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Comme le souligne Freud, il y a dans l'humour même comme une esthétique de la connivence, voire même une éthique. Le rire en commun dépends le plus souvent d'une nécessaire « communion psychique », et plus précisément du fait que les personnes visées (souvent amies, de fait) soient soumises aux mêmes « inhibitions internes35 ». Ils jouissent ainsi de concert d'un

sentiment de dérision, dont les fondements sont à chercher dans un ensemble, partagé, de structures psychiques contraignantes. Ce que nous soulignons ici, c'est que la perspective de l'humour adoptée dans notre étude s'avère particulièrement apte à révéler les phénomènes de partage à l’œuvre dans notre corpus. L'humour même, lorsqu'il n'est pas tout à fait solitaire, suppose une connivence : mais à quel niveau ? Nous avons largement analysé le niveau textuel, en montrant que l'humour s'y trouvait à différents endroits. Mais qu'en est-il de ce principe

34 Jacques Roubaud, Poétique. Remarques, Poésie, mémoire, nombre, temps, rythme, contrainte, forme, etc., Paris, Seuil, 2016, p. 135.

mimétique que nous mettions en évidence ? Le texte n'est pas, dans la perspective que nous partageons avec Stanley Fish, véritablement porteur, en l'absence de contextualisation, d'une atmosphère quelconque. C'est par connaissance du contexte que le lecteur oriente son interprétation. Comme le dit bien Italo Calvino, « lire, c'est aller à la rencontre d'une chose qui va exister36. »

Nous avons souligné plus haut qu'au fond, par l'adoption d'une contrainte, l'écrivain oulipien fait le choix de miser sur la ressemblance structurelle des instances mises en jeu, afin de faciliter leur inter-communication. S'il y a, de la part du lecteur, une potentielle réaction « mimétique » face aux tours humoristiques qui s'opèrent dans notre recueil, c'est bien en partie du fait de cette ressemblance. C'est en cela que l'on peut affirmer la prégnance de l'influence des choix textuels sur la pratique interprétative du « lecteur-compositeur ». Nous tenons là un nouveau critère pour la réussite effective de la modalité ludique dans les Cent mille milliards de poèmes. Le texte n'est pas donné, mais laissé en suspens ; il attend que l'ensemble de traces37 qui le constitue soit

réagencé par l'ensemble de traces qui constitue l'instance du lecteur. Il l'attend, encore davantage qu'un texte ordinaire, puisque la participation du lecteur déborde le niveau herméneutique et s'étend à l'assemblage des poèmes.

Or, l'instance lectrice est tributaire à la fois d'une communauté interprétative, mais également des influences que peut avoir la simple modalité ludique de sa mise en activité. Cette modalité est elle-même suggérée par divers facteurs : invitation ludique de la part de l'auteur ou suggérée par la forme de l'ouvrage, connaissance du contexte (renvoyant à une communauté interprétative). Au delà de la simple suggestion, elle est enfin rendue effective par l'instauration d'un espace de partage. Nous y arrivons une seconde fois : le jeu instaure un dialogue, et cette forme de partage implique une ressemblance structurelle entre les instances en jeu.

La contrainte textuelle (re-)place donc la poésie à hauteur d'homme. Confronté à elle, le lecteur, ainsi que le dit justement Le Tellier38, « connaît aussi cette expérience de la limite, qui

ouvre un abîme. » Ce sentiment du vide, qui pour Queneau ne peut pas ne pas renvoyer en partie au grand « vide surréaliste » et à son expérience peu fructueuse sur les « fous littéraires39 », est

36 Cité par Hervé Le Tellier in Esthétique de l'Oulipo, op. cit., p. 66.

37 Rappelons la définition de la notion de « trace » formulée par Yves Citton : « résultat d'une impression dotée d'une certaine persistance temporelle ». Cette définition rejoint donc la formule définitionnelle décrivant le phénomène de la lecture comme « jeu d'entre-impressions, [qui] met en présence des impressions auxquelles fait face une impression » (Yves Citton, Lexique in Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études

littéraires ?, op. cit.).

38 Hervé Le Tellier, Esthétique de l'Oulipo, op. cit., p. 289.

39 En 1930, Queneau entame quelques années de fouille à la Bibliothèque Nationale sur le sujet. Il conclut plus tard que « le résultat n'était pas fameux. N'étaient guère exhumés que des réactionnaires et des bavards gâteux.

précisément canalisé par la délimitation d'un « périmètre raisonnable » (Tellier). Dans un tel cadre, il demeure possible à l'écrivain d'opérer sans craindre aucun excès de prétention. La « potentialité » oulipienne doit se comprendre ainsi ; en tant qu'elle est saisie dans un périmètre intime, humain. Cette intimité, dans notre corpus, est un critère qui confère à l'espace textuel la possibilité de devenir un espace ludique, de partage. De son côté, l'auteur œuvre à la découverte de l'infinie potentialité littéraire, en bon oulipien, c'est-à-dire méthodiquement.

La contrainte littéraire dans les Cent mille milliards de poèmes délimite donc l'espace du jeu, dans lequel elle garantit cependant une certaine liberté. Elle délimite de surcroît un espace de connivence avec le lecteur. Car elle est le constituant de la « règle du jeu », et figure par là le pacte de lecture. Ce pacte, au même titre qu'une telle règle, apparaît comme la condition même de la lecture, comprise comme jeu.

Il réalise, dans l'imperfection du monde et la confusion de la vie, une perfection temporaire et limitée. Le jeu exige un ordre absolu. La plus légère dérogation à cet ordre gâte le jeu, lui enlève son caractère et sa valeur40. […] Aussitôt que les règles du jeu sont violées, l'univers du jeu s'écroule41.

Nous avons pu observer qu'avec le recueil quenien, dans la mesure où deux phénomènes « ludiques » sont à l’œuvre simultanément, l'un est à même de rattraper l'autre s'il défaille. Autrement dit, l'imperfection dans les formes obtenues par composition des poèmes peut être reçue par le lecteur sans que le jeu ne s'effondre, puisqu'il s'agit encore de jouer au jeu de l'interprétation, au jeu de la lecture, qui englobe (et, nous l'avons vu, favorise souvent) les erreurs et autres « agrammaticalités » (Yves Citton). Que dire alors du joueur que Huizinga nomme « le briseur de jeu », celui qui « enlève au jeu l'illusion, inlusio, littéralement « entrée dans le jeu », mot chargé de signification42 » ? Existe-t-il seulement un tel individu type dans notre cas d'étude ?

Le simple jeu de la lecture comprend tant de possibles qu'il ne s'agit jamais véritablement, si tant est qu'un tel lecteur prenne la simple peine de lire, d'entretenir une illusion. Puisqu'il s'agit d'un jeu solitaire, il n'est pas question d'exclure un joueur qui « menace l'existence de la communauté joueuse43 ». Il s'agit, pour cette œuvre oulipienne comme pour toute autre, d'établir une complicité

Le délire « intéressant » était rare » (Raymond Queneau, Bâtons, chiffres et lettres, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 1965, p. 239).

40 Johan Huizinga, Homo Ludens. Essai sur la fonction sociale du jeu (1938), Paris, Gallimard, « Tel », 1988, p. 27.

41 Ibid, p. 29. 42 Ibid., p. 29. 43 Ibid., p. 29.

avec le lecteur, à partir de son consentement à l'effort dans le processus créatif. Là résiderait alors le ressort de sa valeur. Car « si lire est un effort consenti, lire un texte contraint peut en exiger un supplémentaire44 », et nous avons pu le vérifier d'emblée, en nous prêtant au jeu quenien.

Ainsi, de même que l'auteur met son effort de créativité en avant, en rendant la contrainte formelle visible (le procédé combinatoire, en l’occurrence), il enjoint le lecteur à devenir « co- auteur ». Cela signifie enfin que cette dernière instance, pour intangible qu'elle soit, accepte à travers le pacte de lecture (la « règle du jeu ») de participer d'une démarche oulipienne. En connaissance ou non des travaux de l'OuLiPo, elle entre dans un périmètre prédéterminé et reposant sur des règles qui sont propres à la démarche de l'Ouvroir. Elle devient donc, a fortiori mais dans une certaine mesure, un « lecteur oulipien45 ». Cette instance est implicite, en ce qu'elle

n'a pas de substance mais est prévue par le dispositif pour fonctionner comme telle.

Nous retombons ici sur l'une des limitations possibles des usages du texte quenien, dont la règle du jeu peut être contournée par un lecteur peu scrupuleux. Ainsi, un lecteur paraphrène fixant quelque poèmes parmi les 1014 possibilités, et prétendant tirer de ces derniers une clé de

lecture absolue sur le cosmos, s'éloignerait par trop de ce lecteur implicitement prévu par le dispositif. Ce lecteur oulipien, en somme, se doit lui aussi de garder une perspective ouverte sur la totalité des potentialités littéraires et sur la quasi infinité – d'un point de vue individuel humain – des herméneutiques possibles.

De ces constats, il faut souligner que c'est d'une mise en intelligence commune que procède notre recueil. Le plaisir du lecteur, notamment devant l'« atmosphère » (Le Lionnais) humoristique qui exhale, est lié à divers processus de reconnaissance. Le lecteur reconnaît le langage de Raymond Queneau et ses facéties ; il reconnaît la forme originale d'un travail spécifiquement oulipien. S'il ne possède aucune indication contextuelle, toujours pourra-t-il constater, dans les formes, ces spécificités. Toujours pourra-t-il, au travers des figures, voire des références ironiques, reconnaître cette perspective humoristique. Tant qu'il trouvera des éléments d'un code référentiel partagé avec l'auteur ou avec l'Ouvroir, jusque dans le fond de son propre code langagier, le « jeu » sera possible, et l'humour, comme nous avons pu le souligner, ne manquera pas d'être repéré.

L'on peut encore étendre ces constats, autour du partage dans l'espace ludique des Cent

mille milliards de poèmes, à un autre niveau de connivence. Le recours à la forme fixe du sonnet

convoque une complicité en rapport avec le phénomène d'intertextualité. Julia Kristeva définit ce

44 Hervé Le Tellier, Esthétique de l'Oulipo, op. cit., p. 66. 45 Ibid., p. 288.

phénomène dans la compréhension d'un texte : « tout texte se construit comme une mosaïque de citations, tout texte est absorption et transformation d'un autre texte46. » Dans notre analyse, nous

évoquions la parodie, en tant qu'il s'agit pour Queneau de faire un emprunt littéraire, de remotiver la forme du sonnet en l'investissant, comme pré-texte, ou comme « architexte47 ». Il faut donc

songer de même aux rapports de connivences qu'induit ce phénomène intertextuel qu'est la parodie. La référence littéraire, par le recours à un élément objectivé (ici, à la forme du sonnet), vient conforter la complicité avec le lecteur, qui partage cette culture langagière.

Ailleurs, le recours à une forme pré-existante peut être voilé, perçu comme un fait secondaire. Mais il y a dans la plupart des œuvres de l'OuLiPo, en particulier dans l'approche déconstructive qu'opère ici Queneau, une mise en évidence des éléments intertextuels. C'est en cela que l'on peut parler de parodie ; ce type d'emprunt s'apparente là encore à un « jeu » sur les textes et sur les formes, et table sur la complicité d'un lecteur implicite. L'on en revient finalement à la notion de communauté interprétative : l'OuLiPo a ceci de particulier que c'est en conscience de ce « faire-communauté » qu'il déploie un certain nombre d'outils référentiels précis, aptes à véhiculer, notamment et entre autres, une atmosphère humoristique dans ses productions.