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Dans leur article, Tuller et al. (2011) proposent donc les facteurs énoncés dans le tableau III comme une explication de la difficulté de production du clitique accusatif 3e personne, difficulté qui le différencie des 1ère/2e personnes. Nous nous sommes intéressés à trois de ces facteurs14, à savoir [GENRE] et [DISCOURS], testés dans cette étude à l’aide de protocole de production induite ainsi que [OMISSION], testé avec une tâche de jugement de grammaticalité. Nous avons fait passer ces tests à des enfants au développement du langage typique, afin de préciser le rôle respectif des différents facteurs d’intérêt dans la difficulté à produire le clitique accusatif 3e personne. Avant cela, nous vérifions si ce décalage de production entre clitiques accusatifs 1ère et 3e personnes15 est reproductible dans notre groupe d’enfants (âgés de 4 à 8 ans), ce fait étant le socle des hypothèses émises dans le présent chapitre.

Vérification du décalage [1ère PERSONNE VS. 3e PERSONNE]

Tout d’abord, ce décalage développemental entre 1ère et 3e personne du clitique accusatif dans une population au développement langagier typique n’a été que peu exploré. Tuller et ses collaborateurs n’ont observé ce phénomène que chez 24 enfants de 6 ans (âge moyen = 6;7 ans) en production induite. Dans notre étude, nous tentons de reproduire ce résultat. Nous nous sommes aussi posé la question suivante : qu’en est-il avec de plus jeunes enfants, âgés de 4 ans ? Dans une perspective développementale, nous émettons l’hypothèse que des enfants plus jeunes marqueront d’autant plus ce décalage dans leur production. Nous pensons donc trouver un effet du type de pronoms (clitique accusatif 1ère personne > 3e personne)16, ainsi qu’un effet du groupe d’âge (en faveur des plus âgés), en comparant également nos résultats avec ceux des études de Delage (2008) et Tuller et al. (2011)17. Nous observons alors la production des pronoms clitiques accusatifs 1ère et 3e personne chez des enfants âgés de 4 à 11 ans.

14 Dans notre étude, le facteur [ANIME] énoncé au chapitre 1.3. est simplement contrebalancé dans les différents protocoles (cf. chapitre 2.2.2 et 2.2.3.)

15 Nous ne testons que les 3e et 1ère personnes, car ce sont les items grammaticaux testés par Tuller et al. (2011)

16 « > » signifie « est plus produit que ».

17 Notre étude comporte des enfants âgés de 4 à 8 ans. Nous voulons les comparer à des enfants plus âgés, notamment ceux de l’étude de Delage (2008), âgés de 8 ans, et ceux de l’étude de Tuller et al. (2011), âgés de 11 ans. Ces données seront présentées au chapitre 2.2.1.

Rôle du [GENRE]

Ensuite, un des facteurs énoncés par Tuller et ses collaborateurs et celui du double marquage morphologique assigné au clitique accusatif 3e personne. En effet, l’accord spécifique en genre pour ce clitique nécessite une opération supplémentaire par rapport aux 1ère/2e personnes, ce qui le rendrait plus complexe et donc plus difficile à produire. La MDT est notamment influencée par le nombre d’opération à fournir (Jakubowicz & Strik, 2008), à savoir que plus le nombre d’opérations est important, moins l’espace de stockage sera disponible. De plus, Delage et Frauenfelder (en préparation) mettent en évidence via des tâches d’empans mnésiques et d’évaluations syntaxiques (en répétition, compréhension et production) chez 48 enfants francophones âgés de 5;2 ans à 12;9 ans que les capacités de MDT semblent prédire les habiletés langagières en compréhension et en production d’énoncés syntaxiquement complexes. On devrait alors s’attendre à plus d’erreurs en production, notamment dans le genre du clitique accusatif qui demande d’être stocké en mémoire. Cette idée est corroborée par la fréquence des erreurs de genre rapportée dans les tâches de production induite. Chillier et al. (2001) observent en production induite un taux d’erreurs en genre de 18,3 % chez 11 enfants avec TSL (âgés de 4;10 à 8;10 ans). Zesiger et al. (2010), quant à eux, notent un taux d’erreurs en genre qui varie entre 10 et 30 % selon l’âge, chez 99 enfants francophones âgés de 3;5 à 6;5 ans. Enfin, Tuller et al. (2011) relèvent un taux d’erreurs en genre de 10 % chez 37 adolescents avec TSL (âge moyen = 14;8 ans) et de 17 % chez 24 enfants au développement du langage typique (âge moyen = 6;7 ans). En conséquence, nous postulons donc qu’une structure linguistique impliquant des pronoms nominatifs et accusatifs tous deux marqués en genre (concordant pour les pronoms impliqués : féminins ou masculins ; ex. Il le montre/Elle la montre) sera moins bien produit qu’une structure qui ne possède qu’un marquage en genre (neutre ; ex. Il l’arrose/Elle l’arrose). Cet effet sera d’autant plus fort lorsque les structures marquées en genre associeront les deux genres (différents pour les pronoms nominatifs et accusatifs impliqués : féminins et masculins ; ex. Il la prend/Elle le prend). En effet, cette opération nécessiterait de stocker en mémoire les deux marques de genre et au bon endroit dans la structure à produire. La complexité de production en sera donc accrue. Enfin, Gathercole et al.

(2004), qui étudient les performances d’enfants de 4 à 15 ans dans des tâches de mémoire, montrent que la capacité de chaque composante de la MDT18 augmente de manière linéaire, de quatre ans à la pré-adolescence. Ainsi, l’espace de stockage de la MDT augmentant avec

18 Les composantes sont : l’administrateur central, le calepin visuo-spatial et la boucle phonologique.

l’âge, les ressources de traitement syntaxique deviendraient plus efficaces. Nous espérons donc trouver un effet du groupe d’âge dans la production de ces différentes structures linguistiques.

Rôle du [DISCOURS]

Un autre facteur de difficulté dans la production du clitique accusatif 3e personne proposé par Tuller et ses collaborateurs est celui du référent non présent dans l’acte de parole. En effet, les 1ère/2e personnes renvoient à des protagonistes interagissant dans la situation d’énonciation.

Elles sont donc dépendantes du contexte énonciatif et identifiées comme « pronoms de dialogue ». À l’inverse, la 3e personne, appelée ici « pronom de non dialogue », est indépendante du contexte énonciatif. Ceci rend la 3e personne plus complexe et donc plus difficile à produire, car elle nécessite de maîtriser des aspects purement syntaxiques, les aspects discursifs étant peu aidants. La 3e personne demande un coût de stockage de son référent en MDT, car celui-ci n’est pas directement représentable dans le contexte énonciatif.

Ceci n’est pas le cas des 1ère/2e personnes pour qui des conditions discursives sont utilisables : les référents étant présents dans le contexte énonciatif, le coût de maintien de l’information s’en trouve réduit. Nous pensons donc qu’il sera plus facile à l’enfant de produire un pronom de dialogue (moins couteux en ressource de stockage en mémoire) qu’un pronom accusatif 3e personne (plus couteux). Ajoutons, comme pour l’hypothèse précédente, que les capacités (de stockage) en MDT augmentant avec l’âge, il devrait être plus facile à des enfants âgés de 8 ans qu’à des enfants de 4 ans de produire un pronom de non dialogue (clitique accusatif 3e personne), plus couteux en ressources mnésiques. Nous nous attendons donc à voir un effet du groupe d’âge dans la production de ces différents pronoms.

Rôle de [OMISSION]

Enfin, le dernier point d’intérêt concernant la difficulté à produire la 3e personne du clitique accusatif est celui de l’omission légitime de l’objet en français parlé. Cette structure linguistique pouvant être omise dans certaines conditions, cela demande de maîtriser les compétences discursives et lexicales qui lui sont reliées. Tuller et al. (2011) proposent que le phénomène d'omission légitime du clitique accusatif semble certainement être une potentielle source d'explication pour la faible production de ce clitique dans le développement langagier de l’enfant (voir aussi Tuller, 2000). En lien avec une acquisition tardive des compétences discursives, nous pouvons penser que la moins bonne maîtrise des règles lexico-discursives

attachées à l’omission légitime du clitique accusatif 3e personne peut amener les enfants à produire des structures simplifiées (notamment en faisant des omissions de ce clitique). En effet, la maîtrise de ces règles lexico-discursives, implique, entre autre, d’identifier le topique de l’énoncé et de voir s’il est suffisamment saillant dans la conversation pour pouvoir l’omettre. Autrement dit, c’est savoir que l’information présente dans la conversation est suffisante et ne demande pas l’utilisation d’un pronom. Selon Lloyd, Camaioni et Eracolani (1995) qui ont testé des enfants italiens et anglais âgés de 6 à 9 ans, le fait d’évaluer les besoins informatifs de son interlocuteur pour ne donner ni trop, ni trop peu d’informations est acquis entre 7 et 9 ans. Nous postulons donc que des enfants qui maîtrisent mal ces conditions lexico-discursives et qui gèrent moins adéquatement les besoins informatifs de leur interlocuteur feront plus d’omissions du clitique accusatif 3e personne jugées illégitimes en français parlé. D’autre part, Karmiloff-Smith (1975, cité par Schelstraete, 2011) mentionne que l’utilisation flexible des marques d’ancrage référentiel n’apparait que tardivement aux alentours des 9-10 ans. Pour faire le lien avec le clitique accusatif, Pirvulescu et Belzil (2008) proposent que l’influence des mécanismes responsables de l’omission de ce clitique soit d’autant plus forte que l’enfant est jeune. Ainsi, et en accord avec les hypothèses précédentes liées à l’influence de l’âge sur les performances en production, nous pensons que des enfants de 4 à 6 ans ayant des compétences lexico-discursives plus limitées que des enfants de 6 à 8 ans (ou que des adultes) auront plus de peine à maîtriser les mécanismes associés au phénomène d’omission légitime en français parlé.

Nous ajoutons donc que la maîtrise des conditions restrictives liées à l’omission légitime sera d’autant plus difficile que l’enfant est jeune.

Suite à l’énonciation de ces divers éléments, nous nous sommes posé les questions suivantes : ces trois facteurs de difficultés, énoncés dans l’étude de Tuller et al. (2011) (dans la présente étude nommés : [GENRE], [DISCOURS] et [OMISSION]), ont-ils tous un rôle dans le développement du pronom clitique accusatif 3e ? Peut-on dissocier l’impact relatif de chacun d’eux, en neutralisant les deux autres ?