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Chapitre 4. État des connaissances

4.1 Principes de l’apprentissage professionnel au niveau individuel

4.1.3 L’apprentissage réflexif et la réflexivité

Depuis quelques décennies, la réflexion, la réflexivité et l’apprentissage réflexif occupent un pan non négligeable de la littérature sur le développement professionnel dans plusieurs disciplines telles que l’éducation, les sciences infirmières, les sciences organisationnelles et la psychologie12. En santé publique, « while no formal training or teaching of reflection takes place, it is expected as part of continuous professional development » (Jayatilleke and Mackie 2012: 1). En effet, il semble que ce type d’apprentissage alternatif soit un élément crucial de l’éducation des professionnels et de l’amélioration continue de leur pratique, parce que permettant d’intégrer la théorie et la pratique, de transformer l’expérience en apprentissage et de faciliter l’acquisition et l’intégration de nouveaux savoirs (Mezirow 1990; Jarvis 1992; Wong, Kember et al. 1995; Mann, Gordon et al. 2009). Il y a lieu de faire une distinction entre plusieurs termes contigus en lien avec l’apprentissage réflexif. La pratique réflexive, un concept articulé principalement par Schön (1984), est un type de réflexion appliquée dans le contexte professionnel et en regard de la pratique. La pratique réflexive est généralement perçue comme allant plus loin que la réflexion, puisqu’elle implique que le produit de cette réflexion soit réinvestie dans les actes du professionnel afin de mieux appréhender les problèmes et les situations complexes de la pratique (Bleakley 1999). La réflexivité, pour sa part, est un concept polysémique entretenant des liens étroits avec la pratique réflexive, et est souvent utilisé de façon interchangeable. Bien qu’on n’en conçoive pas de définition unique, la réflexivité se conçoit généralement comme une démarche d’exploration et de questionnement de la pratique

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Bien que l’on les ait situé à un niveau individuel dans cet état des connaissances, les notions sous-jacentes à l’apprentissage réflexif et à la réflexivité ont aussi été explorées dans la perspective des approches d’apprentissage de groupe et de l’apprentissage organisationnel.

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professionnelle à l’aune des expériences passées, cette démarche se soldant par de nouvelles compréhensions pour le professionnel (Issitt 2003). La réflexivité est aussi conçue comme une forme d’interrogation de la pratique pour en extraire une représentation de la dynamique entre le personnel, le professionnel et le politique (Hardy, Phillips et al. 2001; Boutilier and Mason 2006). Dès lors, ce type d’exercice, en tant que processus permettant d’évaluer l’impact de la pratique sur les dynamiques sociales, a le pouvoir de transformer le professionnel en un acteur social engagé (Bolam and Chamberlain 2003; Issitt 2003).

Plusieurs modèles et théories se sont appliqués à définir et à conceptualiser la réflexivité. Selon Maan et al. (2009), ceux-ci peuvent être articulés autour de deux dimensions : (1) une dimension itérative, suivant laquelle le processus de la réflexivité est déclenché par l’expérience, induisant une nouvelle compréhension d’une situation, générant ultimement de nouvelles actions de la part du praticien, etc.; (2) une dimension verticale, définissant différents niveaux de réflexion sur l’expérience.

Parmi les modèles qui conçoivent la réflexivité comme un processus itératif, le modèle du praticien réflexif de Schön (1984) est certainement l’un des plus connus. Étudiant la pratique des professionnels, Schön remarque qu’il existe des situations de complexité ou d’incertitude qui défient tous les modèles techniques et rationnels enseignés aux professionnels. Il émet alors la prémisse selon laquelle il existe une forme de savoir généré par la pratique, qui ne s’enseigne pas et qui permet de faire face à ces situations inédites. Pour Schön, l’apprentissage qui résulte de la pratique réflexive est un processus en spirale qui traverse des phases : (1) d’appréciation, où le praticien se forge une compréhension initiale d’une situation nouvelle et problématique; (2) d’action, où il teste cette compréhension et ses implications sur le terrain; (3) de réévaluation, où le professionnel revient sur l’énoncé du problème, le critique et propose une nouvelle théorie ainsi que les conséquences pratiques qui en découlent (Schön 1984).

D’autres modèles sont plutôt axés sur les différents niveaux de réflexion (modèles verticaux). Le modèle de l’apprentissage transformatif de Mezirow (Mezirow 1981; Mezirow 1991), qui puise largement dans les théories critiques d’Habermas et de la réflexivité, en est un

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bon exemple, puisqu’il insiste sur les diverses étapes nécessaires à une ‘transformation de perspective’. Pour Mezirow (1981; 1991), la transformation de perspective, ou l’apprentissage transformatif, survient à l’apogée d’une dizaine d’étapes évoquant différents niveaux de prise de conscience et de réflexion. L’apprentissage transformatif permet à l’adulte d’acquérir une conscience critique et de changer ses perspectives de sens, concept que l’auteur explicite un peu comme une vision du monde, un cadre de référence, une structure de représentations (Mezirow 1991).

Deux grands types de réflexivité

Les auteurs qui se sont intéressés à la réflexivité ont souvent opposé différents idéaux- types de ce concept, renvoyant à diverses fonctions de la réflexivité. Par exemple, Teekman (2000), qui a exploré la pensée réflexive dans le contexte de la pratique infirmière, met en relief deux sortes d’exercice réflexif ayant des buts distincts : 1) raffiner et améliorer les pratiques (reflective thinking for learning); 2) questionner les dynamiques et prémisses sous- jacentes à la pratique (reflective thinking for critical inquiry). Le premier type de réflexivité, plus pragmatique, serait une stratégie efficace pour faire sens de situations concrètes et développer des connaissances applicables dans la pratique professionnelle. Le deuxième type, plus interrogatif, permettrait de prendre conscience des dynamiques politiques, morales et éthiques qui sous-tendent la pratique et ultimement, de s’en émanciper (Teekman 2000). De la même façon, Bolam et Chamberlain (2003), inspirés par les écrits de Danziger sur les constructions sociales (1997), font une distinction entre réflexivité légère (light reflexivity) et réflexivité profonde (dark reflexivity) dans le contexte de la pratique de la psychologie. Pour ces auteurs, la réflexivité légère impliquerait de reconnaître et de réfléchir l’influence du praticien, de ses valeurs et de ses attributs personnels sur sa pratique, avec pour but d’améliorer la pratique. En revanche, la réflexivité profonde engagerait un niveau plus profond de réflexion sur la pratique et ses prémisses fondamentales, en relation avec les intérêts qu’elles servent, ainsi que les enjeux moraux, de pouvoir et politique qu’elles sous-tendent (Bolam and Chamberlain 2003). En outre, Argyris et al. établissent une différence intéressante

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entre deux types d’apprentissage, en simple boucle et en double boucle, qui peuvent s’apparenter à divers types de réflexivité (Argyris and Schön 1978; Argyris 1982). Ainsi, l’apprentissage en simple boucle renvoie aux situations de la pratique où les professionnels détectent des erreurs dans leurs connaissances, leur compréhension de la situation, l’information qu’ils possèdent. Dans l’apprentissage en simple boucle, le professionnel réfléchit de façon à identifier ces erreurs, les corriger et résoudre des problèmes pratiques, sans pour autant remettre en question le but de ses actions, ses valeurs et son cadre de pensée général (Hong and Choi 2011: 699). À ce niveau, le focus est dirigé vers les techniques et l’amélioration des techniques (Usher and Bryant 1989). L’apprentissage en double boucle, au contraire, évoque un type de réflexion plus critique qui questionne les buts, les critères et les cadres de pensées pré-établis. Les professionnels qui démontrent ce type d’apprentissage détectent et corrigent les erreurs d’une façon qui implique la modification des prémisses, des valeurs et des cadres de pensée relatifs à leur pratique (Argyris and Schön 1978; Argyris 1982; Usher and Bryant 1989; Cunliffe 2004; Hong and Choi 2011).

En somme, l’étude de la littérature concernant la réflexivité fait apparaître deux grandes conceptions, ou idéaux-type, de la réflexivité. La première, qui pourrait être appelée ‘réflexivité formative’, renvoie à l’examen des expériences professionnelles et des compétences techniques dans le but de faire émerger un savoir utile pour la pratique (Teekman 2000; Bolam and Chamberlain 2003). Ce type de réflexivité permet d’améliorer la pratique professionnelle à l’intérieur d’un système pris pour acquis et inquestionné (Argyris and Schön 1978; Bolam and Chamberlain 2003). Le deuxième type de réflexivité, qui pourrait être appelé ‘réflexivité critique’, est un exercice de questionnement des prémisses, des dynamiques et des enjeux sous-jacents à la pratique, dans le but ultime d’interroger sa contribution à une société plus juste et humaine (Teekman 2000; Bolam and Chamberlain 2003; Issitt 2003). Ce type de réflexivité est vouée à stimuler la conscience critique du professionnel et prend comme point de départ le système de pratique, ses prémisses et ses dynamiques sous-jacentes (Argyris and Schön 1978; Bolam and Chamberlain 2003). La réflexivité critique émerge principalement de la théorie critique, dont le but est d’émanciper les individus des dynamiques de pouvoir grâce

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à déconstruction des connaissances et des pratiques (Guba 1990; Guba and Lincoln 1994; Delany and Watkin 2009).

Développer la réflexivité

Malgré l’abondance des modèles et des définitions proposées, un nombre relativement modeste d’articles et d’ouvrages se sont intéressés à la façon dont on peut développer et encourager la réflexivité (Wong, Kember et al. 1995; Kember, Jones et al. 1999; Mann, Gordon et al. 2009). Néanmoins, cette littérature permet de cibler certains paramètres de l’apprentissage conçus comme facilitant le développement de la réflexivité. Ainsi, il semble qu’une multitude de stratégies, telles que l’écriture d’un journal, la préparation de portfolios, le brainstorming et le dialogue, sont utiles afin de favoriser le processus réflexif (Wong, Kember et al. 1995; Beecher, Lindemann et al. 1997; Sobral 2001; Williams and Wessel 2004; Mann, Gordon et al. 2009). Certaines études s’intéressent en outre au rôle de l’environnement de travail dans le développement de la réflexivité, et démontrent qu’un environnement où la réflexivité est renforcée et supervisée serait facilitant (Mantzoukas and Jasper 2004; Mann, Gordon et al. 2009). À cet effet, l’allocation d’un espace-temps spécifique à ce genre d’activité dans l’horaire du professionnel est recommandé (Wong, Kember et al. 1995). À l’inverse, le travail sous pression et un environnement de travail surchargé peuvent agir comme des barrières à la réflexivité (Mamede and Schmidt 2005; Mann, Gordon et al. 2009). En outre, il apparaît qu’une relation de mentorat, qui peut prendre différentes formes, est probablement un élément clé pour stimuler et guider la réflexion (Teekman 2000; Gustafsson and Fagerberg 2004; Pearson and Heywood 2004; Mann, Gordon et al. 2009). De la même façon, certaines études ont mis en lumière le rôle facilitant que peut jouer le soutien régulier d’un petit groupe de professionnels (6 à 10 personnes) (Platzer, Blake et al. 2000).

Encadré 3. Définition de l’apprentissage réflexif

Cette thèse s’intéresse à l’apprentissage réflexif dans le cadre du développement professionnel. Elle construit sur les théories de la réflexivité pour définir l’apprentissage réflexif comme un processus à travers lequel le

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professionnel se livre à l’examen et au questionnement de sa pratique à l’aune de ses expériences passées, lui permettant ainsi de développer de nouvelles compréhensions qui influencent ultimement ses actions.