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Procédés de crédibilisation des scénarios

CONFERENCE DE CITOYENS ET DEBAT PUBLIC

8. Procédés de crédibilisation des scénarios

Si on s’intéresse enfin aux procédés de crédibilisation des scénarios associés au développement des nanotechnologies, on peut dégager plusieurs stratégies :

l’intime conviction ; l’extrapolation, du connu à l’inconnu (notamment, du passé au futur) ; l’inscription dans un processus continu.

Ainsi, lors du premier week-end préparatoire, un citoyen évoque les applications, regrettables à ses yeux, à prévoir dans le domaine militaire :

Jean-Pierre : ben les applications malheureusement ça va être surtout dév’loppé j’pense par les militaires/(.) pa’c’qu’on voit déjà qu’i’ font des drones (.) de la taille d’une mouche/(.) on va

105 les voir euh : (.) donc y aura d’aut’ applications mais j’crois que le fer de lance ça va être malheureusement le militaire […] c’est pas trop réjouissant/en fin d’compte\ (.) y aura du bon/mais y aura du (.) du mauvais (.) j’pense

Le scénario proposé par Jean-Pierre touche aux applications : il prédit le développement prioritaire des applications militaires, ce qu’il évalue négativement. Le degré de plausibilité de ce scénario est rapporté à son intime conviction (« j’pense », « j’crois »), mais aussi objectivé par l’ancrage des applications prévues dans un processus continu, qu’on peut reconstituer comme un processus de miniaturisation, déjà entamé (« parce qu’on voit déjà qu’ils font des drones de la taille d’une mouche »). Le lien justificatoire ainsi instauré entre le « déjà là » et le prévisible est renforcé par l’esquisse d’un parallèle syntaxique laissé inachevé : « parce qu’on voit déjà… on va les voir… ».

Le premier formateur à intervenir lors des week-ends de formation, après une présentation de vulgarisation/histoire du champ, conclut son intervention sur des considérations sur les applications et risques :

on peut s’poser la question du danger de certaines applications » ; ex. des biopuces « a priori ça

permet/(.) ça permettra sans doute dans l’futur/(.) de faire une analyse complète de votre

génome/(.) euh :: à des fins d’diagnostic (.) pour savoir si vous avez une prédisposition à telle (.) ou telle maladie/(.) et au lieu d’faire ces analyses-là avec un litre de votre sang et en un an/(.)

on l’f’ra avec une goutte de sang/(.) et en un jour \ (.) mais en même temps/(.) ce genre

d’objet/(.) vous pouvez vous dire que vous allez faire un entretien de recrutement/(.) on vous

donne un verre/d’eau\ (.) vous l’bu/vez\ (.) puis ensuite/votre recruteur il récupère quelques

cellules sur le bord du verre (.) il faut le même genre d’analyse (.) j’veux dire ça peut l’intéresser d’savoir si vous êtes potentiellement porteur de telle ou telle maladie […]

Ici, les deux scénarios (positif et négatif) ne reflètent pas un souci de plausibilité visible : l’échelle temporelle impliquée n’est pas spécifiée (« dans l’futur »), la modalisation de la plausibilité est floue (« a priori », « sans doute ») ; seul le système temporel ancre ces scénarios dans une réalité à venir : utilisation du futur pour l’évocation des conséquences positives, d’un présent de narration pour les conséquences négatives. Cette séquence est bien plus orientée sur la question de l’évaluation des conséquences de la nanotechnologie en discussion (possibilité d’une analyse immédiate et complète du génome à partir d’une goutte de sang ou de salive) que sur la plausibilité de son avénement.

D’une façon générale, le procédé de crédibilisation d’un scénario le plus récurrent consiste à s’appuyer sur du connu pour extrapoler à de l’inconnu. On peut ainsi s’adosser à un domaine du savoir pour faire des hypothèses sur ce qui risque d’advenir dans un autre ; c’est le cas lors de la deuxième table ronde lorsque Guy Paillotin, ancien président de l’INRA, part de ce qu’on sait du domaine animal pour asseoir la réalité des risques pour l’homme :

GP : de toute façon (.) vous savez si y a un risque pour les les les chiens les vaches les cochons y aura y aura un risque pour l’homme/donc faut l’éviter/

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De façon similaire, ce qu’on sait des effets sanitaires des nanoparticules liées à la pollution atmosphérique peut permettre de faire des hypothèses sur l’effet des particules manufacturées :

C : est-ce que est-ce qu’on peut euh :: dériver vers euh : par exemple euh : une recrudescence des épidémies de : bronchiolites chez les jeunes enfants/(.) ou est-ce que c’est une supputation JB : non/(.) c’qu- c’qu’on sait mais là y a pas de recherche sur ce domaine (.) vous savez le le

corpus de connaissances qui nous permet de (.) qui permet de dire à la communauté

scientifique (.) que la réactivité des particules à l’état nanométrique (.) pourrait entraîner DANS certains cas\ (.) les effets délétères sur la santé/(.) viennent en partie de c’qu’on connaît sur les

effets délétères pour la santé/des particules de taille nanométrique/de la pollution atmosphérique (.) et dans ce cas-là c’qui a été c’qui est publié/c’est qu’il y a des effets nocifs

sur la santé/qui apparaissent parfois sont exagérés pour des gens/qui souffrent de maladies/(.) respiratoires préalables (.) mais y a pas de recherches dans ce domaine (.) encore/(.) dans le

domaine des nanoparticules manufacturées (.) et comme ça a été dit avant/(.) i faudrait qu’y

ait des recherches/pour le (.) pour le voir si une personne avec une pathologie pulmonaire/n’est pas plus susceptible qu’une autre/(.) à l’effet de ces : nanoparticules

Mais le procédé le plus courant consiste à s’appuyer sur le passé pour calculer le futur. Emerge alors une vision de l’histoire scientifico-technique discontinue, où l’on peut tabler sur la reproduction d’événements similaires :

C : excusez-moi on voit comment euh (.) avec l’amiante/les industriels depuis des dizaines d’années ont réagi/[…] euh on voit bien les industriels/les lobbys industriels (.) euh : a fait fi/du : (.) des consi/gnes notamment/sur ces produits-là (.) donc on peut se douter/(.) qu’ce

s’ra la même chose/pour les nanotechnologies

Les responsables des dérives sont identifiés à des groupes génériques (« les lobbys industriels ») non spécifiés (il ne s’agit pas de tel ou tel industriel), qui sont, discursivement, constants d’une « affaire » à l’autre (il s’agit toujours « des industriels »), et dont on peut supposer qu’ils se conduiront de façon similaire à travers le temps.

La référence à des précédents – l’inscription de l’objet de discours dans une série d’événements ou d’« affaires » antérieurs – constitue un des ressorts fondamentaux des processus d’alerte (Chateauraynaud 2011 : 334). L’essentiel du monitoring social des technologies consiste alors à « tirer des leçons » des événements antérieurs pour décider des développements technologiques à venir. Les explicitations de cette démarche au cours de la conférence sont multiples :

C (TR1) : alors euh moi vous : étiez en train d’parler d’éthique (.) euh ::: éthique je veux bien/(.) mais : y a quand même des produits toxiques qui sont quand même mis sur les marchés/(.) euh :: j’vais r’bondir sur l’affaire de l’amiante/(.) euh :: y a :: ça a fait euh des : dégâts/(.) et moi je m’intéresse (.) à :: l’utilisation des produits avec des nanoparticules notamment par les TRAvailleurs/(.) et : et les effets que cela peut avoir euh : (.) euh : sur eux/et surtout sur la manipulation/(.) de ces matériaux/(.) est-ce que i (l) faudrait pas tirer quelques leçons/(.) euh

et s’inspirer de ce qui a été découvert suite à l’amiante\ [l’ensemble de la réplique est

107 MM (TR3) : oui mais (.) de toute façon/ceci dit/vous avez raison d’être euh inquiet/(.) i (l) vaut mieux être inquiet surtout pour cet euh : (.) immense champ qui va se développer/(.) pour éviter (.) pour essayer/(.) pour essa/yer\ i (l) faut pas se leurrer d’éviter les erreurs passées\ (.) je trouve que c’est bien/qu’il y ait une prise en compte/une prise de conscience/

Denis Tersen, TR5 : là/(.) j’crois que tout le monde dit que l’amiante c’est quelque chose qui a été mal traité/(.) les nanotechnologies nanosciences aujourd’hui/(.) euh (.) souffrent/(.) à tort ou à raison/de l’effet amian/te de l’effet OGM/etc./vous avez certainement dû lire (.) on dit que les nanotechnologies sont des organiques/(.) orgaNISmes atomiquement modifiés donc on a les mêmes peurs (.) donc pour essayer de contrer ça/il faudrait faire mieux que que que dans

l’passé/[…] (.) euh les nanotechnologies ont démarré ont explosé on va dire en 2000 donc c’est

quelque chose de TRES jeune\ (.) donc pour éviter les erreurs du passé/(.) […] i (l) faut mettre en place/(.) dès maintenant/et tout l’monde et tout l’monde essaie de l’faire/mettre en place dès maintenant les moyens/(.) pour essayer de répondre le plus tôt/à ces questions\ (.)

pour éviter d’reproduire/(.) les erreurs de l’amiante/(.) les erreurs des – ‘fin les erreurs des les OGM c’est autre chose mais (.) éviter d’reproduire les erreurs du passé (.)

C’est précisément cette préoccupation d’« éviter les erreurs du passé » qui guide les préconisations : si les acteurs (génériques) ne changent pas (si on se trouve toujours face à des industriels cupides et des pouvoirs publics impuissants), des mesures contraignantes doivent être mises en place par les citoyens.

Le principal précédent qui sert de repoussoir aux participants à la conférence sur les nanotechnologies est celui de l’amiante. Introduit très tôt (dès le premier week-end de formation, au cours duquel un intervenant évoque les nanotubes de carbone, qui « ressemble [nt] bigrement (.) à d’autres matériaux (.) euh : qui ont cette morphologie/(.) et : le principal étant l’amiante »), le parallèle avec l’amiante parcourt l’ensemble de la conférence publique (23 occurrences de « amiante », au cours de trois des cinq tables rondes).

Enfin, les scénarisations du futur, si l’on se détourne de la question des risques pour envisager celle des développements possibles des nanotechnologies, relèvent parfois d’une vision de l’histoire scientifico-technique vue comme un processus continu, où l’on peut faire le pari d’une évolution linéaire ou exponentielle pour prédire l’avenir. Ainsi, J-Y. Marzin, lors du premier week-end préparatoire, adosse la plausibilité de la réalisation du rêve de Feynman de faire tenir le contenu de toutes les bibliothèques du monde sur une tête d’épingle est adossée à l’évocation de la loi de Moore, pus au calcul suivant :

J-Y.M : si vous prenez euh (.) un disque : dans les années : quatre-vingt-dix/(.) qui contient cent méga-octets (.) ça ça représente à peu près le (.) une information qui est équivalente à un mètre de livres (.) ou cinq minutes de vidéo les images (.) ça prend beaucoup d’mémoire (.) deux heures de son ou cent photos (.) le disque que j’viens d’vous montrer là (.) contient cinq cent giga octets (.) euh :: ça permet d’stocker cinq kilomètres de livres (.) 16 jours de vidéo (.) 10 mois de son MP3 (.) et puis si on va en 2020/(.) on peut euh imaginer euh XX on a imaginé

qu’on avait le même euh : la même augmentation de capacité entre 2005 et 2020 qu’on a eu (.) donc par le passé/(.) euh ben on aura des disques qui f’ront cent téraoctets/(.) au passage

cent téraoctets (.) euh :: dans un disque gros comme ça/(.) ben vous réalis’rez le rêve de monsieur Feynman\ (.) c’t’à dire que vous logez/(.) TOUs les livres (.) des plus grandes bibliothèques du monde (.) mais aussi/(.) dix fois le cont’nu de TOUT l’internet français (.) neuf

108 ans de vidéo (.) ou deux cents ans de son MP3 (.) alors certes (.) c’est p’t’être intéressant d’avoir ça dans son ordinateur/(.) moi j’suis pas complèt’ment sûr (.) qu’ça pourra intéresser (.) mais ça s’vend

Dès lors que la scénarisation s’appuie sur une évolution exprimable sous la forme d’une équation, la réalisation du futur est aussi certaine que deux et deux font quatre. Malgré les réserves exprimées parfois par les experts (qui affirment parfois qu’une telle évolution est certaine, ce qui ne la rend pas nécessairement désirable), elle est présentée le plus souvent comme un mouvement qui va vers le mieux. En témoignent notamment les 15 occurrences du terme « progrès », ou la dizaine d’occurrences du mot « avancée(s) (technologiques) ».

109 Chapitre 2. Le débat public sur les nanotechnologies : une expérience aux limites

pour la CNDP

Les procédures de débat public de type CNDP, instituées en France par la loi Barnier (1995) qui a précédé la convention d’Aarhus (1998), ont donné lieu à de multiples travaux, dont on trouve une synthèse dans un ouvrage collectif qui a fait date en marquant l’émergence d’une communauté de recherche autour des questions de participation des publics en France77. La longue série de débats organisés par la CNDP permet d’en retracer les évolutions et d’en faire apparaître les points forts et les vulnérabilités (Fourniau, 2011), que le déroulement du débat sur les nanotechnologies de l’automne-hiver 2009-2010 n’a fait qu’accentuer. Parmi les points forts généralement retenus, il y a la capacité de la procédure à rendre visibles et intelligibles non seulement les jeux d’acteurs et d’arguments disponibles à un moment donné du temps autour d’un projet d’aménagement ou d’un choix technologique, mais aussi ce qui fâche et ce qui conduit les acteurs à la mobilisation et la critique radicale dans le but de modifier ce qui n’est pour eux que l’expression d’un rapport de forces. Les débats autour du nucléaire en 2005-2006 avaient déjà donné la mesure des tensions inhérentes à l’application de la même procédure (CNDP) à des dossiers qui procèdent d’une histoire politique lourde (Chateauraynaud et Fourniau, 2006).

1. Un programme de recherche et de développement sans porteur de projet