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I. Introduction à la ligation biocompatible

4. Principe de la ligation bio-orthogonale

4. 1. Définition

Comme leurs noms l’indique, les réactions bio-orthogonales sont des réactions qui ne doivent pas, autant que possible, interférer avec les fonctions réactives contenues dans les milieux biologiques telles que les amines, les thiols, ni même avec les processus biologiques comme par exemple les cycles catalytiques des différentes enzymes. De plus, il est préférable que les partenaires de réaction soient de petites tailles, faciles à synthétiser, et que la réaction de conjugaison ne dégage pas de sous-produits toxiques. Enfin, la réaction doit-être rapide à l’échelle des processus biologiques. Le développement des telles réactions[125] a permis une meilleure compréhension des systèmes biologiques au cours des dernières années grâce au marquage de biomolécules réalisé in vitro, in cellulo et in vivo.

Le marquage bio-orthogonal procède en deux temps. Il y a tout d’abord l’introduction d’un reporter chimique dans le milieu biologique, qui peut se faire par une réaction de bioconjugaison chimique. Néanmoins, ce reporter est, préférentiellement, introduit par une autre méthode de type enzymatique, métabolique ou encore génétique (vide infra). Cette introduction du reporter est suivie, dans un deuxième temps, de l’ajout du deuxième partenaire qui réalise alors la ligation spécifique du marqueur souhaité; celle-ci étant réalisée avec la fonction introduite précédemment, sans que les autres constituants de la cellule n’interfèrent.

4. 2. Introduction du reporter chimique

Le marquage sélectif et site spécifique des protéines est essentiel pour étudier la structure, l'activité, la localisation et le trafic des protéines. Au cours de la dernière décennie, une grande variété de rapporteurs bio-orthogonaux ont été incorporés dans des biomolécules, voire des cellules, par voie chimique ou biologique[126].

La première approche pour l’introduction d’un reporter consiste à modifier chimiquement la molécule, ou biomolécule d’intérêt. Cette stratégie se divise en trois techniques :

- La première utilise une réaction de bioconjugaison permettant d’introduire un reporter sur la biomolécule cible. Cette méthode a, par exemple, été utilisée par le groupe Weissleder en 2009, en introduisant un trans-cyclooctène (TCO) sur les résidus lysine d’un anticorps via une fonction ester de NHS[127] (Schéma 10 A).

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- La deuxième technique consiste à introduire le reporter sur une entité moléculaire ciblant spécifiquement l’analyte biologique visé. Cette approche a été , entre autres, appliquée à des phospholipides modifiés par un cyclopropène, préparés chimiquement en vue d’imager la membrane de cellules vivantes[128] (Schéma 10 B).

- La troisième technique consiste à générer chimiquement des oligonucléotides, des peptides ou encore des protéines comportant le reporter. Ces biopolymères ont été respectivement préparés par synthèse sur support solide SPOS et SPPS. Des oligonucléotides ont été modifiés par des fonctions norbornène[129], TCO[130], ou tétrazine[131] et ont permis le marquage par fluorescence de brin d’ADN (Schéma 10 C). La SPPS repose, quant à elle, sur des acides aminés non-canoniques (ncAAs) comportant le reporter (Schéma 11 D), ce qui a permis, par exemple, l’inhibition de la dimérisation de la protéine EGF. [132]

Schéma 11 : Approche générale d’un reporter par voie chimique

D’autres stratégies alternatives aux modifications chimiques ont été rapportées pour pallier les limites de cette approche. Ainsi l’incorporation par voie biologique permet une modification de la biomolécule étudiée, bien plus ciblée que dans le cas d’une approche par voie chimique. L’approche par voie biologique peut permettre donc un marquage « site spécifique », ce qui est difficile à obtenir avec l’approche chimique (hormis pour les approches supportées). On retrouve ainsi par ordre chronologique, les techniques d’expansion du code génétique utilisant aussi les ncAAs, l’incorporation métabolique de glycans modifiés et l’insertion par voie enzymatique.

- L’expansion du code génétique consiste en l’utilisation d’une paire aminoacyl -ARNt synthétase (aaRS)/ARN de transfert (ARNt) pour insérer un ncAA dans la chaîne protéique en croissance en réponse à un codon stop (principalement le codon ambre UAG) sur l'ARNm ( Figure 3). Cette stratégie a permis l’introduction de ncAAs possédant des azotures, des alcynes ou encore des tétrazines, au sein de cellules vivantes, de bactéries E. Coli, ou d’animaux[133,134].

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Figure 3 : Structure de quelques ncAAs utilisés pour l’expansion du code génétique[126]

- L’incorporation métabolique, par exemple d’un glycane, consiste à utiliser la biosynthèse endogène des cellules afin d’incorporer un monosaccharide modifié avec une fonction bio-orthogonale dans les glycanes présents sur la surface des cellules mammifères[135] (Figure 4). Cette stratégie a permis l’introduction de fonctions azoture bicyclononyne (BCN) ou encore norbornène à la surface des cellules. Une des limitations de cette méthode est de s’assurer que le sucre modifié pénètre bien dans la cellule, et soit bien pris en charge par la machinerie de glycosylation. De plus, il faut que cette modification n’interfère pas dans l’adressage. Malgré toutes ces contraintes, de nombreuses applications ont pu être mises en œuvre avec succès comme l’étude dynamique de lignification au sein de plantes[136] ou encore l’identification de bactéries vivantes[137].

Figure 4 : Principe de l’incorporation de monosaccharides sur les glycanes présents sur la surface cellulaire (Figure extraite de l’article[135])

- Enfin, l’insertion par voie enzymatique consiste à utiliser l’action d’une enzyme modifiée , ou non, afin d’incorporer une fonction bio-orthogonale sur une protéine ciblée. Ainsi en 2016, le groupe de Bordusa a utilisé la Trypsiligase afin d’incorporer un norbornène sur une protéine d’intérêt[138]. Cette étude a permis d’introduire spécifiquement un norbornène ou une tétrazine sur des protéines ou des anticorps. Il a ensuite été possible d’introduire par iEDDA (de l’anglais « inverse electron demand Diels-Alder »), une chaîne PEG, un fluorophore ou encore un médicament sur les protéines et anticorps préalablement modifiés par l’enzyme.

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4. 3. Les réactions bio-orthogonales

4.3.1. La ligation de Staudinge r

La première réaction de conjugaison bio-orthogonale à avoir été développée est basée sur la réaction entre un azoture et une phosphine. Il s’agit de la ligation de Staudinger, inspirée de la réaction de réduction des azotures par les phosphines, initialement rapportée par Meyer et Staudinger[139]. Cette réaction repose sur la formation d’un iminophosphorane intermédiaire, qui est suivie par son hydrolyse pour former l’amine correspondante ( Schéma 12). Dans le cas de la ligation Staudinger, un ester est placé en ortho sur un des aromatiques de la phosphine. Ceci a pour conséquence d’empêcher l’hydrolyse de l’iminophosphorane intermédiaire via la formation spontanée d’un lactame. Ce lactame sera ensuite hydrolysé à son tour, pour générer un oxyde de phosphine et une liaison amide, créant ainsi un lien covalent et irréversible (Schéma 12).

Schéma 12: Ligation de Staudinger

Cette réaction chimiosélective a notamment été utilisée par Bertozzi; cela en but de lier un polypeptide portant le partenaire phosphine avec une cellule modifiée à sa surface par une fonction azoture suite à la métabolisation d’un monosaccharide non naturel[135,140,141]. Bien qu’efficace en milieu biologique complexe, la ligation de Staudinger possède quelques limites. En effet, que ce soit sous sa forme classique ou « traceless »[142], cette réaction conduit toujours à un relargage de sous-produit. Effectivement, un alcool primaire est généré dans le cas de la ligation Staudinger, tandis que l’extrusion d’une phosphine oxydée est observée dans sa version « traceless ». De plus, les cinétiques observées pour cette réaction se révèlent particulièrement lentes puisqu’elles sont de l’ordre de 2,2 x 10-3 M-1 s-1. Nonobstant, à cause de ses limitations, il est apparu nécessaire de développer des réactions plus rapides, ne générant pas de produit secondaire.

4.3.2. La ligation SPAAC

Une variante bio-orthogonale de la célèbre CuAAC a été développée afin de s’affranchir de l’utilisation du cuivre cytotoxique, même si des alternatives ont été développées comme l’utilisation de ligands rendant le cuivre inerte dans les cellules vivantes par exemple[143,144]. Cette variante de la réaction CuAAC qui a été découverte par Wittig et Krebs[145], repose sur l’utilisation des cyclooctynes, alcynes rendus plus réactives par la tension de cycle; elle a d’ailleurs été récemment utilisée par C. Bertozzi[146,147] en conjugaison bio-orthogonale. Cette nouvelle réaction bio-orthogonale porte le nom de SPAAC de l’anglais « strained promoted alkyne azide cycloaddition ». De plus, les fonctions alcynes

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et azotures ne réagissent pas avec le milieu biologique dans les conditions physiologiques . Cela en fait d’excellents candidats pour la conjugaison bio-orthogonale (à noter qu’il a été démontré que certains alcynes tendus peuvent présenter des réactivités indésirables avec les thiols[21,148,149] , les persulfides[150] ou les acide sulféniques[151]). De plus, de nombreuses cyclooctynes ont été développées entre 2004 et 2015. Ainsi, il est possible de moduler la cinétique de la SPAAC en fonction de la nature de la cyclooctyne. En effet, les cyclooctynes possédant, dans leur structure, des éléments augmentant leur tension de cycle comme des benzènes (BARAC) ou un cyclopropane (BCN), présentent une cinétique de réaction plus élevée vis-à-vis des azotures[152] (Figure 5). Néanmoins, au vu des accès synthètiques de ces composés, de leur fonctionnalisation, de leur réactivité et de leur stabilité, il apparait que le BCN offre le meilleur compromis, ainsi qu’une large gamme d’utilisation pour des applications diverses, allant de la construction moléculaire à la ligation réalisée in vivo.

Figure 5 : Cinétique de réaction de différents cyclooctynes avec l’azoture de benzyle[152].

Récemment, les groupes de Chin et Taran ont utilisés les alcynes sous contrainte de cycle dans une autre réaction de cycloaddition 1,3-dipolaire, qui repose sur l’utilisation d’un partenaire sydnone[153,154]. D’autre part, l’incorporation d’un atome de fluor en position 4 de la sydnone, a permis d’accélérer d’un facteur 10 000 la réaction avec les cyclooctynes[155]. De même, la présence de cet atome de fluor peut permettre l’introduction d’un fluor radioactif utile pour de l’imagerie de type TEP (Schéma 13).

Schéma 13 : Réaction de SPAAC avec les azotures et les fluorosydnones.

4.3.3. La ligation iEDDA

La réaction de conjugaison entre les tétrazines et les alcènes contraints a suscité beaucoup d’intérêt de par son caractère bio-orthogonal et ses cinétiques généralement élevées. Cette conjugaison repose sur une première réaction [4+2] à demande électronique inverse (iEDDA ), suivie par une retro *4+2+ avec extrusion de diazote rendant la réaction irréversible. Enfin, une isomérisation d’une des doubles liaisons carbone-azote peut être observée dans un solvant polaire. Cette ligation a été décrite de manière indépendante par les groupes de Weissleder et Fox en 2008 en utilisant le

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norbornène ou le trans cyclooctène (TCO)[156–158], respectivement et conjointement avec le motif tétrazine (Schéma 14). Ces deux réactions sont couramment utilisées pour le marquage en milieu biologique[159]. Par la suite, en 2012, le groupe de Devaraj rapporte le cyclopropène comme partenaire d’iEDDA, dans le but de diversifier la gamme des diénophiles utilisables avec la tétrazine. Ce nouveau partenaire a été utilisé afin d’imager la membrane de cellules par fluorescence[128]. Bien que le TCO, le cyclopropène et le norbornène soient largement utilisés il existe d’autre s alcènes contraints, pouvant réagir avec la tétrazine (voir page 98).

Schéma 14 : Mécanisme de la réaction entre la tétrazine et des alcènes contraints (le norbornène développé par Weissleder[156] et le trans-cyclooctène développé par Fox[158])

Par ailleurs, la ligation entre les tétrazines et les TCO est la réaction bio-orthogonale la plus rapide rapportée à ce jour[160]. Les cinétiques des différentes réactions sont résumées dans le Tableau 1. Il est à noter que les réactions SPAAC et iEDDA conduisent toutes les deux à la formation de produits sous forme d’isomères. Ces réactions se révèlent très intéressantes pour des application s in cellulo ou in vivo, mais leur utilisation est difficile pour la modification d’objets moléculaires de plus petites tailles tels que des peptides par exemple[156], puisque la formation d’un mélange de produits sous forme d’isomères est obtenu à l’issue de ces réactions.

Réaction Vitesse [M-1 s-1] Azoture + Phosphine 2,2 x 10-3 Alcyne terminal + Azoture (CuAAC) 10-4-10-2 Difluorocyclooctyne + Azoture 8 x 10-2 Biarylazacyclooctynone + Azoture 1 Norbornène + Tétrazine 1-101 Cyclopropène + Tétrazine 101 Fluorosydnone + BCN 103-104 TCO + Tétrazine 3,8 x 105

Tableau 1 : Vitesses de réaction de différentes réactions de conjugaison bio-orthogonale[128,155,160]

Malgré tout, le nombre de réactions chimiosélectives et bio-orthogonale reste assez restreint. L’ensemble des ligations repose donc sur un nombre limité de réactions. Ainsi, afin de diversifier le plus possible les applications réalisées avec ces réactions, il faut en créer de nouvelles permettant de

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pallier leurs faiblesses, afin d’ouvrir le champ des possibles. Une partie de cette thèse a donc été consacrée au développement de ce type de réaction.

Les réactions de conjugaison au sens large (bioconjugaison, ligation chimiosélective ou bio -orthogonale) sont très souvent associées à une technique d’imagerie. L’incorporation d’une sonde sur l’une des fonctions chimiques impliquées dans ces réactions permet de visualiser, mais aussi, de comprendre le système étudié. Parmi les différentes techniques de visualisation, l’imagerie optique moléculaire et en particulier la fluorescence est l’une des plus utilisées pour sa simplicité et sa facilité d’accès et d’utilisation. Une introduction sur les grands principes de la fluorescence fait l’objet de la partie suivante.