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Nous mettrons ici en avant le rôle des différentes contraintes à l’œuvre dans les Cent mille

milliards de poèmes : elles forment des structures de jeux. Comprises sur ce plan commun, elles

peuvent s'imbriquer pour donner naissance à un double jeu formel et poétique. La « structure de contraintes » (Stanley Fish) nous apparaîtra comme un élément clé pour comprendre en quoi l'on peut parler de « double jeu » à l'approche du recueil de poèmes quenien. Il nous faudra repérer (avec Freud, Huizinga, puis avec Yves Citton, Youri Lotman, Jean-Marie Catonné, et d'autres) le facteur commun régissant la fonctionnalité des formes ludiques dans les Cent mille milliards de

71 Ibid., p. 167.

72 Il sera bientôt temps de nous pencher sur l'épigraphe des Cent mille, Alan Mathison Turing (1912-1954) étant un grand nom de l'informatique théorique, connu pour ses « machines » virtuelles intelligentes.

poèmes. Nous avons analysé toutes les contraintes à l’œuvre en I). Il s'agit là de comprendre la

portée de ces analyses, en considérant que les rapports entre la « potentialité » et la « contrainte » sont les piliers de toute dynamique ludique.

Le diptyque « potentialité » et « contrainte » fonctionne comme une tension, virtuellement à l'œuvre dans tout texte. Rappelons avec Huizinga que « [l]es qualités d'ordre et de tension, propres au jeu, nous amènent à considérer la règle du jeu. […] Tout jeu a ses règles. Elles déterminent ce qui aura force de loi dans le cadre du monde temporaire tracé par le jeu74. » Nous

retrouvons dans cette assertion la notion de « tracé », de « trace75 » ; un jeu n'est lui-même qu'un

ensemble de traces, avant même que sa teneur littéraire (dans le cas des Cent mille, un jeu spécifique se superpose à la lecture comme jeu) ne vienne dédoubler le phénomène. Nous avons déjà (II.1.2) remarqué qu'il était raisonnable de distinguer deux types de potentialités dans ce jeu- ci, l'une propre au lecteur, l'autre propre au texte, et que ces potentialités n'étaient « rien d'autre

qu'une structure de contraintes76 ». Nous nous apprêtons à préciser les modalités de leurs

imbrications mutuelles.

Pour motiver cette nouvelle piste exploratoire, il nous a paru opportun de développer premièrement cette notion de « dualité » qui semble présente aux fondements de tout jeu. Ainsi, en des termes philosophiques, Philippe Gutton nous livre une définition attirant notre attention sur cette réalité.

Activité symbolique incluant le sujet dans un champ structural différent de la réalité, aménagement de celle-ci. Par le double clivage du sujet dont il est le lieu, le jeu renvoie à l'histoire de la dualité dans des contenus différents […]. La répétition ludique de ces séquences doubles mène à l'unité du moi77.

Gutton livre là une définition dont le principe scinde les deux champs structuraux que sont la réalité et l'univers du jeu. Le second, aménagement du premier, serait le lieu d'un double clivage fondamental du sujet participant. Il n'est pas encore temps de parler de l'unité du moi à laquelle tend finalement ce clivage activement orchestré par le joueur. Ce que l'on peut déduire de cette définition est qu'elle rejoint implicitement un point de vue selon lequel l'instance lectrice est elle

74 Johan Huizinga, Homo Ludens, op. cit., p. 29.

75 Nous jugeons utile de rappeler à nouveau la définition de la notion de « trace » formulée par Yves Citton : « résultat d'une impression dotée d'une certaine persistance temporelle ». Cette définition rejoint la formule définitionnelle décrivant le phénomène de la lecture comme « jeu d'entre-impressions, [qui] met en présence des impressions auxquelles fait face une impression » (Yves Citton, Lexique in Lire, interpréter, actualiser.

Pourquoi les études littéraires ?, op. cit.).

76 Ibid., p. 61 (souligné dans le texte).

77 Philippe Gutton, Le jeu chez l'enfant – Essai psychanalytique, Paris, Larousse-Université, 1973, p. 162, cité in Michel Picard, La lecture comme jeu, op. cit., p. 112.

aussi partie intégrante du champ structural du jeu de la lecture, pendant le temps de son déroulement. Car le joueur selon Gutton est « inclus » dans ce champ, ce qui indique que les structures qui le caractérisent se trouvent une place temporaire dans un champ plus vaste, que l'on pourrait qualifier prématurément d'expérimental. L'activité dite « symbolique » dans le jeu implique alors une élaboration ludique visant, comme nous le disions jusqu'ici sans approfondir, à permettre l'interconnectivité des instances en jeu par la valorisation de leur ressemblance structurelle.

Cette « place » que le joueur se fait dans son jeu, pour Michel Picard, est un espace dont l'existence est subordonnée à l'activité correspondant à l'aire transitionnelle. Or, bien entendu cette aire est inégalement investie d'un individu à l'autre : l'on sait comment certains joueurs – ou lecteurs – perdent avec la conscience de jouer toute chance de rester dans le jeu à proprement parler :

l'aire transitionnelle semble ne pouvoir être efficace, remplir sa fonction, que si l'activité compliquée qui y prend place, et la constitue, détermine un véritable dédoublement. […] Le jeu dédouble celui qui s'y adonne en sujet jouant et sujet joué : ainsi y aurait-il un liseur et, si l'on ose dire, un lu78.

Ce n'est donc certainement pas, là encore, une simple métaphore que de dire « qu'il y a du jeu » chez le joueur. Cet espace qu'il détermine entre lui et lui-même permet à la dynamique du jeu de prendre place, de déployer ses mécanismes. Une instance passive se détache d'une instance caractérisée par son activité – vers une autorité – dans le phénomène de la lecture. Là où le « lu » se laisse guider par un versant émotionnel, le « liseur » conserve une conscience du fait qu'il ne s'agit précisément que d'un jeu. En vérité, l'analyse de Picard, accolée aux instances du sujet définies par la psychanalyse79, dépasse cette binarité, dès lors qu'entre en jeu l'instance lectrice la

plus active. Il propose dans les lignes suivantes une synthèse de ces clivages :

le liseur maintient sourdement, par ses perceptions, son contact avec la vie physiologique, la présence liminaire mais constante du monde extérieur et de sa réalité ; le lu s'abandonne aux émotions modulées suscitées dans le Ca, jusqu'aux limites du fantasme ; le lectant, qui tient sans doute à la fois de l'Idéal du Moi et du Surmoi, fait entrer dans le jeu par plaisir la secondarité, attention, réflexion, mise en œuvre critique d'un savoir, etc80.

78 Ibid., p. 112 (souligné dans le texte).

79 Pour hardi que ce choix puisse paraître, nous ne prendrons pas le temps de définir ici les instances psychiques fondamentales. Nous estimons dispensables de trop grands écarts dans la perspective psychanalytique, dans la mesure où les définitions fournies par Picard dans la citation suivante sont bien assez éloquentes.

Le « dédoublement » d'abord explicité par Picard ne semble pas être autre chose que le phénomène de la conscience appliqué à la lecture. « Un jeu dont on est pas conscient n'est pas un

jeu81 ». Mais ici, l'on comprend qu'avec le « lectant », tout lecteur possède un potentiel

d'investissement82 de sa lecture. Autrement dit, il est le dernier maillon d'une chaîne descriptive

visant à élucider la manière dont l'instance lectrice peut à la fois se mettre en jeu (le « lu »), éprouver son jeu (au sens factitif ; le « lectant »), et demeurer conscient que cela n'est qu'un jeu (le « lisant »). L'on note donc que le lectant ainsi défini opère ses activités constructrices « par plaisir », comme le précise Picard à très juste titre. Ainsi, puisqu'« il appartient au lectant dans le lecteur de construire des cohérences significatives, d'élucider, terme superbe, l'enjeu et le gain du jeu83 », il est bien clair que résoudre l'« énigme » dans un texte (nous y revenons) ne se fait pas, a priori, autrement que sous la houlette du plaisir. Élucider un texte, comprendre cela même que

l'on peut tirer du jeu, fait partie des possibilités réjouissantes qui orientent la lecture.

Retenons de cette étape analytique que la possibilité pour le lecteur de jouer s'appuie sur ces trois instances, maillons constitutifs d'un premier ensemble structurel permettant véritablement à ce dernier d'enclencher, sur un mode symbolique, le processus du playing. Nous ne résistons que trop peu à l'idée de subsumer cette étape par la formule d'Henriot, qui revient à dire que « cela joue » en chaque joueur : « [l]'hypothèse de la réalité d'un jeu existentiel apparaît comme la condition de possibilité de l'être dans ce qu'il a de dialectique84 ». Autrement dit, la possibilité pour

un jeu de prendre place – menant à la potentialité – correspond à la « potentialité » existentielle propre au joueur, capacité à se définir et se redéfinir à partir de clivages dialectiques.

Rapprochons-nous alors tout à fait du langage, et des Cent mille milliards de poèmes. Il n'est pas absurde de considérer qu'en découpant ses dix poèmes initiaux, Queneau opère une lecture de ces derniers. À ces dix sonnets dotés d'un sens originel, il fait subir une déformation, au sens où l'entend Youri Lotman : « [l]e langage de l'écrivain est le plus souvent déformé, il subit un métissage avec les langages qui font déjà partie de l'arsenal de la conscience du lecteur […]. Ce métissage, visiblement, possède ses lois d'élection85. » Une première de ces « lois » de

transformation serait donc celle appliquée par Queneau à son propre texte. Certes, l'auteur n'ayant

81 Jacques Henriot, Le Jeu, Paris, PUF, « Initiation philosophique », 1969, pp. 9-10, cité in Ibid., p. 219 (souligné dans le texte).

82 Gardons bien en tête que le vocabulaire de l'économie utilisé par Freud pour décrire certains processus cognitifs a déjà pu nous servir à expliquer la genèse de l'humour, générateur de plaisir par « épargne d'une dépense affective » (Sigmund Freud, Le mot d'esprit et ses rapports avec l'inconscient, op. cit., p. 384).

83 Michel Picard, La lecture comme jeu, op. cit, p. 262. 84 Jacques Henriot, Le Jeu, op. cit., p. 102, cité in Ibid., p. 114.

jamais livré ces poèmes avant découpage, il n'est pas raisonnable de considérer que cette « lecture » de Queneau sur son propre texte puisse être mise en perspective du point de vue du lecteur. Mais l'auteur, dans son « Mode d'emploi », attire l'attention non seulement sur la teneur ludique du recueil en ce qu'il explique son fonctionnement particulier et ses règles, mais il l'attire également – et plus surprenamment – sur sa méthode de « fabrication » du dispositif86. De telles

informations ne sont pas essentielles au bon fonctionnement du jeu. Il y a donc, de la part de l'auteur, une insistance qui tend indéniablement à inviter le joueur à prendre encore davantage conscience du jeu auquel il joue. L'une des conséquences de ce choix revient à pousser le lecteur à devenir véritable joueur, en reconnaissant et en acceptant d'emblée le « dédoublement » fondamental évoqué par Michel Picard.

Queneau invite-t-il, au fond, à une sorte de lecture littéraire des Cent mille milliards de

poèmes ? Répondre à cette question suppose d'articuler la notion aux différentes instances que

nous avons reconnu à tout lecteur, afin d'en approfondir la compréhension.

Gutton a fait remarquer, avec pertinence, que « tout se passe comme si le langage du jeu, de l'ordre de la préconscience, était scindé du langage de la raison, mais qu'à tout moment il était possible de joindre ces deux systèmes ». Ne faut-il pas admettre que le jeu le plus complet, ou du moins les formes les plus élaborées du jeu, dont ferait partie la lecture littéraire, impliquent cette « jonction »-là87 ?

La lecture littéraire est à même d'opérer la jonction entre système préconscient et langage de la raison ; elle se caractérise donc par un équilibre entre l'activité du « lu » et du « lectant ». Livrons sans plus attendre la définition qu'en donne finalement Picard :

La lecture littéraire correspondrait donc, pour un lecteur donné, à l'exploitation maximale de l'aire transitionnelle dans les limites de laquelle ce lecteur s'édifie comme sujet, grâce aux activités conjointes et dialectiques de ce qu'on a proposé d'appeler le liseur, le lu et le lectant88.

De par son insistance sur les traits ludiques de son recueil, Queneau tente en partie d'orienter le lecteur sur le champ qu'il emprunte lui-même, c'est-à-dire, la voie de la potentialité. Au lieu de laisser le joueur s'engouffrer dans des perspectives de réception au hasard, potentiellement très

86 Par exemple: « [c]haque sonnet devait, sinon être parfaitement translucide, du moins avoir un thème et une continuité, sinon les 1014 – 10 autres n'auraient pas eu le même charme » (Raymond Queneau, Mode d'emploi, Cent mille milliards de poèmes, in Œuvres complètes I, op. cit., p. 334).

87 Philippe Gutton, Le jeu chez l'enfant – Essai psychanalytique, op. cit., p. 107, cité in Michel Picard, La lecture

comme jeu, op. cit., p. 205.

réductrices, il prend soin de montrer qu'il s'agit d'un jeu, qu'il serait absurde d'oublier le « liseur », voire le « lectant », au profit du « lu ». En effet, nous l'avons dit, la lecture littéraire, chez Yves Citton comme chez Michel Picard, s'oppose d'abord à l'« Idéologie89 ». Or, dans la démarche de

l'OuLiPo, le volet expérimental des créations se veut lié de près à un refus de toute idéologie90.

François Le Lionnais précise assez vite dans la chronologie du groupe qu'il ne s'agit pas de littérature expérimentale au sens du « sérieux » que cela implique. Il se plaît à rappeler à l'occasion que, à l'instar des travaux « amusants » de l'Ouvroir, « le calcul des probabilités n'a été à ses débuts qu'un recueil d' « amusettes »91 […] ». Si nous nous obstinons à qualifier

d'« expérimentale », dans un sens allégé et rapproché du constructivisme, la littérature potentielle dont les Cent mille font figure de prélude, alors il faudrait effectivement y voir une invitation à une lecture « littéraire ».

C'est en quelque sorte expérimentalement que la lecture littéraire joue ce rôle d'intermédiaire entre l'Idéologie et le scientifique, procurant une connaissance à la manière du second, et différant par là du premier (caractérisé par sa fonction de méconnaissance), mais une connaissance indirecte, à travers des représentations figurées à multiples fonds92.

Ainsi exprimée, la finalité de la lecture littéraire s'exprime à travers la façon dont sa portée heuristique, aussi vague que vaste, s'étend et se déploie dans le champ du psychisme. Les Cent

mille ne revêtent pas une telle portée, a priori ; ils ne sont jamais décrits comme tels. Pour autant,

le facteur expérimental demeure très présent, au sens où chaque lecteur se trouve aux prises avec un objet étrange qu'il lui incombe d'investir pour aboutir à un résultat foncièrement inconnu et très probablement « neuf » (jamais rencontré auparavant). On le comprend, c'est l'évaluation de ce « résultat » qui nous pose ici un problème. Si la lecture littéraire, telle que nous la définissons dans cette étude, implique d'abord de jouer en conscience au jeu de la lecture, et vise à l'exploitation maximale de l'aire transitionnelle, alors l'on doit pourtant reconnaître que telle est bien l'incitation présente dans les Cent mille. Cet ensemble « découpé » recèle dans ses béances un espace qu'il est possible à tout joueur d'investir. Si son investissement de l'aire transitionnelle est suffisante, un lecteur pourra s'« édifier comme sujet93 » en organisant la structure que forment activement ses

89 Cet antagonisme est expliqué notamment in Ibid., pp. 252-255.

90 Nous nous souvenons de la formule de Le Lionnais. « Ce n'est pas un mouvement ou une école littéraire. » (François Le Lionnais, « Littérature Potentielle » in Queneau Raymond, Bâtons, chiffres et lettres, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 1965, p. 297).

91 Ibid., p. 299.

92 Michel Picard, La Lecture comme jeu, op. cit., p. 262 (souligné dans le texte). 93 Aspect développé dans la dernière partie de cette étude.

trois instances lectrices. Ces dernières s'emparent de la structure de contraintes que nous avons décrit en profondeur94, sous tous ses aspects (formes, sémantique, émotions...). Ainsi, pour

résumer,

[ce] n'est pas la structure qui engendre le sens, mais le sens qui fait être la structure. Tout jeu est structure, c'est-à-dire système de rapports et de règles : cela permet de le définir, de le décrire, de le classer, de l'enseigner ; mais il n'existe à titre de jeu que si quelqu'un l'invente ou le réinvente comme tel – pour jouer, pour qu'un y joue – et s'il s'offre à la praxis de quelqu'un défini comme joueur éventuel95.

Mais l'on ne peut imputer la seule qualité d'une « aire transitionnelle » au déroulement même d'un jeu – bien qu'elle soit sa condition de possibilité. Où se situe ce qui fait lire, le plaisir de lire ? Si nous avons relevé l'importance du « lectant », ce n'est pas pour outrepasser celle, tout aussi essentielle, du « lu », davantage attaché aux émotions, comme le plaisir.