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La position des inassociables

Dans le document L’automate spirituel Spinoza, Ethique II (Page 110-113)

B. Des inassociables à l’absolu

1. La position des inassociables

La première urgence, dans cette deuxième partie de l’Ethique, est de préciser la nature des attributs de manière à ce que l’homme y trouve sa place ; ce qui revient réciproquement à rapporter disons ce qui se trouve en l’homme à un inconditionné divin. C’est l’objet des deux premières propositions.

II, 1 : « La Pensée est un attribut de Dieu, autrement dit Dieu est chose pensante. »

Ça commence mal : on ne sait pas ce que c’est que la pensée (cogitatio), puisque ce qu’a défini Spinoza en début de partie c’est l’idée, non la pensée.

Définition 3 : « Par idée, j’entends un concept de l’Esprit, que l’Esprit forme pour ce qu’il est une chose pensante. » On n’a plus un substantif mais un verbe (cogitare) ; disons que penser est un certain acte, que c’est l’acte de fabriquer une idée (qui est en définitive la forme de cet acte), et que la pensée est le principe de cet acte ; parce qu’en somme il y a toutes sortes d’idées, donc toutes sortes d’actes différents, autrement dit de manières de penser : « les pensées singulières, autrement dit tell et telle pensées, sont des modes… » (début de la démonstration). Mais ce qui fait de toutes ces choses des manières de penser, c’est bien qu’elles ont un attribut (au sens aristotélicien) en commun. Il n’en faut pas plus, car les attributs, nous le savons, se suffisent à eux-mêmes. Dès lors que l’on a référé une chose à ce type de concept (notion commune), il se produit comme un effet rétroactif : ce n’est pas lui qui se conçoit par elle, c’est elle qui se conçoit par lui (l’effet réagit sur sa cause, au sens où l’attribut, d’abord notion commune qui semblait se dégager de l’expérience (effet) s’avère en fait un principe ontologique et épistémologique premier (cause)). Naturellement : l’attribut est inconditionné, et le mode est ce que cet inconditionné conditionne. Il s’agit donc d’un « attribut, dont toutes les pensées singulières enveloppent le concept, et par lequel aussi elles se conçoivent ». On retourne ainsi le prédicat des choses (la notion commune qui

se dégage d’elles toutes) en attribut de Dieu (en ceci que ce prédicat est éternel et infini en essence).

Le texte de II, 1, scolie, propose une nouvelle démonstration. Son point de départ est une proportionnalité quasi tautologique : plus un esprit fabrique de choses, plus cet esprit fabrique de choses (modèle productiviste) ; plus il y a dans un esprit, plus il y a dans cet esprit (modèle ensembliste). Ces deux tautologies croisées font la première phrase : plus un esprit pense de choses, plus il contient de choses. Cette tautologie en chiasme est une figure logico-rhétorique intéressante, mais une tautologie est une description, non un argument. L’argument vient ensuite : la pensée est une voie d’accès à l’infini, c'est-à-dire que l’on accède, par sa considération, à la considération de l’infini.

La pensée n’a pas à se référer à autre chose pour permettre cela, elle est donc premièrement un certain aspect de l’infini (et l’infini c’est Dieu selon la définition I, 6) ; et deuxièmement, cet aspect est connu de soi et par soi (et cela c’est l’attribut selon la définition I, 4).

Le principe de l’acte de penser est donc l’attribut Pensée lui-même, autrement dit ce qui fait exister l’acte de penser n’est pas un agent pensant : la chose pensante désigne un attribut, autrement dit l’autosuffisance (I, 14, corollaire 2). Cela revient à dire que s’il y a de la pensée, ce n’est pas parce que quelque chose pense ; c’est parce que c’est comme ça, pensée il y a, que la pensée est cause de soi (d’où la tautologie). Et c’est parce qu’il y a de la pensée que quelque chose, par exemple l’homme, pense. On peut ainsi très facilement éliminer l’Esprit sans nier l’existence de quelque chose comme de la pensée, si par Esprit on entendait l’acteur ou l’agent de la pensée. Et Dieu naturellement ne pense pas, il est la pensée même. La chose pensante désigne ici l’attribut Pensée comme principe de toute idée, la pensée absolue, c'est-à-dire qu’elle n’est pas un intellect. C’est seulement le fondement ontologique, le principe de toute pensée. Et ce principe existe dans un sens très différent de l’existence de telle ou telle pensée.

II, 2 : La ressemblance de cette proposition avec la précédente autorise Spinoza à une démonstration qui annonce le scolie de II, 7 : on y trouve déjà l’affirmation d’un processus identique : « eodem modo procedit », cela se fait de la même manière. Est-à à dire que l’ordre et l’enchaînement des corps est le même que l’ordre et l’enchaînement des pensées ? Pas encore. A cette étape l’affirmation se limite à ceci : on conçoit de la même manière les corps et les idées, ou plus exactement le rapport entre les modes et les attributs. Les corps singuliers se rapportent à l’étendue de la même manière que les pensées singulières se rapportent au principe de penser (la pensée absolue). Et ce rapport de proportionnalité n’est encore présenté que comme un chemin de pensée. Ce sont les démonstrations (et pas encore les choses même) qui suivent la même voie. On peut donc reprendre les trois arguments développés pour la première proposition : tous les corps enveloppent le concept d’un seul attribut, c’est donc que c’est par cet attribut qu’ils se conçoivent, autrement dit cet attribut est attribut de Dieu ; ensuite plus un corps est composé de corps plus il a de réalité, donc on peut porter la considération du corps à l’infini ; et même (3ème argument) cela se fait sans autre référence. Donc l’étendue etc.. CQFD.

On a ainsi :

1 : la pensée de son côté (définition divinisante : cause de soi, infinité, suffisance)

2 : l’étendue de son côté (même définition divinisante)

En somme, dans les trois arguments utilisés par Spinoza, l’un est celui qui pose l’absolue indépendance de ces deux domaines du réel, la pensée d’un côté, l’étendue de l’autre : c’est l’aspect négatif de leur statut d’êtres absolus.

Infinis, indépendants, ils sont inassociables en ceci qu’ils ne se rencontrent pas : considérer l’un ne fait jamais tomber dans la considération de l’autre.

Mais c’est sur la positivité de leurs définitions, et non sur une propriété négative, que l’on doit s’appuyer pour les concevoir clairement. Si donc les deux premières propositions installent séparément pensée et étendue, chacun dans sa réalité, c’est la réalité de chacune qui va conduire à les dissocier pour

ainsi dire positivement. A partir de deux réalités posées séparément, on assiste au mouvement par lequel elles s’éloignent.

Dans le document L’automate spirituel Spinoza, Ethique II (Page 110-113)