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On l'a vu : chacun des Cent mille milliards de poèmes porte finalement la signature de

64 « Sentence définitive » retenue par Hervé Le Tellier in Esthétique de l'Oulipo, op. cit., p. 8.

65 Nous renvoyons au « Mode d'emploi » des Cent mille milliards de poèmes, in Œuvres complètes I, op. cit., p. 334.

66 Une fois encore, le « goût pour les chiffres » (Conversation avec Georges Ribemont-Dessaignes (1950), in

Bâtons, chiffres et lettres, op. cit., p. 41) que Queneau affirme en plusieurs endroits n'est pas sans rapports avec

son rejet du surréalisme, en ce qu'il s'agit d'affirmer l'avènement d'un nouveau « lieu » de la créativité. En 1937, il considère encore « les vertus du Nombre », prompt à la création d'un type textuel de « structure qui transmet aux œuvres les derniers reflets de la Lumière Universelle et les derniers échos de l'Harmonie des Mondes. » (Raymond Queneau, « Technique du roman » (1937) in Bâtons, chiffres et lettres, op. cit., p. 33).

Raymond Queneau. Tout lecteur se doit une modestie devant la notion de co-auctorialité que nous mettons ici en avant. Il importe de donner plus de lisibilité aux éléments, sans conteste présents dans le corpus, issus de toute une idiosyncrasie quenienne. Pour être plus précis, nous prendrons appui sur la notion de « non-plausible » explicitée par Rastier, pour comprendre en quoi l'on peut considérer l'invalidité de certaines interprétations dans les stratégies herméneutiques du lecteur, auxquelles jusqu'ici nous n'avons pas défini de bornes claires.

Comme l'indique Rastier, « lire un texte ne consiste pas seulement à énoncer une ou plusieurs isotopies, mais encore à évaluer leur plausibilité relative [aux divers systèmes dont leur identification dépends : idiolecte, sociolecte..]67 ». Ce qui s'explique à l'échelle isotopique

s'explique finalement à tous les niveaux : partons de la définition du sème, le terme de linguistique désignant l'unité minimale de sens. « Les sèmes sont définis par des relations entre sémèmes, aussi bien sur la dimension paradigmatique que sur la dimension syntagmatique68. » Au sein d'un

sémème, on trouve des jeux d'inter-relations entre les sèmes. Les limites de l'interprétation se posent donc ainsi chez Rastier : il emploie fort à propos le terme de « combinatoire » des sèmes, et affirme que cette dernière n'est pas « libre »69 (« si la combinatoire des sémèmes n'est pas libre,

celle des sèmes qui les différencient ne peut l'être non plus »). Par là, il entend qu'elle est d'abord déterminée par des sociolectes et des idiolectes.

Pour traiter du mode d'être de ces différents déterminismes, Stanley Fish a recours à la notion de « communauté interprétative ». Elle renvoie au fait que le sens d'un texte émerge d'une lecture partagée, a posteriori, en situation collective de lecture70. Or si la combinatoire des sémèmes et

des isotopies est déterminée par le contexte de réception propre à tout lecteur, il faut aussi insister sur la nature essentiellement projective de son déploiement. À la lecture de Gadamer71, Yves

Citton relève les rapports entre herméneutique et compréhension, pour saisir en quoi ces deux phénomènes sont bien plutôt indissociables de l'idiosyncrasie du lecteur. Gadamer l'affirme : « ce n'est qu'en reconnaissant ainsi que toute compréhension relève essentiellement du préjugé que l'on prend toute la mesure du problème herméneutique72. » De ce constat, Yves Citton tire deux

67 François Rastier, Sémantique interprétative, op. cit., p. 12. 68 Ibid., p. 29.

69 Ibid., p. 29.

70 Bien que la notion de partage soit au cœur de notre propos, l'exploration de cette piste s'en éloigne par trop. Voir Stanley Fish, Is There a Text in this Class. The Authority of Interpretive Communities, Cambridge MA, Harvard University Press, 1980, p. 326-327, traduit par Yves Citton in Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi

les études littéraires ?, op. cit., p. 58.

71 Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode, trad. De P. Fruchon, J.Grondin et G. Merlio, Paris, Seuil, 1996. 72 Ibid., p. 290, cité par Yves Citton, Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires ?, op. cit., p.45.

enseignements fondamentaux : d'abord, « l'interprétation n'est pas exhumation mais

réinvention73 », en ce que la part « comprise » dans l’interprétation est foncièrement un fait du

lecteur (au sens fort : une fabrication). De plus, « toute lecture implique une forte activité

projective de la part de l'interprète74 ». Il s'agit là du corollaire direct du premier constat : ce

« fait » du lecteur se déploie, au travers notamment de la compréhension des sémèmes (le terme « comprendre » n'est à vrai dire plus approprié) puis de la formation des isotopies, sur un mode

de facto projectif, c'est-à-dire à partir de lui-même. Que reste-t-il alors de la pertinence de la

notion de plausibilité pointée par Rastier, et comment en rendre compte aux abords de notre corpus ?

L'écriture de Queneau est marquée par une empreinte idiolectale, qui se conjugue souvent avec une prédilection pour la transmission d'informations très personnelles, comme sa date de naissance, son signe astrologique, le lieu où il a grandi... Il peut être frappant de lire le propos suivant tenu par Queneau dans un entretien avec Georges Ribemont-Dessaignes.

Je me suis fixé des règles aussi strictes que celles du sonnet. […] Même pour les romans linéaires […] je me suis toujours astreint à suivre certaines règles qui n'avaient d'autres raisons que de satisfaire mon goût pour les chiffres ou des fantaisies strictement personnelles75.

Le troisième sonnet présent dans le dispositif initial traite en effet d'un paysage familier, et notamment du monde de la pêche. Dans le deuxième état manuscrit, ce poème était titré « Concarneau / La pêche à la baleine76 », et l'auteur y évoque cette atmosphère dans laquelle il a

passé sa jeunesse. Aussi peut-on se pencher dès à présent sur le cas du néologisme « harenceaux », qui n'est pas attesté en dehors de l'idiolecte quenien. Voyons, à partir d'un vers de sixième position, si la pertinence de cet idiolecte est inquiétée, une fois ce vers placé au sein du processus combinatoire. Prenons la configuration suivante :

L'un et l'autre a raison non la foule insoumise (P8, V5) où venaient par milliers s'échouer les harenceaux (P3, V6)

73 Yves Citton, Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires ?, op. cit., p .46 (souligné dans le texte).

74 Ibid., p .47 (souligné dans le texte).

75 Raymond Queneau, Conversation avec Georges Ribemont-Dessaignes (1950), in Raymond Queneau, Bâtons,

chiffres et lettres, op. cit., p. 41.

Le néologisme « harenceaux », dont on devine qu'il désigne de jeunes harengs, présente une très grande spécificité. Dans le cadre du sonnet initial – le troisième parmi les dix – il côtoie des sémèmes tels que « poisson », « dorade », « requin », « baleines », phoques », etc... et son identification ne laisse aucun doute. L'isotopie des animaux sous-marins permet cette fluidité. Dans l'exemple ci-contre, un croisement isotopique vient perturber la valeur spécifiante du sémème. Puisqu'il est question d'une « foule » dans le vers précédent, une isotopie potentielle commune émerge, celle de la masse, faisant converger le sémème « harenceaux » vers une acceptation plutôt métaphorique, désignant soit la foule en elle-même, soit ses constituants les plus jeunes (des enfants). Amenés à « s'échouer », ces éléments de la foule seraient apparentés à des poissons au regard de la manière dont ils s'entrechoqueraient, ou l'impression qu'ils donneraient de grouiller vivement.

La spécificité du néologisme a donc un double effet contradictoire : d'une part, elle permet l'affirmation d'un idiolecte parfaitement original, mais de l'autre, le manque de stabilité du nouveau sémème l'oblige à revêtir une définition très contextuelle, puisqu'elle fait l'objet d'une première rencontre pour le lecteur. Une fois de plus, les effets du processus combinatoire jouent un rôle décisif dans la compréhension des sémèmes, quel que soit le sens que l'auteur veuille leur conférer initialement. Il n'en est pas moins vrai que le néologisme demeure reçu pour tel, et que par conséquent le lecteur pressent au moins la part de l'auteur à l’œuvre dans le texte, qui exprime une liberté langagière toute personnelle et un humour aussi certain que volatile.

Avec Yves Citton, nous conviendrons donc du fait que ne pas respecter cette « altérité » de l’œuvre que représentent ses « indices objectifs » relève de la « rêvasserie » et non plus de la lecture77. Pourtant, il peut rester pertinent de penser que Raymond Queneau, dans la manière dont

est conçu son dispositif, nous invite précisément à rêvasser. « Jouer » à ce jeu, au sens strict, ne revient sans doute pas à observer à la lettre toute la contrainte herméneutique liée à l'idiolecte quenien. Cette contrainte n'est jamais effective qu'au regard de ce que l'on pourrait tirer de l'observation des coutumes queniennes en matière de prédilections littéraires, ce qui n'est donc pas toujours pertinent. Un lecteur n'ayant aucun connaissance de l'écrivain Queneau ne jouerait pas moins au même jeu qu'un autre. Définir une herméneutique construite à partir de ce que Umberto Eco nomme l'intentio auctoris78 : « le sens de l'auteur », relève de l'excès. Appelé ainsi au XVIIIe

siècle, ce « sens » textuel était défendu par les auteurs, mais l'on reconnaît des fondements

77 Yves Citton, Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires ?, op. cit., p. 47. 78 Voir Umberto Eco, Les Limites de l'interprétation, op. cit., 1992.

historiques à cet attachement traditionnel79. Une approche psychanalytique, en quête d'une partie

de l'auteur et non du texte, se placerait dans cette veine, qui ne nous paraît pas pertinente pour notre étude. Queneau prône plutôt, a priori, une lecture inverse : ses dix sonnets initiaux, les seuls entièrement de son fait, ne sont là qu'à titre indicatif, pour être « oubliés » dans le geste créatif du lecteur. Il sera donc plus productif de se pencher à présent sur les formes limitatives de l'esthétique des Cent mille milliards de poèmes.