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2.1 – Principe d'intelligence d'un jeu oulipien : vers une esthétique de réception du texte

communautaires diverses. Avant même d'évoquer l'OuLiPo et l’atmosphère humoristique, rappelons avec Yves Citton qu'au fond, « la littérarité d'un texte est produite par le regard du

lecteur25 ». Le lecteur opère un « acte projectif de littération » sur le texte. Nous retrouvons dans

ce propos la définition de la part active du lecteur devant notre corpus, en tant qu'elle est projective. Cela ne nous informe pas encore sur l'influence de facteurs communautaires sur cette activité projective. Pour aller plus loin, il nous faut, avec Stanley Fish, définir ainsi la subjectivité :

si la subjectivité n'est pas conçue comme une entité indépendante, mais plutôt comme une construction sociale dont les opérations sont délimitées par les systèmes d'intelligibilité qui l'informent, alors les significations que la subjectivité confère au texte ne sont pas les siennes propres, mais ont leur source dans la (ou les) communauté(s) interprétative(s) dont elle est une fonction26.

Nous situons ici les potentialités herméneutiques du lecteur des Cent mille milliards de

poèmes dans un contexte de réception. Qu'en est-il alors des contraintes qu'imposent les différents

contextes sur ces potentialités ? Nous entendons ici le terme de contrainte au sens le plus large : elles s'appliquent au geste interprétatif du lecteur, et peuvent donc revêtir des aspects limitatifs très différents. Pour cela, décrire leur fonctionnement général et insister sur leur pertinence suffira au dessein de notre analyse. Stanley Fish les pointe en tant qu'elles éradiquent la possibilité d'un délire solipsiste, ce que nous avions appelé « rêvasserie27 », à opposer à la lecture. Il nous rappelle

que, pour un texte, non seulement l'auteur impose différentes contraintes à son recueil, mais en parallèle, le lecteur lui-même est soumis à d'autres types de contraintes herméneutiques. Yves Citton traduit cette remarque de Fish : « L'erreur est de penser l'interprétation comme une activité qui a besoin d'être contenue à l'intérieur de certaines contraintes [an activity in need of

constraints], alors qu'en fait l'interprétation est elle-même une structure de contraintes [a

25 Yves Citton, Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires ?, op. cit., p. 59 (souligné dans le texte).

26 Stanley Fish, Is There a Text in this Class. The Authority of Interpretive Communities, Cambridge MA, Harvard University Press, 1980, p. 335, traduit par Yves Citton in Ibid., p. 61.

structure of constraints28] ». Si Cent mille milliards de poèmes, comme tout texte, est constitué

d'une structure de contraintes, l'instance du lecteur est finalement, selon le propos de Fish, renvoyé à son équivalent. Nous obtenons ainsi l'illustration de la formule de Yves Citton, décrivant le phénomène de la lecture comme « jeu d'entre-impressions, [qui] met en présence des impressions auxquelles fait face une impression29 ». Non seulement cette formule renvoie à une

activité ludique (un « jeu »), mais elle pointe surtout le fait que l'espace littéraire, celui où se joue l'interprétation, est l'espace d'un dialogue.

Il y a en somme dans la lecture deux types de potentialités, qui se confrontent et coopèrent. L'un est propre au dispositif (le texte), l'autre est propre au lecteur (dépendant de tout un contexte). L'existence de communautés interprétatives empêche les logiques d'interprétation d'être parfaitement erratiques. La « potentialité » propre au lecteur pourrait donc se définir ainsi : elle n'est pas le fait du texte même, mais des normes issues d'une communauté interprétative. Elle ne serait, à l'instar de la potentialité textuelle, « rien d'autre qu'une structure de contraintes […] que l'on se pose pour prendre compte d'un texte30 ». C'est souligner, là encore, que dans la perspective

ludique, le recueil quenien mise sur la ressemblance des instances qu'il met en jeu, afin d'en assurer la connectivité.

Chemin faisant, nous avons été en mesure d'indiquer qu'il existe des principes d'instruction contextuels déterminants dans l'élaboration des structures interprétatives. La « potentialité » littéraire, telle que la pensent les oulipiens, n'est pas plus un fait ex-nihilo que ne l'est la potentialité herméneutique du lecteur, telle que nous l'avons décrite. Aussi les œuvres oulipiennes se présentent-elles comme une instance semblable à celle du lecteur : soumises à certaines contraintes, elles recèlent toutes deux des potentialités créatives. D'une manière générale, l'OuLiPo promeut une connivence avec ses lecteurs qui passe par une ressemblance morale, éthique, psychique : en cela, il promeut souvent l'humour.

Hervé Le Tellier montre en effet que l'OuLiPo se place bien dans plusieurs perspectives esthétiques, en accord avec les pratiques de son époque et selon les tendances artistiques actuelles. Il relève à ce titre « le passage d'une esthétique considérée comme une « étude de la création » à une esthétique de la perception, voire « étude de la réception31 » ». Dans les Cent mille milliards de poèmes, la part active réservée à l'implication du lecteur est sans conteste une

28 Stanley Fish, Is There a Text in this Class. The Authority of Interpretive Communities, op. cit, p. 356, traduit par Yves Citton in Ibid., p. 61.

29 Cité par F. Cusset in Ibid., p. 15. 30 Ibid., p. 61 (souligné dans le texte).

révérence à sa sagacité. Puisque l'attente du lecteur se place autour du « faire sens », la valeur du dispositif quenien se trouve dans sa propension à induire cette participation active, à faire du lecteur un herméneute face à de redoutables obstacles. Ainsi, nous pouvons nuancer nos propos précédents, et considérer que les différents « ratés » du dispositif, comprenant les impasses syntaxiques, font enfin partie du jeu.

Car une esthétique de réception peut impliquer, comme ce semble être le cas ici, un amoindrissement de l'importance du texte comme produit de stratégies partagées32. Si un texte

issu du recueil quenien apparaît, dans son ensemble, particulièrement déplaisant au lecteur, il lui reste toujours les 99 999 999 999 999 autres configurations à essayer. Pour Queneau, l'important était d'ouvrir un champ de littérature potentielle à partir d'outils logiques donnés. Ce champ n'existe cependant que par l'implication du lecteur, marchant sur ses pas. L'implication de ce dernier répond donc directement à l'implication de l'auteur, puisque le jeu se situe à la fois entre le lecteur et le texte, mais aussi bien sûr entre l'auteur et le lecteur. Il faut donc comprendre l'esthétique de réception oulipienne en tant qu'elle repose sur la mise en œuvre d'une expérience littéraire. La manière dont un auteur peut induire une instance, telle que celle du lecteur, à participer d'une création, elle-même pré-configurée, est finalement l'objet de cette esthétique qui s'attache davantage aux conditions de la productivité littéraire.

Aussi faut-il bien voir que l'implication du lecteur face à une œuvre oulipienne demeure cruciale. Dans le cas des Cent mille milliards de poèmes, il ne s'agit pas seulement de lire, mais bien de s'approprier un texte étranger. Il en va ainsi, pour comparer notre dispositif à un autre type de pratique ludique, du puzzle que décrit Perec :

[…] en dépit des apparences, ce n'est pas un jeu solitaire : chaque geste que fait le poseur de puzzle, le faiseur de puzzle l'a fait avant lui ; chaque pièce qu'il prend et reprend, qu'il examine, qu'il caresse, chaque combinaison qu'il essaie et essaie encore, chaque tâtonnement, chaque espoir, chaque découragement, ont été décidés, calculés, étudiés par l'autre33.

Il y a, dans la forme ludique de notre corpus, de quoi concevoir un principe d'intelligence partagée entre auteur et lecteur. Mais il ne faudrait pas omettre à son profit la considération d'un autre principe, spécifiquement poétique. Nous parlons du principe de sidération, tel que nous

32 Pour François Le Lionnais, les Cent mille milliards de poèmes impliquent un « accroissement de productivité entraînant corrélativement un abaissement du prix de revient unitaire des poèmes » (« À propos de littérature expérimentale », postface aux Cent mille milliards de poèmes, in Œuvres complètes I, op. cit., p. 346.)

33 Georges Perec, Préambule in La vie mode d'emploi, Paris, Hachette, 1978, p. 18, cité par Hervé Le Tellier in

l'avons défini plus haut, qui s'accorde fort bien à toute une « esthétique de la perplexité ». Jacques Roubaud nous rappelle l'étymologie du terme « puzzle » dans ses remarques34 :

[…] le préambule sur l’art du puzzle ; c’est aussi évidemment quelque chose sur l’art du romancier. Il doit « puzzler » le lecteur (le rendre perplexe (quoique après coup) : esthétique de la perplexité). Mais il ne peut le faire ni par le traitement mécanique (le découpage industriel), ni par le découpage au hasard. Le rôle de la contrainte (des contraintes) est de lui permettre de prendre la voie de la « mesure » (mezura) entre le métrique et le chaotique (la voie rythmique donc).

La contrainte, en littérature, joue un rôle de mise en équilibre dans la fonction de sidération des textes. De là, elle apparaît indispensable. Pour le cas de notre corpus, le système de contraintes que nous avons décrit remplit donc, en sus de la fonction de viabilité du jeu, une fonction visant à provoquer la réaction du lecteur ; son amusement. Puisque la lecture des Cent

mille milliards de poèmes ne dépends que de la volonté du lecteur, puisqu'il n'y a ni début, ni fin,

seul l'amusement de ce dernier garantit le temps de la lecture, le temps du jeu. Du moins, toute stimulation de son intérêt le pourra allonger. Dans ce cadre précis, il convient de rappeler qu'un jeu, s'il n'est pas amusant ne serait-ce qu'un seul instant, échoue à sa visée première, de laquelle découlent toutes ses autres ambitions.