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Suite à la mention de la question intertextuelle dans les Cent mille milliards de poèmes, nous approfondirons ici l'analyse à partir de la description de la relation architextuelle66 qu'entretient ce

recueil avec la forme du sonnet. Le dispositif quenien en modifie la tonalité originelle, passant notamment du registre intime au registre épique. Cette modalité parodique sera, là encore, fonction d'une prise de recul favorisant la connivence, le jeu et l'humour. Le registre épique, en contexte, offre alors des potentialités humoristiques qui ne lui sont pas propres immédiatement.

S'il utilise les contraintes traditionnelles des formes fixes comme la ballade, le sonnet, s'il éveille l'alexandrin de sa torpeur, reprend les genres poétiques qu'on croyait à jamais tombés en désuétude comme la satire, la poésie didactique, c'est pour mieux les faire jouer et affirmer plus haut sa liberté, en détournant par exemple le sonnet de son utilisation symboliste et en l'engageant délibérément dans le burlesque67.

Au moment où Queneau s'en empare, le sonnet n'est pas encore passé entre les mains de Jacques Roubaud, dont les nombreux travaux sur cet objet ne débuteront qu'en date de publication des Cent mille milliards de poèmes (1961). En revanche, la forme du sonnet, à la suite des poètes romantiques, a notamment été remotivée par le mouvement symboliste68. L'abandon

progressif des règles conçues à la Renaissance a pu déjà, à l'aube du XXe siècle, déboucher sur

des sonnets d'une originalité singulière, comme les sonnets à quinze vers du symboliste Albert Samain69. Comme l'avance Claude Debon, la situation de Raymond Queneau en 1961 est

66 Rappelons ici que le terme désigne la « relation d'un texte avec son genre ». Terminologie développée in Gérard Genette, Palimpsestes, Paris, Seuil, 1982.

67 Claude Debon, « À hauteur d'homme », Magazine littéraire, n°228, mars 1986, cité in Claude Debon,

Doukiplèdonktan ? Études sur Raymond Queneau, op. cit., p. 200.

68 Mouvement artistique né à la fin du XIXe siècle. Pour l'histoire du sonnet dans le contexte qui nous intéresse, se

reporter à André Gendre, Évolution du sonnet français, Paris, PUF, « Perspectives littéraires », 1996.

clairement délimitée dans la chronologie des évolutions du sonnet – et préfigure non moins clairement la posture oulipienne en la matière. En s'employant à le faire entrer dans le « burlesque », il n'est plus question d'écrire le sonnet dans l'optique de « vêtir l'idée d'une forme sensible70 ». Si les sonnets symbolistes revendiquent l'affirmation de la subjectivité au travers de

tendances oniriques et la recherche d'un Idéal, le sonnet proposé dans les Cent mille milliards de

poèmes met l'accent sur autant d'aspects triviaux et englobe finalement « Cosmos, Anthropos et

Logos à la fois71 ».

Détourné d'un tel idéal, nous avons déjà pu l'entrevoir, le sonnet quenien (et oulipien) n'en est pas moins engagé dans un type de paradigme spécifique. Debon parle à raison de « morale » à forme « combinatoire », que seule la tonalité humoristique est à même de prendre en charge : une morale antidogmatique, aux tendances, sinon aux prétentions holistiques. En choisissant de découper matériellement les sonnets initiaux de son recueil, Raymond Queneau attire l'attention du lecteur, nous l'avons dit, sur la facticité du texte, en donnant à voir et à penser ce qui se trame à la commissure des structures qui le forment (syntaxiques, sémantiques). Ce choix est fondamentalement parodique, en ce qu'il propose un détournement de l'architexte sonnet à des fins ludiques originales ; il l'est également à différents niveaux d'influence herméneutique, et notamment via le jeu des registres, comme avec le vers « Du voisin le Papou suçote l'apophyse » (P9, V5).

Assurément, il s'agit avant tout pour la parodie de « donner du jeu » à la forme réinvestie comme au texte dans son ensemble. En soulignant la structure combinatoire du langage, en amplifiant les dynamiques structurelles qui le régissent au travers d'un dispositif ludique, Queneau met incontestablement l'activité interprétative du lecteur à l'honneur. La poésie combinatoire spécifique au recueil quenien repose sur des mécanismes tels que la « métaphore à caractère ouvert72 », qui valident et promeuvent simultanément l'élargissement le plus conséquent possible

des potentialités sémantiques. Il y a du « jeu », au sens d'un espace vierge, entre différents niveaux structurels. Pour investir ces espaces, le lecteur est appelé à « se prendre au jeu », au sens où l'activité ludique qui lui est proposée consiste à répondre à l'appel de la potentialité, en

Flammarion, 2016.

70 Le poète Jean Moréas définit ainsi la tendance de la poésie « symbolique » dans un Manifeste paru dans le

Figaro en 1886 (Micheline Cambron, La vie culturelle à Montréal vers 1900, Montréal, Fides, 2005).

71 Claude Debon, « Oudonkèlanorme ou Queneau par-delà le bien et le mal », Normes et transgressions en langue

et en littérature, op. cit., cité in Claude Debon, Doukiplèdonktan ? Études sur Raymond Queneau, op. cit.,

p. 180.

72 Nous désignons par cette formule l'acte interprétatif qui consiste à repérer un transport (métaphorique) là où le texte semblait présenter un signe de fragilité. Ce type de phénomène a déjà été largement mis en lumière dans nos analyses précédentes.

déterminant, par une lecture de nature projective et souvent métaphorique, une lecture. Cette dernière ressortira de choix qui pourront être lus, par le lecteur lui-même (ou par d'autres), comme des expressions de ce qu'il y a en lui d'intentionnel. C'est en cela que Debon peut parler en effet d'une morale « restitu[ant] perpétuellement l'homme dans son histoire et dans l'Histoire, ne prétendant qu'à une conscience avivée de sa condition […] n'exclu[an]t pas un bénéfice personnel73. »

La poésie délivrée par les Cent mille milliards de poèmes est épique, au plein sens du terme : elle met chaque lecteur sur la voie d'une épopée74 langagière, l'encourageant à découvrir

l'immensité des potentialités du recueil et les textes possibles sur lesquelles elles débouchent. Il va sans dire que le « héros » de cette épopée n'est autre que le lecteur lui-même. Surmontant certains obstacles (syntaxiques, sémantiques, esthétiques), trouvant une voie qui lui est propre à partir de ses outils idiomatiques, il devra s'approprier le dispositif, et faire parler le texte – lire, enfin. Reste que l'auteur n'a pas souhaité s'en tenir à un style soutenu ; cette poésie épique demeure aussi intime. Or, cette synthèse la conduit à « dénoncer toute croyance et tout dogme75 », en écartant

les perspectives idéologiques historiquement associées à la forme du sonnet. Assez paradoxalement, cela se traduit non pas par l'évacuation explicite de ces perspectives, mais par l'invitation du trivial et du grossier (« Le loup est amateur de coq et de cocotte » (P9, V9) ; « d'où Galilée jadis jeta ses petits pots » (P5, V6)) à se joindre à la fête (aux côtés par exemple de vers tels que « le métromane à force incarne le devin » (P8, V14)).

Après ce tour d'horizon permettant de mieux comprendre les tenants et les moyens d'expression de l'atmosphère humoristique qui imprègne les Cent mille milliards de poèmes, il est temps de passer au troisième temps de cette étude, qui s'appliquera à rapprocher l'émergence de cette tonalité latente de la duplicité des types de « jeux » proposés au lecteur.

73 Ibid., p. 186.

74 « Long poème ou vaste récit en prose au style soutenu qui exalte un grand sentiment collectif souvent à travers les exploits d'un héros historique ou légendaire. » (CNRTL, TLFi)

III – Le double jeu : esthétique d'une « hyperlecture »

Nous en venons au dernier temps de notre étude : la question du jeu y apparaît comme réponse, sur divers plans, à la question, centrale pour le recueil quenien, de l'esthétique particulière qu'il véhicule. Pour finir de se convaincre des rapports entre jeu et esthétique, nous n'oublions pas d'emblée que, selon la distinction établie par Freud, « l'attitude esthétique est celle du jeu et non point celle du travail1 ». Or le jeu implique des communautés, comme l'humour.

Puisqu'au contact des Cent mille milliards de poèmes, il y a « double jeu », c'est-à-dire que deux jeux sont joués simultanément (nous aurons l'occasion d'expliciter encore tout à fait ce constat), la permissivité, traduite en potentialité pour le lecteur, est « infiniment » plus grande. Nous mettons des guillemets, car le mot n'a de sens que dans la perspective humaine, et nous ne pouvons évidemment pas en faire un usage absolu dans ce contexte. La « pratique » de ce texte permet enfin d'observer nos propres outils, ceux avec lesquelles nous entrons en interaction avec lui. Nous cheminons alors vers une lecture de la lecture, et c'est en ce sens que nous utiliserons le terme d'« hyperlecture », toujours compris dans la perspective ludique. Car, si « rien n'est aussi salutaire, aussi enrichissant pour le langage que les jeux de langage2 », le constat se trouve être

également valable du point de vue du lecteur, quoiqu'il faille, nous le verrons, éviter l'écueil idéaliste et replacer tout lecteur dans son contexte. Cela implique bien entendu de différencier, comme le proposait Yves Citton, différents types de lecture. Nous aurons ainsi l'occasion de revenir sur la notion de « lecture littéraire » qu'il propose, et qu'il emprunte à d'autres auteurs.