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Des processus de construction de la ville à réinventer

ECOLE NATIONALE

C. Des processus de construction de la ville à réinventer

a. Architectes et urbanistes face à la marge urbaine

En effet, il n’y a pas que les mouvements citoyens qui luttent. Kristien Ring, responsable du Centre allemand de l’architecture (Deutsches Architektur Zentrum, ou DAZ), est très sceptique sur le projet. « C’est l’un des endroits qui se développe actuellement le plus, au cœur même de la ville, juste à côté de l’Alexanderplatz. Il a un potentiel énorme. Media Spree n’est pas le meilleur projet possible pour cette espace géographiquement exceptionnel, entre l’est et l’ouest. Je pense qu’il faudrait envisager quelque chose de plus favorable aux habitants. Malheureusement, Media Spree est surtout propice aux investisseurs et, soupire-t-elle, il ne laisse aucune place à tout ce qui est créatif. » D’après elle, les in- vestisseurs continueront à construire dans ce quartier, même à un rythme incertain, tant que la question des terrains ne sera pas éclaircie. « Les plans ne mentionnent pas les clauses du débat, par exemple celles selon lesquelles les bâtiments sont censés être érigés sur des parcelles appartenant à plusieurs petits propriétaires. En plus, il manque d’espaces verts le long de la rivière. » Elle évoque également les paradoxes des projets de la ville : la rivière devrait dans un futur proche être nettoyée afin de pouvoir autoriser la baignade. Mais comment nager devant des bureaux ? Selon elle, « ce projet ne devrait pas être le plan d’investissement de plusieurs entreprises. Il faut un équilibre entre le développement et la conser- vation d’un espace pour les individus, critique-t-elle. On ne peut pas construire, au bord de cette rivière, des bureaux dans lesquels des gens viennent seulement travailler, laissant le quartier désert le reste du temps. C’est en contradiction avec tout ce que symbolise Berlin. » L’architecte peut se sentir concernée à plus d’un titre : en tant que responsable du DAZ, elle travaille depuis 2005 dans les nouveaux locaux faisant partie intégrante du projet Media Spree.

L’architecte Jean-Philippe Vassal (grand prix national d’Architecture 2008 en France) enseigne depuis 2007 à la Technische Universität de Berlin (TU). Pour lui, ce qui fait la particularité de Berlin c’est justement ce «tissage souple des espaces construits et non construits, des volumes pleins et des espaces vides, d’espaces naturels, parcs ou espace sau- vages ou abandonnés, traversés par la Spree. Mais depuis quinze ans les tentatives de projet urbains et d’architecture à Berlin sont d’une grande banalité. Ce sont tristement les mêmes standards internationalement répétés, timides et sans ambition, les mêmes projets urbains propres et «sur-designés». Le projet de Media Spree me semble être de ceux-là, se contentant de faire place nette, en oubliant ce qui existe déjà».

Mais à Berlin, les voix se font rares chez les professionnels de l’urbanisme, de l’architecture, du paysagisme, du design urbain… En effet le projet, dans son ampleur, engage une somme de capitaux considérable ; il s’inscrit dans la durée et mobilise de nombreux acteurs. S’engager dans la lutte anti Media Spree implique pour beaucoup le risque de se mettre à l’écart du marché du travail ; s’ils s’engagent c’est en tant que citoyen et non en tant que professionnels, ce qui freine la construction de réels contre-projets. Par ailleurs le sujet est largement traité dans les écoles ; l’école d’ar- chitecture Technische Universität par exemple travaille beaucoup sur le sujet, d’une manière critique ou non. Certains ateliers proposent de travailler à la conception de projets alternatifs : ces recherches sont l’occasion d’études de terrain sur les berges de la Spree, des travaux sociologiques amènent les étudiants à la rencontre et à l’échange avec les habi- tants du quartier, une réflexion critique sur les processus de conception et de construction de la ville se développe. Ces cas d’école, s’ils restent dans la fiction, contribuent à sensibiliser les futurs architectes et à développer un sens critique, face à des logiques urbaines qui peuvent parfois paraître consensuelles.

Parallèlement, une réflexion s’organise autour de l’avenir de ces espaces non dessinés, ces lieux interstitiels dont nous avons déjà parlé. L’architecte paysagiste berlinois Klaus Overmeyer (lauréat du prix national allemand d’archi- tecture paysagère en 2003) a créé l’agence de recherche urbaine Studio UC ; dans ce cadre, il a coordonné entre 2001 et 2003 un projet de recherche sur le thème « Urban Catalyst » (catalyseur urbain), en collaboration avec l’architecte

1 Références pour ce chapitre: Bouchain (Patrick), Construire autrement, comment faire ?, Paris, Actes Sud, 2006 • Robin (Régine), Combe (Sonia), Durêne (Thierry), Berlin, l’effacement de traces, Paris, Fage, 2009 • Robin (Régine), Berlin chantier, Essai sur les passés fragiles, Paris, Stock, 2001, 445 p. • Overmeyer (Klaus), « Lieux incertains, incubateurs d’urbanisme informel », L’Architecture d’aujourd’hui, janv./févr 2007, n° 368. p. 66-71.• Sten- gers (Isabelle), « Réinventer la ville ? Le choix de la complexité », Fondation 93, Paris, 2006, p. 1-9

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P. Misselwitz et avec le soutien financier de la Technische Universität. Les onze intervenants ont étudié les potentiels que présentent les utilisations temporaires pour la revitalisation de zones urbaines résiduelles, dans cinq métropoles européennes. Le projet a aboutit à l’élaboration de stratégies urbaines basé sur le développement d’usages temporaires ; selon K. Overmeyer, les lieux indéterminés représentent un potentiel à long terme pour le développement urbain, et dans leur aspect provisoire et inachevé, ils forment des espaces fertiles pour une grande variété d’utilisations. Un collo- que a été organisé, regroupant des représentants de l’administration, de l’industrie et de l’immobilier et des habitants, accompagné d’une exposition (plus de cent types d’utilisations temporaires différents ont été cartographiés) et d’un long métrage, afin de sensibiliser un public concerné sur les utilisations intermédiaires, ou Zwischennutzung, et leurs qualités. Il s’en est suivi la publication de l’ouvrage Urban Pioneers (éditions Jovis Verlag, 2007), ou pionniers urbains ; c’est le nom que l’auteur donne aux protagonistes des Zwischennutzung. Ces pionniers de l’espace apporteraient dans leurs projets informels des réponses là où l’urbanisme classique n’en trouve pas. L’ouvrage répertorie quarante exemples de projets de ce type à Berlin, ainsi qu’une série d’essais et d’entretiens. Tout en rejetant les modèles traditionnels de planification, le travail de K. Overmeyer propose une vision positive de l’urbanisme contemporain, et projette une ville future où l’imprévu, le mouvement, l’humain a sa place.

b. Les valeurs de l’impensé

Les architectes ne sont pas les seuls à se passionner pour la marge urbaine. Pour Patrick Degeorges (docto- rant en sociologie politique et politiques publiques) et Antoine Nochy (philosophe), publiés dans l’ouvrage « Construire autrement, comment faire » de Patrick Bouchain (2006, édition Actes Sud), les espaces impensés de la ville sont le lieu d’une réappropriation collective en tant qu’acte politique (du mot grec politikos : de la cité) : « La ville n’est pas un décor ou un environnement ; non seulement elle reflète l’état réel de la société, mais elle nous habite et nous constitue. Son architecture met en place une socialité, favorise ou interdit certains mouvements, engage à des émotions, suggère des pensées.(…) Nous devons reconquérir la liberté d’expérimenter sur la ville. L’espace est l’allié dont nous avons besoin pour inventer à nouveau, là où elles ont disparues, les conditions de la politique. Nous devons préserver des lieux inoccupés et accessibles sans distinction, qui laissent du jeu au passage et à la rencontre, des clairières qui accordent sa place au hasard, des espaces gratuits où le simple fait de la coexistence peut se réfléchir diversement. »

En considérant comme impuissantes les instances de gestion urbaine, P. Degeorges et A. Nochy estiment qu’il faut opérer en marge des programmes et des règlements, en intervenant là où des changements sont possibles, c’est-à- dire sur le terrain. Pour eux la réappropriation est le premier geste de l’engagement dans la vie de la ville. La réappropria- tion n’est pas une requalification ou une réhabilitation : pour répondre à la mise hors circuit qui annule ces espaces, elle les remet en jeu entre citadins, elle fait place à la politique en donnant cours aux libertés dont leur commun usage est la condition. « En y suspendant les rapports de pouvoir et les spéculations du marché, tout en préservant leur caractère indestiné et leur inutilité, elle tire de l’abandon une chance : elle rend les lieux à l’à venir ». En ouvrant à l’expérimentation les dizaines de milliers d’hectares que l’aménagement du territoire met au rebut, la réappropriation collective de l’es- pace transforme des déchets en ressource : « chaque délaissé constitue virtuellement une situation originale, porteuse d’une exigence ou d’un défi, riche d’un enseignement. »

Le délaissé urbain n’existe ni au regard de l’administration, ni au regard du droit ; peu d’études ou de données quantitatives fiables existent. L’étude menée pour le projet de la « Forêt des délaissés » en 1997, à partir des données de l’IAURIF, tente de montrer dans quelle mesure l’urbanisation génère son propre délaissé (par exemple, la création de 10 hectares d’urbanisation nouvelle en Ile-de-France s’accompagne de 2,5 hectares de terrains vacants). Ces terrains, par leur inutilisation, ne rapportent pas d’argent ; il arrive même que cette inutilité coûte cher (taxes foncières, frais de por- tage, entretien, gardiennage…). P. Degeorges et A. Nochy ne se contentent pas de nommer et de qualifier, mais tentent de pallier à l’insuffisance économique de ces espaces de liberté en invoquant d’autres valeurs. « Le manque de rentabi- lité de ces terrains, dans les cycles trop courts de l’aménagement, semble avoir justifié leur état. On pourrait inverser ce constat : parce que les délaissés sont non rentables, parce qu’ils ne valent réellement plus rien, il faut les extraire de ces cycles et leur donner une autre rentabilité, plus informelle, laquelle restaurera l’utilité économique » : la valeur écologi- que avec la production d’espaces verts ou la réutilisation de structures existantes, la valeur sociale par leur accessibilité et leur disponibilité aux mouvements, aux rencontres, à la création ; la valeur symbolique avec la présence dans la ville d’espaces échappant à la planification et à la consommation, laissés ouverts à une réappropriation collective.

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A Berlin, le cas est particulier ; les terrains achetés au lendemain de la réunification, passant d’une situation pé- riphérique à une situation centrale stratégique, ont été laissé pendant vingt ans aux mains des « pionniers urbains » dont parle K. Overmeyer, avec une indulgence bien compréhensible : souvent ces utilisations intermédiaires ont maintenus une vie dans les lieux, jouant le rôle à la fois d’entretien et de gardiennage, ne rapportant pas d’argent au propriétaire mais ne lui en coûtant pas non plus. Pendant ce temps, ces espaces laissés libres ont fait l’objet de spéculations, et c’est justement la grande valeur économique du prix du terrain qui provoque aujourd’hui leur destruction. Cependant les considérations de P. Degeorges et A. Nochy restent appropriées, dans le sens où, face aux considérations économiques d’une ville dans le besoin, il faut convaincre de l’intérêt de la sauvegarde de tels espaces.

Une autre dimension des espaces interstitiels et des utilisations intermédiaires dont ils font l’objet, c’est la continuité qu’ils offrent avec le passé. En investissant un ancien bâtiment industriel, un ancien lieu de pouvoir, un an- cien bâtiment administratif ou une parcelle entre le tracé du Mur et le fleuve, les « pionniers » installent dans ces lieux lourds de leur histoire une vie nouvelle, des fonctions auxquelles ils n’étaient pas destinés, répondant à des besoins et des envies actuelles. Ces réappropriations directes du patrimoine urbain et naturel font face à des manifestations plus officielles de commémoration du passé : le mémorial aux camps d’extermination, le musée du Mur de Checkpoint Charlie, le marquage au sol de l’ancien tracé du Mur par une double rangée de pavés, les trente panneaux d’information jalonnant son parcours, les croix blanches en mémoire aux victimes ayant tenté de franchir le Mur… Les entreprises sont nombreuses et marquent l’espace public de leur présence. Parallèlement, les grands vides de la Todesstreifen (zone de mort) se construisent, les anciens tracés viaires sont ignorés ; un grand nombre de bâtiments du temps de la RDA ont été supprimés.

Or, « la mémoire n’est pas simplement effet de temps, de transformation, d’usure et de déformation : elle est d’abord liée à l’espace » nous dit Gérard Wajcman (1998, L’objet du siècle). Et c’est en effet dans l’espace urbain que se jouent les tensions entre différents traitements de la mémoire de la ville. Régine Robin, dans son ouvrage Berlin chan- tiers (2001), distingue une mémoire collective, nationale, officielle, d’une mémoire interstitielle, plus intime. « La post- mémoire a deux volets : la mémoire remémoration soutenant un travail de deuil, et la mémoire recyclée, revue et cor- rigée, amnésique. Tout y est en démontage et remontage, à la fois le visage symbolique de la ville et le paysage urbain. Presque tout Berlin semble voué soit à l’oubli et à l’effacement, soit au recyclage fétichiste, à l’opaque occultant le passé.» Elle parle ainsi de l’aménagement des anciens no man’s land longeant la ligne du Mur : « il s’agit de lieux traumas, de lieux de mort ; des lieux où « ça » est arrivé. Pourtant, rien ne garantit que la mémoire puisse y puiser quelque chose d’authentique, tant ils ont déjà été marqués par la récupération, l’instrumentalisation nationale ou autre, l’amnésie, la gêne de la confrontation avec la blessure, le trauma ou simplement avec l’indifférence. (…) Le danger est alors de forma- ter la mémoire collective, d’instituer un récit et des images officiels, dont la plénitude ne transmet rien, de constituer en somme une mémoire sans transition. »

Les Zwischennutzung, à la fois ancrées dans des structures anciennes et s’adaptant à l’évolution des modes de vie, pourraient être le lieu d’une mémoire urbaine interstitielle. Leur objectif n’est pas de figer la ville telle que l’a laissé tel ou tel traumatisme. Nous ne sommes ni dans une construction factice de l’histoire, ni dans une destruction de ses tra- ces ; mais bien dans une réappropriation libre de territoires et bâtiments témoins d’un passé devenu accessible à tous. En étant parcourus, occupés, peints, reprisés, les lieux de trauma redeviennent petit à petit des lieux de vie, laissant à la ville le temps d’assimiler ses transformations. Le délaissé urbain, en tant qu’échappant à des processus d’effacement ou de recouvrement, porterait donc en lui, non seulement des valeurs écologiques, sociales, symboliques, mais aussi une valeur mémorielle forte.

c. La nécessité d’un espace de mouvement

Le projet Media Spree, s’il s’inscrit dans une ville à l’histoire unique, n’est pas un cas isolé. Dans toutes les gran- des capitales des projets urbains similaires voient le jour, laissant des milliers de mètres carrés de bureaux vides en plein centre de villes en manque de logement. Face à l’expansion d’un urbanisme libéral et devant le constat des diverses cri- ses sociales qu’il engendre, des contestations s’élèvent. Puisque le système de gestion urbaine actuel est insatisfaisant, et généralisé, il devient essentiel de remettre en question les bases sur lesquelles il s’appuie, et de chercher à repenser les processus de conception de la ville.

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Dans le cadre des « rencontres pour réinventer la ville », à l’initiative du département de la Seine Saint-Denis et de la Fondation 93, la philosophe belge Isabelle Stengers répond à la problématique proposée par un texte intitulé «Réinventer la ville ? Le choix de la complexité », dans lequel elle offre des pistes pour un urbanisme alternatif.

L’auteure commence par distinguer deux notions : les entités complexes d’une part, qui ne se laissent pas dé- composer en sous-entités plus simples ; et les entités compliquées d’autre part, qui se laissent décomposer ou analyser, et dont le fonctionnement d’ensemble apparaît comme la somme des parties fonctionnelles. Pour illustrer ces notions, l’exemple de la socialité chez les babouins est présenté comme un système complexe, car les places de chacun se né- gocient perpétuellement, elles sont décrites comme « se fabriquant » ; d’autre part, les relations sociales entre êtres humains sont présentées comme un système compliqué, puisque les rôles ou attributs sont stabilisés, « fabriqués » (par exemple le policier n’est pas censé avoir à négocier son autorité, son uniforme le signale pour tous). En effet un nombre indéfini de conventions y sont inscrites d’une manière assez durable pour que nous nous y fiions la plupart du temps sans y penser (l’auteure précise que cette distinction est relative : en effet, la complication que visent les conventions n’est pas une donnée stable, mais une réussite sans cesse produite). L’image du corps vivant est ensuite utilisée pour approfondir cette distinction : l’état de bonne santé serait alors l’illustration d’un système compliqué en bon état de marche (chaque organe ou interaction est descriptible et remplit une fonction), la maladie serait celle d’un système com- plexe (tout se brouille, des interactions inattendues se produisent, créent des congestions, entraînent des pathologies). On se rend compte à travers cet exemple qu’un système compliqué donne la possibilité d’attribuer des fonctions, qui elle-même donne la possibilité de décrire.

Elle applique ensuite ces notions à la ville, et à l’urbanisme. Elle décrit la ville comme un problème politique premier, en tant que problème « qui nous rassemble », et présente les principes ayant présidé à la construction de la ville moderne, en se référant à des textes d’urbanisme du XIXème siècle. L’objectif était alors de fabriquer des rues pré- sentant un minimum de frottements, de heurts, d’obstacles ; de favoriser un flux de circulation stable, sans dissipation, perte ou turbulence ; d’éviter enfin les attroupements, germes de congestion. Le mot d’ordre de la ville moderne est : « circulez ». Ces urbanistes ont fait le choix de la complication ; avec les conduites d’égouts, l’évacuation des immon- dices, la séparation entre rue et trottoir, la rectification des façades etc., ils ont fait le choix délibéré de lutter contre la complexité par la complication. Cette lutte a engagé beaucoup de travail, d’efforts, d’entretien et de règlementations ; séparer l’espace privé où l’on séjourne de l’espace public où l’on circule a été notamment une œuvre gigantesque, mais une œuvre d’hygiène plus que de politique. L’idéologie dominante était de fabriquer la ville sur le modèle d’un corps en bonne santé, où rien ne stagne, où sont évités désordres et fièvre ; dans un organisme sain, chaque fonction doit être bien séparée des autres et reliées à elles par des mécanismes circulatoires sans accident.

Loin de remettre en cause l’invention humaine de marques stables, de conventions sans lesquelles certaines choses seraient irréalisables, loin encore de faire l’éloge de la maladie ou de la pathologie, I. Stengers propose de penser les villes comme issues d’un choix qui va beaucoup plus loin que les conventions. La définition des villes en tant que produit d’une lutte délibérée contre la complexité, transforme en trouble, pathologie, menace, tout ce qui peuplait les anciennes villes où les choses s’entremêlaient. Réinventer la ville implique alors de déconstruire l’ensemble des idéaux liés à l’avènement de la ville compliquée, à commencer par la métaphore qui la compare à un corps. Toute analogie vil- le-corps, en tant que légitimant un savoir de type médical à propos de la ville, doit être abandonnée, afin de distinguer le rôle de l’urbaniste de celui du médecin. On pourra alors sortir de l’opposition binaire entre le concepteur expert et l’usager ignorant. « Apprendre, c’est apprendre avec, créer des liens et des dispositifs qui permettent d’apprendre avec les populations intéressées, et non pas à propos d’elles. » L’auteure propose de tenter de créer un apprentissage à double détente : l’apprentissage par les protagonistes de leurs propres capacités, et l’obligation pour les « experts » d’apprendre avec eux, en eux et par eux. Ce projet délibéré, politique, conscient, implique l’invention de dispositifs dont la réussite première est de s’adresser aux protagonistes de la vie urbaine sur un mode qui présuppose et actualise leur force, leur

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