle-t-il sans attendre ? C’est que cela vaut comme un argument de plus en faveur d’une production des idées dont la structure ne peut pas être différente d’une production des corps : c’est l’hétérogénéité des séries qui est niée, mais précisément pour souligner l’autonomie de chacune. La dissociation leibnizienne en règnes de causes différents en nature n’est plus possible, car l’infinité des choses et des manières suit d’une chose unique. Il est donc impossible que leur processus de production, c'est-à-dire leur façon de suivre de Dieu, soit différencié(e).

Ç’en est donc fini de l’opposition entre le mécanisme reconnu des corps (reconnu par tous les cartésiens du temps de Spinoza) et les opérations de penser. Tout se fait à la manière de Dieu, c'est-à-dire nécessairement.

Dans le document L’automate spirituel Spinoza, Ethique II (Page 113-116)