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La physique substantielle

Dans le document L’automate spirituel Spinoza, Ethique II (Page 30-34)

B. Du corps-mobile au corps-mouvement

2. La physique substantielle

Toutes ces questions se ramènent à une seule : qu’est-ce qu’UN corps, au sens le plus simple. Deux éléments : une définition positive (définition II, 1) et une définition négative (lemme 1 : les corps ne sont pas des substances). La substance (définition I, 3) se conçoit par soi, donc inversement un corps se conçoit par autre chose. Par… un autre corps ? Oui, pour expliquer l’aspect précis et déterminé de ce corps.

Mais cela n’explique pas le corps. Le concept de corps se ramène à autre chose, puisqu’il n’est pas substance. La définition II, 1 renvoie à I, 25, corollaire, qui renvoie à I, 15 : allons y voir.

I, 15, scolie : « ils supposent la substance corporelle composée de parties, ce dont (…) j’ai déjà montré l’absurdité ». La réponse de Spinoza au problème atomique est explicite : c’est absurde. Notre étonnement est relatif, puisque nous savons que nous ne cherchons plus à rendre compte d’un corps, mais du corps. Cette perspective de recherche ne pouvait pas aboutir à une

définition enveloppant des limites du corps. Il s’est produit un changement de repère de penser.

La démonstration est donnée en deux propositions : I, 12 et I, 13. Les deux ont le même propos, mais des perspectives distinctes : 12 travaille sur l’attribut, 13 sur la substance. 12 nie la divisibilité de la substance en parties, 13 la divisibilité de la substance en attributs ; donc seul 12 touche proprement à notre problème. Par des démonstration par l’absurde, Spinoza exhibe généralement des télescopages conceptuels : c’est sa pédagogie pour nous initier à la conceptualisation perspective.

I, 12 : première partie de la démonstration, le concept de substance est incompatible avec la multiplication par division (absurdité algébrique). Mais surtout, chaque étape du texte est apodictique par une suite d’incompatibilités conceptuelles : infini/grandeur, cause de soi/pluralité, substantialité/genèse, totalité/non-communauté. Conclusion de ce parcours : le concept de substance est incompatible avec celui de division.

Deuxième partie de la démonstration : le concept de partition est incompatible avec celui de substance. Cela ne signifie pas qu’il soit absurde en soi, mais qu’il se conçoit dans un repère de penser qui ne peut être la substance. On aperçoit nos atomes : des parties égales. On a le droit de concevoir cela, mais pas sous la substance. Ce n’est pas la substance que l’on divise quand on imagine des corps simples. Ce qui est sûr c’est que la division fait disparaître la substance, c'est-à-dire qu’on ne se situe plus dans son horizon ou perspective. Mais où sommes-nous alors ? Par exemple sous l’attribut ? Un attribut de la substance pourrait-il se concevoir d’où il suivrait que cet attribut puisse se diviser ? Mais l’attribut, c’est la substance elle-même…

On a constaté une incompatibilité conceptuelle entre substance et division, censée nous montrer l’absurdité d’une conception de la substance corporelle comme ensemble de billes, autrement dit de parties, autrement dit de corps distincts. Avant de réconcilier les deux horizons conceptuels, arpentons

celui de la substance. On voulait attraper Un corps, nous voici envisageant le corps, c'est-à-dire la corporéité, autrement dit la substance corporelle :

I, 15, scolie : « la substance corporelle ne peut se concevoir qu’infinie, et unique, et indivisible. »

C’est dire que tout corps, en tant que corps, c'est-à-dire par nature, n’est pas un corps, qu’on pourrait distinguer en nature des autres corps (cette pipe n’est pas un corps). En tant que corps, c’est toute la substance qui se trouve engagée en lui. Or la substance est indivisible.

Cela signifie qu’il n’y a pas de vide (espace sans substance, selon la définition de Descartes dans Principes, II, 16) ; le texte donne un argument conceptuel, l’autre expérimental : le vide permettrait de passer de l’être au non-être, et les corps s’adaptent. Les corps ne s’isolent pas, non seulement parce qu’ils se touchent (pas de vide) mais parce qu’ils sont le même, ils n’ont pas de limites, il n’y a même pas de contact possible. En réalité, il n’y a pas de corps, si « par corps nous entendons n’importe quelle quantité ayant longueur, largeur et profondeur, bornée par une certaine figure précise, ce qui est bien le plus absurde qui se puisse dire de (…) l’étant absolument infini ».

Autre énoncé de la thèse : « la matière est partout la même » (I, 15, scolie), qui annonce l’unité méthodologique de la préface à la IIIème partie.

L’illustration par l’eau se fait en deux temps. 1. Lorsque la bouteille est divisée en verres, l’eau n’est pas divisée ; donc le plan conceptuel de sa substance ou nature, est laissé intact par les changements qui interviennent dans un autre plan conceptuel, disons sa présentation. 2. Même travail conceptuel, mais la mise en perspective est différente, c’est la rupture de perspective. Schéma strictement lucrétien : si elle est, elle n’est pas détruite, si elle est détruite, elle n’est pas. On s’aperçoit donc que la perspective de la substance ne permet pas la destruction. Quelque chose de fort se joue ici, l’éternité du corps dans son rapport à la substance. Spinoza insiste excessivement peu sur cet aspect du système, et fait des trompe-l’œil pour n’être pas pris pour un fou. Voir un aveu : IV, 39, scolie, et les ambiguïtés de V, 21 à 23, puis V, 29, et V, 34. Il y a

toujours un Corps éternel, mais il est sans cesse masqué par la prépondérance de l’Esprit éternel.

La position de Spinoza est donc de poser une corporéité continue, qui nie la distinction réelle des corps, ce qui renouvelle d’emblée le statut du corps dans la problématique philosophique générale. On commence à apercevoir ce que c’est que connaître notre union à la nature entière : pour commencer, une identité continue de matière. Tel est, après tout, l’énoncé de I, 15 : « Tout ce qui est est en Dieu. » On pourrait donc vraiment prendre au sérieux l’idée que de cette physique, le reste s’ensuit (II, 13, scolie, l’indique explicitement : il s’agit des prémisses de la béatitude). Car le premier et le dernier mot de la physique, c'est-à-dire sa vérité éternelle, c’est la substance, c'est-à-dire Dieu, c'est-à-dire la clé philosophique ultime (cause de la nature, norme de la pensée, contenu même de la sagesse). Cependant Spinoza n’est pas médecin précisément parce que la physique de la substance est simplissime (mais cette fois-ci pour de vrai). Donc son rapport au corps reste principiel : ce qui l’intéresse dans son corps c’est Dieu. Pour le détail, faites-vous plaisir.

Par exemple en jouant aux billes, entre deux propositions, dans un petit traité atomiste. Pourquoi peut-on se le permettre ? Une fois sorti des considérations de la substance, c'est-à-dire sorti du réel, où est-on ? Dans le modaliter.

Descartes (Principes, I, 60, 61) emprunte aux scolastiques leur typologie des distinctions, réelle, modale ou de raison : « la réelle se trouve proprement entre deux ou plusieurs substances ». Quel embarras ! La distinction réelle n’existe plus chez Spinoza. Nous voilà tous unis. Mais qu’est-ce qu’une distinction modale qui ne s’oppose à aucune distinction réelle ? La distinction des distinctions perd son sens. On ne peut absolument plus se prévaloir des définitions cartésiennes.

Une première réponse se trouve dans I, 15, scolie. Il faut prendre en compte la distinction entre imagination et intellect. C’est la première résurgence de la distinction dans le cadre du penser humain. Il y a deux modalités du penser qui fabriquent des concepts de la quantité différents. Il y a

une identité entre le saut variation/distinction et le passage intellect/imagination.

Cela fait nettement pencher la balance en faveur du monde lisse de la substance, au dépit de l’atomisme pratique, puisque l’un relève de l’Intellect, l’autre de l’imagination. Il y a un degré de réalité nettement supérieur dans le premier, c'est-à-dire dans la substance.

En mettant les corps en rapport avec la substance, il ne reste désormais plus rien de la réalité de nos billes.

Dans le document L’automate spirituel Spinoza, Ethique II (Page 30-34)