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Les camps en présence

CONFERENCE DE CITOYENS ET DEBAT PUBLIC

3. Les camps en présence

Rien ne définit, a priori, la conférence comme un lieu d’affrontement réglé de points de vue antagonistes, s’incarnant dans des camps bien délimités. Pourtant, l’observation des échanges fait apparaître des pôles de défiance, et des processus de rapprochements plus ou moins stratégiques, entre les différents intervenants dans le débat ou acteurs des nanotechnologies.

Les discussions sur la question des risques, la nécessité de développer les recherches, et la mise en place d’instances visant à gérer les risques, constituent un bon terrain d’observation de ces mouvements de défiance ou d’alliance.

Pour les experts comme pour les citoyens, le financement et le choix des acteurs impliqués dans cette recherche doivent obéir à un souci d’indépendance vis-à-vis des instances « suspectes » ; sont ainsi désignés comme susceptibles de biaiser le débat, en premier lieu, les « lobbys industriels » (d’où une préférence pour les financements publics), mais aussi, pour les citoyens, l’armée comme institution, et même les Etats (ce qui suscite l’exigence que les instances de monitoring et de recherche soient transnationales) ; l’avis final indique également une défiance de certains des citoyens du panel à l’égard des scientifiques eux-mêmes.

Les industriels

Ainsi, si l’on se penche sur les énoncés dans lesquels apparaît le mot « industriels » ou le syntagme « lobby industriel », on trouve :

CL (TR2) : les : les industriels se battent pour qu’il n’y ait PAS d’réglementation C (TR5) : les industriels en profitent/

79 C (TR5) : on peut mettre un peu en doute la parole des industri/els

C (TR5) : les industriels garantissent tout/(.) au moment d’la sortie du produit et puis euh (.) après sur la mise :: sur l’marché et bien : (.) on voit d’autres choses quoi […]

C (TR5) : c’était un lobby industriel qui cachait la réalité

C (TR1) : excusez-moi on voit comment euh (.) avec l’amiante/les industriels depuis des dizaines d’années ont réagi/(.) quand vous :: les couvrez/excusez-moi madame Pichard entre guillemets/(.) euh on voit bien les industriels/les lobbys industriels (.) euh : a fait fi/du : (.) des consi/gnes notamment/sur ces produits-là (.) donc on peut se douter/(.) qu’ce s’ra la même chose/pour les nanotechnologies

Globalement, les industriels sont donc vus comme des partenaires peu fiables, dissimulateurs, uniquement soucieux de leurs intérêts, susceptibles d’entraver aussi bien la recherche que la mise en place de réglementation pour peu que celles-ci entravent la réalisation de leurs objectifs, dictés par le profit.

Par le biais des oppositions et des paraphrases, on peut voir que le syntagme « les industriels » s’oppose à des instances considérées comme positives : « les citoyens », « les consommateurs », « les experts indépendants », parfois même « les pouvoirs publics » ; dans l’extrait suivant, « les industriels » est opposé à « l’environnement » ou « l’éthique », et reformulé par « ce problème financier » :

C (TR2) : je crois qu’il faut qu’l’environnement et l’éthique se battent réellement/(.) par

rapport aux industriels/(.) parce qu’après je pense que c’est vraiment une histoire de j’suis

désolée mais de gros sous/(.) qui est en jeu/(.) et je pense que vraiment y a un travail énorme à faire au niveau de l’environnement et au niveau d’l’éthique/(.) pour combattre justement ce

problème financier\ (2:17’00’’)

Le discours le plus critique sur les industriels est massivement le fait des citoyens66 ; il est justifié de façon récurrente par l’évocation du précédent de l’amiante, présenté comme l’illustration des effets dévastateurs de l’action des lobbys industriels défendant leurs intérêts au détriment de la santé publique en toute connaissance de cause, et de l’incapacité des pouvoirs publics à faire valoir avant tout des préoccupations de santé publique :

C (TR1) : excusez-moi on voit comment euh (.) avec l’amiante/les industriels depuis des dizaines d’années ont réagi/(.) quand vous :: les couvrez/excusez-moi madame Pichard entre guillemets/(.) euh on voit bien les industriels/les lobbys industriels (.) euh : a fait fi/du : (.) des consi/gnes notamment/sur ces produits-là (.) donc on peut se douter/(.) qu’ce s’ra la même chose/pour les nanotechnologies

Cette intervention fait apparaître de façon caractéristique les motifs du discours de défiance vis-à-vis des industriels :

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Mais il est dans une certaine mesure soutenu par certains experts, qui mettent l’accent sur la nécessité d’une expertise « indépendante » (concept délicat, qui suppose généralement, mais pas toujours, l’absence de financement de la recherche par les « industriels »).

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Reformulation de « les industriels » en « les lobbys industriels » - le terme « lobby » étant irrémédiablement marqué comme négatif dans le contexte politico-culturel français ;

Figure du précédent étayant la plausibilité (« on peut se douter qu’ce s’ra la même chose pour les nanotechnologies ») d’un scénario présenté comme à éviter ;

Mise en cause des pouvoirs publics, en la personne d’Annick Pichard, Directrice adjointe du Bureau d’Évaluation des Produits et agents Chimiques, accusée de « couvrir » les lobbys industriels.

Face à cette charge contre les industriels, certains experts mettent pour leur part en garde contre une vision caricaturale du rôle joué par ceux-ci dans la recherche sur les nanotechnologies (« les industriels doivent pas devenir euh le le le diable dans l’affaire », dit François Berger), au motif qu’ils disposent, parfois exclusivement, des compétences nécessaires à l’expertise des risques, et d’une capacité indéniable de financement de la recherche. L’argument décisif apporté à une nécessaire coordination des efforts est celui de la convergence des intérêts bien compris :

GL (TR2) : j’dirais toute activité qui est qui a envie de se développer c’est l’intérêt des industriels\ (.) et j’pense que les/industriels ne sont pas en l’occurrence des ennemis mais

des partenaires parce que un/industriel qui aujourd’hui ne voudrait pas intégrer/(.) son

évaluation des risques au départ/risque d’avoir un produit condamné/ne serait-ce que parce que i (l) pourra plus s’vendre il sera euh traîné euh :: au banc de la consommation et demain i (l) s’vendra plus parce que y aura une mauvaise image (.) donc il/a intérêt (.) l’industriel à bien conforter l’évaluation des risques et de ne rien/cacher (.) de c’qu’il connaît

Assez habilement, Georges Labroye67 ne cherche pas à contester le préjugé défavorable attaché aux industriels dans le regard des citoyens, mais le contourne, affirmant que ce n’est pas par souci de l’intérêt général ou par amour de la vérité, mais pour faire prévaloir leurs propres intérêts, que les industriels sont susceptibles de mener des recherches fiables sur les risques liés aux nanotechnologies.

Les autres suspects

Si les industriels sont, presque par nature, soupçonnés de poursuivre exclusivement la satisfaction de leurs intérêts, tout acteur susceptible de céder à l’appât du gain ou de la gloire suscite de la défiance, même s’il appartient à une communauté a priori valorisée aux yeux des citoyens. Il en est ainsi des scientifiques ou des médecins, qui ne sont pas exempts de moutons noirs :

C : l’cerveau/d’accord/mais je pense qu’il existe des médecins et des scientifiques peu scrupuleux [riant] (.) [qui :: qui : utiliseraient ce genre de méthode pour euh : [riant]

FB : [alors [ça c’est ça c’est clair/[rire de S]

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Les pouvoirs publics, quant à eux, sont soit disqualifiés comme impuissants face aux logiques économico-financières, soit accusés de subordonner l’intérêt général à la réalisation d’objectifs propres – ici, le contrôle des citoyens. Georges Kutukdjian suggère ainsi la nécessité de la mise en place d’une instance susceptible de discipliner l’État lui-même, tenté de sacrifier les libertés individuelles pour accroître son contrôle sur les individus :

GK (TR1) : il n’y a pas d’instance/(.) qui (.) ait (.) qui mène une réflexion et qui puisse/(.) conseiller/(.) les Etats/(.) et euh : avoir/et surtout/(.) euh conseiller les Etats/(.) tout en

ayant/un statut/(.) INdépendant/(.) vis-à-vis des Etats\ (.) parce que je pense que les Etats sont toujours très tentés/(.) par tout c’qui peut/(.) contrôler le citoyen et tout c’qui peut/(.)

euh euh :: exercer un un certain : (.) euh contrôle/(.) [1.28.48]

On mentionnera enfin la défiance des citoyens vis-à-vis de l’institution militaire, dont l’opacité quasi-constitutive est massivement critiquée par les membres du panel, et nourrit tous les soupçons quant aux objectifs réels de l’armée en matière de nanotechnologies :

Paolo (TR3) : oui tout à l’heure Monsieur De Neve disait que nous citoyens avons notre euh : rôle ou avons la parole par rapport à ça moi j’ai pas l’impression j’ai l’impression que le monde

militaire reste malgré tout euh plus que qu’obscur même actuellement et que euh : ben les

nanotechnologies euh concernent en effet les industries et on voit l’danger via les industries

mais je l’vois aussi via les militaires c’est tout aussi dangereux/la planète y a est créée

d’industries mais aussi d’militaires

Cette mise en cause de l’institution militaire est contrée par la mise en avant de ses objectifs officiels (la défense du citoyen), et par le contrôle qu’exerce, par son vote, le citoyen sur les choix militaires.