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Chapitre 4. État des connaissances

4.3. Principes du changement et de l’apprentissage organisationnel

Souvent, les approches et programmes qui soutiennent le développement professionnel visent simultanément à stimuler l’apprentissage individuel et à diffuser ces apprentissages dans l’organisation dans lequel s’insère le praticien (Cowley 1995; Clarke and Wilcockson 2001). Pour certains auteurs, cette articulation des niveaux individuel et organisationnel de développement professionnel est fondamentale : « Organizational and professional learning cannot develop independently » (Clarke and Wilcockson 2001: 264). Selon ces auteurs, les programmes et l’étude de ceux-ci devraient être orientés aussi vers le développement de l’organisation, plutôt que de se concentrer uniquement sur les individus qui apprennent au sein de celle-ci (Cowley 1995; Clarke and Wilcockson 2001; Mathieu and Tesluk 2010). Ainsi, s’il apparaît évident que l’organisation est composée d’individus qui apprennent (ce n’est pas l’organisation per se qui apprend, ce sont ses membres qui apprennent pour elle), l’organisation doit d’abord permettre et faciliter des changements au niveau individuel, changements qui altèrent en retour son fonctionnement global, ce qui renforce ensuite les changements individuels (Argyris and Schön 1978; Cowley 1995). L’apprentissage organisationnel a été abordé à travers plusieurs conceptions du changement dans l’organisation, notamment l’innovation organisationnelle, la gestion organisationnelle de l’information, le développement et l’adaptation organisationnels (Greenhalgh, Robert et al. 2004; Nicolini, Powell et al. 2008; Weiner, Amick et al. 2008; Kozlowski, Chao et al. 2010). En effet, le changement organisationnel est en lien avec l’apprentissage organisationnel dans la mesure où l’adoption du changement dans l’organisation constitue le résultat même du

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processus d’apprentissage. Dans cette section, nous débuterons par nous intéresser au concept de changement organisationnel et aux diverses façons dont il a été théorisé dans la littérature. Par la suite, nous aborderons plus spécifiquement le modèle de l’apprentissage organisationnel d’Argyris et Schön (1978) et terminerons par identifier quelques facteurs affectant le changement et l’apprentissage organisationnel.14

Le changement organisationnel peut être défini de façon générale comme toute modification dans la composition, la structure ou le comportement d’une organisation (Bowditch and Buono 2001; Weiner, Amick et al. 2008). Il est maintenant axiomatique de dire que la littérature qui s’intéresse au changement organisationnel est extraordinairement riche, mais fragmentée à travers plusieurs perspectives disciplinaires, marquée par la prolifération des termes, des cadres théoriques et de méthodes de mesure (Greenhalgh, Robert et al. 2004; Weiner, Amick et al. 2008). Déjà en 1993, certains auteurs, tentant de synthétiser cette littérature, la comparait à un test de Rorschach, où chacun voit ce qu’il veut bien voir (Ulrich, Jick et al. 1993). Ainsi, les regards sur cet objet sont teintés par différentes perspectives disciplinaires : sciences organisationnelles et de la gestion, sociologie, information et communication, économie, sciences politiques, notamment (Greenhalgh, Robert et al. 2004; Nicolini, Powell et al. 2008). En sciences organisationnelles, le changement est abordé sous une variété d’angles donnant lieu à différents modèles théoriques : structurel, processuel, culturel, informationnel, etc. (Champagne 2002; Greenhalgh, Robert et al. 2004). Tous ces modèles proposent des conceptions différentes du changement organisationnel, du processus à la base de l’adoption d’un changement et des facteurs qui le facilitent.

Les modèles structurels conçoivent l’innovation comme un produit dont l’adoption est principalement influencée par des déterminants structurels tels que les attributs de

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Étant donnée l’ampleur de la littérature sur ce thème, nous sommes conscients que cette section de notre revue de littérature ne présente qu’une lecture superficielle des théories et ces concepts dans ce domaine. Pour une exploration plus profonde de la littérature dans ce domaine, nous recommandons de consulter de façon

complémentaire certains ouvrages de référence ou revues de littérature faisant montre d’une synthèse adéquate de la littérature dans ce domaine, par exemple Greenhalgh, Robert et al. 2004, Nicolini, Powell et al. 2008,

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l’organisation (taille de l’organisation, division du travail, spécialisation, etc.), le contexte organisationnel et les attributs des gestionnaires (Burns 1961; Scheirer 1981; Denis, Champagne et al. 1990; Champagne 2002; Greenhalgh, Robert et al. 2004). De façon générale, ces modèles stipulent que les organisations les plus adaptatives au changement sont les moins formalisées, les plus décentralisées, les plus flexibles et participatives (Mintzberg 1979; Jelinek, Litterer et al. 1986; Champagne 2002).

D’autre part, les modèles processuels/culturels se concentrent sur des aspects plus intangibles de l’organisation afin d’expliquer leur capacité de changement, telle que la culture organisationnelle, le climat, les relations entre les individus et les jeux de pouvoir (Greenhalgh, Robert et al. 2004). Le modèle politique, qui voit l’implantation d’un changement dans une organisation comme tributaire de jeux de pouvoir et d’influence entre les acteurs, en est un bon exemple (Scheirer 1981; Harrison 1985; Denis, Champagne et al. 1990). Dans ce modèle, l’analyse se porte sur les stratégies mises en place par les différents acteurs qui agissent dans leurs intérêts ainsi que sur leurs interactions (Crozier 1963; Crozier and Friedberg 1981; Hage 1999). Le processus de changement emprunte la forme d’une négociation continue entre les intérêts des acteurs et dépend du résultat de ces négociations (Scheirer 1981; Denis, Champagne et al. 1990; Champagne 2002).

Par ailleurs, certains modèles voient l’adoption d’un changement dans une organisation sous un angle principalement informationnel (Greenhalgh, Robert et al. 2004). Suivant ces modèles, l’adoption d’un changement concerne le traitement de l’information et implique autant l’acquisition, la distribution, l’interprétation que l’archivage de l’information (Cohen and Levinthal 1990; Huber 1991; Fiol 1994; Nonaka 1994; Nonaka and Takeuchi 1995). Pour Nonaka et Takeuchi (1995), l’apprentissage organisationnel est créé par l’expérience directe des individus qui est diffusée dans l’organisation à travers divers mécanismes. Dans ce contexte, le changement organisationnel est grandement dépendant de la capacité absorbante de l’organisation (Cohen and Levinthal 1990). Cette capacité réside dans l’aptitude de l’organisation à assimiler de nouvelles informations et dans l’habileté à les exploiter (Cohen and Levinthal 1990). Les modèles informationnels dirigent leur attention sur le partage de

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connaissance, les structures technologiques et de communications entre l’environnement extérieur et l’organisation, ainsi qu’au sein même de celle-ci, afin d’expliquer le changement organisationnel.

C’est dans cette dernière perspective que peuvent s’inscrire certains modèles de l’apprentissage organisationnel, qui mettent soit l’accent sur l’interaction entre les individus (perspective sociale du processus de l’apprentissage organisationnel) ou la diffusion des informations dans l’organisation (perspective technique du processus de l’apprentissage organisationnel). Il revient à Argyris et Schön (Argyris and Schön 2002) d’avoir les premiers théorisé le modèle de l’apprentissage organisationnel. Pour ces auteurs (2002: 24), « une organisation apprend lorsqu’elle acquiert de l’information sous toutes ses formes », la traite et en profite en retour. Le modèle d’Argyris et Schön repose sur la prémisse que les organisations, tout comme les individus, disposent de théories d’action tacites (théories d’usage) qui gouvernent leur façon d’agir dans certaines situations, plus que les théories auxquelles ils disent explicitement adhérer (théories professées). La théorie d’usage définit une stratégie d’action basée sur les valeurs de l’organisation qui est constamment raffinée par l’apprentissage organisationnel (Argyris and Schön 2002). Argyris et Schön distinguent deux niveaux d’apprentissage : l’apprentissage en simple boucle et l’apprentissage en double boucle (Argyris and Schön 1978; Argyris 1982). L’apprentissage en simple boucle réfère aux situations où les individus agissant comme des agents de l’organisation détectent des erreurs dans les informations ou les compétences possédées pour agir sur une situation. Une ‘investigation’ est alors entreprise par les agents de l’organisation afin d’identifier ces erreurs et de les corriger en allant chercher les informations et les compétences appropriées (Cowley 1995). À ce niveau, les buts, les valeurs et les théories de l’organisation sont pris pour acquis; le focus est plutôt orienté vers les techniques et l’amélioration des techniques (Usher and Bryant 1989). L’apprentissage en double boucle, en revanche, survient face à des problèmes et des situations complexes qui impliquent une réflexion plus critique en regard des buts de l’organisation, de ses valeurs et ses prémisses fondamentales (Argyris and Schön 1978). Les organisations qui démontrent ce type d’apprentissage détectent et corrigent les erreurs de façon à modifier leurs structures, leurs valeurs et leurs prémisses (Argyris and Schön 1978;

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Argyris 1982; Usher and Bryant 1989; Cunliffe 2004; Hong and Choi 2011). On parle alors de réel apprentissage, parce que la théorie organisationnelle d’usage est modifiée à la suite de l’investigation (Argyris and Schön 2002). C’est dans ces processus en double boucle que s’articulent principalement les niveaux d’apprentissage individuel et organisationnel : « Les théories d’usage individuelles contribuent à la création et au maintien du système d’apprentissage de l’organisation ; à son tour, ce système contribue à renforcer et restructurer les théories d’usage personnelles » (Argyris and Schön 2002: 39).

Facteurs influençant l’apprentissage organisationnel

Ces différentes perspectives et les modèles qu’elles proposent ont permis d’identifier plusieurs variables pouvant influencer l’adoption d’un changement dans l’organisation. Greenhalgh et al. (2004), dans un convainquant effort de synthèse, identifient huit dimensions autour desquelles gravitent ces variables : caractéristiques de l’innovation, caractéristiques des adoptants et processus d’adoption, assimilation par le système, processus de diffusion et dissémination, antécédents du système en regard de l’innovation, disponibilité du système pour l’innovation, réseaux et collaboration inter-organisationnels, ainsi que caractéristiques de l’implantation et de la routinisation. Bien que ces facteurs d’influence apparaissent intrinsèques aux différents modèles présentés préliminairement, il convient de faire un retour synthétique sur l’ensemble. Ainsi, l’avantage relatif de l’innovation ou du changement proposé par rapport à l’ancien mode de fonctionnement, sa compatibilité avec les valeurs, normes et besoins de l’organisation ainsi que sa simplicité perçue sont quelques caractéristiques qui en favorisent l’adoption (Marshall 1990; Rogers 1995; Ferlie, Gabbay et al. 2001; Denis, Hebert et al. 2002; Greenhalgh, Robert et al. 2004). À un autre niveau, les caractéristiques des adoptants – telles que motivation, tolérance à l’ambigüité, capacités, besoins et signification donnée à l’innovation ou au changement – joueraient également un rôle important dans le processus d’adoption (Rogers 1995; Yetton, Sharma et al. 1999; Ferlie, Gabbay et al. 2001; Gladwin, Dixon et al. 2002; Greenhalgh, Robert et al. 2004). Dans un autre ordre d’idées, certaines variables peuvent être identifiées comme favorisant la diffusion

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de l’innovation à travers l’organisation, telles que la qualité de la structure de réseautage dans l’organisation, le soutien de leaders d’opinion et de champions favorables au changement ou la présence de programmes formels de diffusion bien adaptés aux caractéristiques des adoptants et de l’organisation (Becker 1970; Rogers 1995; Backer and Rogers 1998; Markham 1998; Greenhalgh, Robert et al. 2004). En outre, de nombreuses caractéristiques des organisations (caractéristiques structurelles ou culturelles) ont été étudiées en termes de leur influence sur l’adoption d’un changement. La capacité à adopter un changement serait notamment augmentée lorsque l’organisation est de grande taille, mature, divisée fonctionnellement en départements et unités, présentant des structures de décision décentralisées, une bonne capacité absorbante de l’information et un contexte réceptif pour le changement (Damanpour 1991; Pettigrew and McKee 1992; Barnsley, Lemieux-Charles et al. 1998; Ferlie, Gabbay et al. 2001; Greenhalgh, Robert et al. 2004).

Encadré 5. Définition de l’apprentissage organisationnel

Bien que cette thèse n’aborde pas directement l’apprentissage organisationnel, elle le conceptualise comme un rouage important du développement professionnel. À partir d’une perspective socio-informationnelle découlant des sciences organisationnelles, l’apprentissage organisationnel est envisagé comme un processus où de nouvelles informations sont acquises et de nouvelles compréhensions émergeant des agents de l’organisation se diffusent dans l’organisation grâce à divers types d’interactions, permettant un changement dans la structure, la composition ou le fonctionnement de l’organisation.