• Aucun résultat trouvé

La performance sportive entre critique radicale et prophéties de bonheur

CONFERENCE DE CITOYENS ET DEBAT PUBLIC

3. La performance sportive entre critique radicale et prophéties de bonheur

Le mouvement de « critique du sport » ou « théorie critique du sport » est né dans les années soixante et a été popularisé par un livre de Jean-Marie Brohm, Les meutes sportives. L’auteur développe très tôt, une critique de la quête de performance, fondée sur la science et la technique dans l’esprit de l’Ecole de Francfort127. En instrumentalisant les corps, la compétition sportive est intrinsèquement porteuse d’une violence, d’une exploitation et d’un processus d’aliénation confortant les rapports sociaux de production dans une société divisée en classe. Dans ce cadre, consentir aux règles de l’épreuve sportive revient à consentir aux règles de la domination capitaliste elle-même et au spectacle sportif qui l’accompagne. Dans cette perspective, celui-ci n’est pas mis à mal par la corruption et le dopage ; ces « déviances » sont intrinsèquement inscrites dans une activité mercantile, qui nie l’Homme en raison de sa propension à l’excès.

Les relations étroites de ce courant avec Jean-Pierre Mondenard, très actif dans la dénonciation du dopage au point qu’il est souvent considéré comme le porte-parole de la critique des pratiques dopantes et de l’inertie des instances sportives et étatiques à les combattre activement, peuvent se saisir comme la marque d’une attention au dopage qui apparaît comme le symbole de l’instrumentation des corps à des fins de performance et de spectacle. La construction d’un corpus prenant les textes récents des auteurs de ce courant, publiés dans une revue construite pour défendre ce point de vue, permet de lire l’enchaînement des arguments qui conduisent au rejet de cette quête d’exploits niant l’Homme.

127

187

La critique porte donc d’une part sur les significations, non avouées, attachées au sport : « La compétition sportive, qui est une lutte permanente pour la dominance physique, produit et reproduit toutes les idéologies racistes, ethniques, différentialistes, sexistes, eugénistes, jeunistes ou immortalistes fortement influencées par le darwinisme social ou la sociobiologie

sous leurs formes plus ou moins contemporaines » (Sus-Scrofa128, 2011). Le sport ne se

contente pas simplement d’être un opium du peuple comme le soutenait déjà Brohm dans ces

écrits les plus anciens129, sorte de puissant narcotique, « chloroforme » des masses

« crétinisées » mais sa perversité tient à ce qu’il fonctionne sur « le corps-machine qui n'appartient qu'à des machines à influencer (des entraîneurs, des médecins et psychologues, des coachs, des sophrologues, des appareils de musculation, des systèmes d'optimisation des ressources, des sacoches pharmaceutiques, des répertoires techniques, des programmes nutritionnels, etc.) » (ibid.) ; il constitue donc « un modèle aliénant parce qu'il enchaîne l'individu aux objectifs d'une machinerie de la performance dont il n'est qu'un rouage » (ibid.)

C’est une défense du corps, ou plutôt une libération d’un corps meurtri par le sport et les techniques qui visent à l’instrumenter, qui constitue le fil directeur de l’argument de la critique du sport. On comprend, dans cette perspective, que les anthropologues, philosophes du sujet et autre sociologues du corps font partie des cibles privilégiées. Dans ces conditions, qu’est-ce que les bio-nanotechnologies changent à la situation dénoncée ? La perspective d’implants de nano-puces, de cyborgs ou autres créatures tératologiques marque-t-elle une rupture radicale comme le dénoncent les militants de la lutte antidopage ?

La réponse est négative. Cette critique ne se fonde pas sur une forme de catastrophisme cher à Jean-Pierre Dupuy (2002). Pas une seule des entités qui figurent parmi la catégorie permettant d’analyser les risques n’est présente dans notre corpus critique du sport. Pas de projections dans un horizon temporel marqué par une prolifération de mutants. La catégorie « Orientation vers le futur » ne permet d’identifier une seule occurrence. En fait, tout est déjà là : des corps robotisés, prolifèrent sur les stades et les commentateurs sportifs s’extasient de leurs exploits.

Omniprésent dans les médias et sur le web, objet d'un flot ininterrompu de discours consensuels, commentaires et fantasmes lénifiants, le corps sportif est lentement parvenu à trouver, de surcroît, une « noblesse culturelle » suffisamment influente pour lui donner les lettres et le langage dont il est consubstantiellement dépourvu. Aux grognements et éructations des sportifs en manque d'esprit répondent en écho les odes grotesques, les aubades et sérénades sirupeuses des intellectuels en manque de corps. Ne sachant, plus quoi inventer pour s'extasier sans souci éthique devant les nouveaux champions dopés jusqu'à l'os et dotés de carrures de gorilles croisés avec des rhinocéros, une tripotée d'oblats du néo-corps font même aujourd'hui du corps sportif le messie de l'espèce transhumaine ou post-humaine à venir. (Sus-scrofa, 2011)

128

Il s’agit d’un pseudonyme portant, comme ces auteurs le font souvent, une caractéristique de leur adversaire : ici, l’animalité d’un sanglier.

129

188

Les limites de l’espèce humaine ne sont pas à chercher dans des figures futuristes mais dans le monde animal. Le bestiaire est particulièrement déployé dans ce corpus de taille pourtant très réduite. L’animal surgit selon plusieurs modalités. L’une pointe la « sportivisation du règne animal » et la volonté de puissance de l’Homme « d'être transposé sur les animaux transformés en gladiateurs, athlètes aliénés, forçats de l'effort et surtout victimes du sadisme humain et de son inépuisable cruauté » (Brohm, 2011). La liste des animaux souffrants commence par la tauromachie mais se complète rapidement avec tous les animaux de cirque. C’est la propension à mettre en spectacle l’affrontement qui est critiquée. L’autre consiste à pointer l’animalité de l’Homme. Transformés en bêtes de cirque, les corps humains ne ressemblent plus à ceux de l’espèce, ramenés à une bestialité auto-entretenue par la quête de performance sans fin. En rapprochant la cause animale et de la dénonciation de l’asservissement humain, il s’agit, pour la critique, de montrer l’impasse de la quête du dépassement des limites physiologiques des espèces.

Vive le dopage ?

C’est un argument de la même nature que celui qui est développé par quelques auteurs comme Alexandre Mauron, Bengt Kayser et Andy Miah130 : « il faut être aussi pragmatique sur le dopage que certains l’ont été en matière de toxicomanie ». L’interdiction repose sur une éthique sportive. Il faut en finir avec le moralisme des instances sportives surtout lorsqu’il s’agira de passer à au dopage génétique. Le propos d’Andy Miah, notamment dans son célèbre Genetically Modified Athletes – Biomedical ethics, gene doping and Sportva plus loin. Selon ce professeur de bioéthique et de cyberculture, il faut acter de la réalité du dopage génétique et en évaluer les conséquences. L’une d’elle consiste à déclarer les personnes luttant contre le dopage incompétentes et illégitimes pour saisir les enjeux de ces technologies du futur ; il lui semble « inacceptable que le monde du sport impose un point de vue moral sur le rôle de la technologie d'amélioration des performances à des nations qui désirent participer aux jeux olympiques, sans mettre en place une procédure consultative étendue et suivie pour

accompagner sa prise de position »131. Et de demander de renoncer à la qualification de

« mutants » pour désigner les futurs athlètes génétiquement modifiés car ils seraient alors victimes d’une discrimination finalement équivalente à celles « sur la race, le genre ou le handicap » (ibid.).

En dépit de divergences fortes avec les thèses des défenseurs de théorie critique du sport qui refusent catégoriquement une instrumentation du corps, Andy Miah et les bioéthiciens qui le suivent, partagent cette idée d’un pouvoir sportif, étayé par le politique, qui ne se soucie guère des conditions sur les techniques d’amélioration des performances sportives. Si le

130

« Un sport parfaitement propre ? Un idéal inatteignable », L’Humanité, 20 août 2007.

131

189

constat est semblable, les solutions sont radicalement opposées : en finir avec le spectacle sportif pour les uns ; prendre en main les destinés de ces biotechnologies et construire démocratiquement, par le biais de comités d’éthique, les conditions de leur déploiement.