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DE LA PRESSE AU VOLUME : UN SURVOL HISTORIQUE DES MODES DE PUBLICATION DU ROMAN

Hybridité générique de la collection « Le Roman canadien » des Éditions Édouard Garand

DE LA PRESSE AU VOLUME : UN SURVOL HISTORIQUE DES MODES DE PUBLICATION DU ROMAN

Pour donner la mesure du changement qui s’opère au début des années 1920 dans l’imaginaire générique du support et la manière dont les Éditions Édouard Garand en tirent parti, je souhaite d’abord procéder à un historique des formes qu’a prises la littérature romanesque canadienne au sein des périodiques. Ce détour est nécessaire, car il permet de voir l’expansion progressive de la place du roman dans les périodiques et de mieux comprendre comment la collection « Le Roman canadien » se positionnera dans cette écologie à titre de support éditorial intermédiaire.

Il me semble également qu’une réflexion sur les formes du roman dans les périodiques canadiens n’a pas encore été menée. La vie littéraire au Québec retrace les grands acteurs du champ médiatique, de même que les publications périodiques qui font une place importante à la littérature. La lecture des sections sur la presse dans ses différents tomes601 donne une idée de l’évolution de la place importante qu’y occupe le roman, mais l’étude de cet objet en particulier n’y est pas systématique, étant donné la nature et la visée synthétique de l’ouvrage. Le même constat s’impose pour d’autres ouvrages de grande envergure comme l’Histoire du livre et de

l’imprimé au Canada, L’imprimé au Québec, Aspects historiques (18e -20e siècles) ou l’Histoire

de l’édition littéraire au Québec au XXe siècle, qui sont absolument éclairants quant au développement des pratiques éditoriales au Québec, mais qui ne mettent pas en perspective le rapport du roman à la presse en particulier.

Certaines formes spécifiques du roman ont aussi fait l’objet d’études ponctuelles. La présence du roman-feuilleton français dans les journaux canadiens a ainsi été le sujet des recherches de Kenneth Landry602. Guillaume Pinson a quant à lui réfléchi à la circulation des feuilletons des années 1830-1930 dans l’ensemble de la francophonie603. On doit aussi à

601 Les réflexions sur les périodiques se trouvent habituellement au chapitre 4 de chaque tome. Plus précisément,

on pourra consulter les sections « Les périodiques littéraires : journaux, recueils et revues » du tome III, « La production » du tome IV et la section « La publication » du chapitre « Le marché de la littérature » du tome V.

602 Kenneth Landry, « Le roman-feuilleton français dans la presse périodique québécoise à la fin du XIXe siècle :

surveillance et censure de la fiction populaire », op. cit., p. 65-80.

603 Guillaume Pinson, La culture médiatique francophone en Europe et en Amérique du Nord. De 1760 à la veille de la Seconde Guerre mondiale, Québec, Presses de l’Université Laval, coll. « Cultures québécoises », 2016 et

« Les Mystères et le feuilleton : aux sources de la culture médiatique francophone transatlantique », dans Dominique Kalifa et Marie-Ève Thérenty (dir.), Les Mystères urbains au XIXe siècle : Circulations, transferts,

Micheline Cambron une étude des multiples formes du récit dans Le Canadien604 et une éclairante réflexion sur l’hybridité générique des romans de Philippe Aubert de Gaspé fils et de François-Réal Angers produite par la parution de chapitres de ces œuvres dans la presse en 1837605. Ces analyses sont pertinentes et d’une grande importance pour la compréhension globale des modes d’insertion du roman dans la presse au Québec, mais force est d’admettre que le défrichage de l’immense corpus des périodiques québécois n’en est encore qu’à ses débuts et que l’étude spécifique du roman dans la presse n’a pas connu de travail systématique. La publication d’éditions critiques des premiers romans canadiens permet aussi d’interroger, dans une certaine mesure, la transformation du texte romanesque depuis sa publication dans la presse à celle sous forme de volume, mais seulement par l’angle très précis de la génétique606. L’analyse des formes que prend la fiction romanesque canadienne dans les périodiques — le roman-feuilleton, mais aussi l’extrait, le « roman à suivre » ou le « grand roman complet » des revues, formes que je tenterai de définir dans les pages qui suivent —, dans des perspectives diachroniques ou synchroniques, reste alors à faire. Pour l’heure, je devrai me contenter d’en explorer la typologie, en me servant de ces différentes études comme tremplins, pour tenter de comprendre quels sont les chemins qu’emprunte le genre romanesque avant d’accéder au volume, avant surtout que le format du livre en vienne à prendre presque toute la place dans l’imaginaire générique du roman de l’époque.

Des romans périodiques

La tentation d’opposer livre et journal guette les chercheurs de la période contemporaine607 : dans le système qui est le nôtre actuellement, la partition entre les deux genres est particulièrement grande. La publication d’un roman dans les journaux, que ce soit sous forme d’extraits ou de feuilletons, est habituellement pensée comme une

604 Micheline Cambron, « Les récits du Canadien. Politique, fiction et nation », Tangence, no 63, 2000, p. 109-134. 605 Micheline Cambron, « Vous avez dit roman? Hybridité générique de ‘‘nos premiers romans’’, L’Influence d’un livre et Les Révélations du crime », Voix et Images, vol. 32, no 3, printemps 2007, p.43-57.

606 La collection « Bibliothèque du Nouveau monde » (rebaptisée collection « bmn* »), fondée par Jean-Louis

Major aux Presses de l’Université de Montréal propose des éditions critiques dans lesquelles les textes sont accompagnés de variantes pour en retracer la genèse. Les Anciens Canadiens de Philippe Aubert de Gaspé (père),

Angéline de Montbrun de Laure Conan, Les Demi-civilisés de Jean-Charles Harvey, Menaud, maître-draveur de

Félix-Antoine Savard, La Scouine d’Albert Laberge, Trente arpents de Ringuet et Un Homme et son péché de Claude-Henri Grignon, entre autres, ont connu de telles éditions, mais nombreuses sont encore les œuvres du corpus qui demanderaient un travail similaire.

607 Lise Dumasy-Queffélec, « Le feuilleton. », dans Dominique Kalifa, Philippe Régnier, Marie-Ève Thérenty et

« prépublication608 », donc comme un état antérieur du texte original, qui serait celui de la première édition en volume. Cette conception de la publication romanesque dans la presse fait de ces textes des ébauches609, moins légitimes que le roman en volume, et qui n’ont pas non plus l’importance symbolique du manuscrit. J’aimerais ici prendre le contrepied de cette image du roman dans la presse et le penser non pas comme un état antérieur du texte, mais comme sa première édition, c’est donc dire comme son édition originale. Le parti pris qui sera le mien est que les écrivains canadiens ont en tête le support éditorial dans lequel paraîtra leur œuvre et que celui-ci a une influence sur leur poétique. Je m’appuie toujours ici sur la pensée de Thérenty, qui estime que la littérature est « modifiée dans sa poéticité par l’entrée dans l’ère médiatique610 » :

[l]es écrivains produisent des œuvres qui se positionnent par rapport aux catégories génériques qui existent […] mais aussi et du même élan par rapport aux formes matérielles que ces œuvres pourraient prendre […]. À partir du moment où l’écrivain prétend être publié, son imaginaire est orienté par la forme matérielle qu’il voit pour son œuvre et la contrainte éditoriale611.

Au XIXe siècle, la voie normale de l’édition du roman est la publication dans les périodiques612. En l’absence d’une structure éditoriale suffisante, le genre romanesque ne peut que difficilement se déployer dans l’édition en volume et doit trouver une autre voie. Comme le mentionne Alain Vaillant, la presse, littéraire ou non, offre alors aux auteurs « non seulement une chambre d’écho et un soutien médiatique, mais aussi et surtout un débouché éditorial613 ». En ce sens, elle aide la fiction en usant « de sa propre autorité médiatique : car la force de légitimation appartient alors au moins autant au périodique (sous toutes ses formes) qu’au livre614. » Les périodiques donnent alors l’impulsion nécessaire au développement de la publication littéraire en général, mais aussi particulièrement à celui des romans, qui ne peuvent alors qu’être « pensés et rédigés

608 Ibid.

609 Anne-Marie Thiesse, Le roman du quotidien. Lecteurs et lectures populaires à la Belle Époque, Paris, Le chemin

vert, 1984, p. 85.

610 Voir Marie-Ève Thérenty, « Métamorphose littéraires », dans Dominique Kalifa, Philippe Régnier, Marie-Ève

Thérenty et Alain Vaillant (dir.), La civilisation du journal, Paris, Nouveau monde, 2011, p. 1521.

611 Marie-Ève Thérenty, « Poétique historique du support et énonciation éditoriale : la case feuilleton au XIXe

siècle », op. cit., p. 5.

612 Maurice Lemire, « Les relations entre écrivains et éditeurs au Québec au XIXe siècle, dans Yvan Lamonde (dir.), L’imprimé au Québec, Aspects historiques (18e -20e siècles), Québec, Institut québécois de la recherche sur la culture, coll. « Culture savante », 1983, p. 210.

613 Alain Vaillant, « La presse littéraire », dans Dominique Kalifa, Philippe Régnier, Marie-Ève Thérenty et Alain

Vaillant (dir.), La civilisation du journal, Paris, Nouveau monde, 2011, p. 317.