• Aucun résultat trouvé

Représentations du genre romanesque dans le discours savant et institutionnel

LES PARADOXES D’EDMOND LAREAU

Si le discours sur le roman canadien se consolide véritablement lorsque se termine la Première Guerre mondiale, c’est cependant à la fin du XIXe siècle qu’il émerge. La perspective d’étudier le discours sur le roman de l’entre-deux-guerres, sans commencer par jeter un regard sur ce qu’on pouvait dire du roman avant cette période, me semblait incongrue. Je me permets donc de faire un pas de côté et de m’arrêter d’abord à l’Histoire

de la littérature canadienne d’Edmond Lareau, qui paraît en 1874. Ce texte s’avère en effet

une première pièce importante si l’on s’intéresse à l’émergence, puis à la mise en place d’un imaginaire des genres littéraires au Canada français. S’appuyant sur le corpus du

Répertoire national de Huston et sur la Bibliotheca Canadensis de Morgan, de même que

sur la trame narrative de l’Histoire du Canada depuis sa découverte jusqu’à nos jours (1845) de François-Xavier Garneau240, ouvrages dont son histoire littéraire est à la fois la synthèse et le développement, Lareau entend dresser le portrait de la littérature canadienne- française en fonction de l’appartenance des œuvres à un genre particulier, conformément

240 Maurice Lemire et Denis Saint-Jacques (dir.), La vie littéraire au Québec, t. IV (1870-1894) : « Je me

aux usages de l’époque dans les histoires littéraires et les mélanges de littérature française dont il semble également s’inspirer241. Son entreprise est certes encore celle de la « codification242 » d’un « patrimoine, dont il faut assurer la mémoire243. » Elle reste alors « proche du “catalogue” bibliographique244 », mais un catalogue « où domine le caractère structurant de la notion de genre littéraire245 », ce qui n’était pas le cas dans les ouvrages de Huston et de Morgan, comme je l’ai montré précédemment. Son ouvrage est en ce sens à mi-chemin entre le répertoire et l’histoire littéraire à proprement parler. Comme le note Clément Moisan au passage dans un article sur la pratique de l’histoire littéraire, l’Histoire de Lareau fonctionne également davantage sur le mode de la juxtaposition des auteurs et des œuvres, plutôt que sur celui de leur comparaison246. Pour ces raisons, l’Histoire de la

littérature canadienne de Lareau est alors parfois considérée comme un ouvrage peu

convaincant vu sa petite fortune critique en regard d’autres histoires littéraires de l’époque, particulièrement celle de Camille Roy dont les travaux trouveront plus d’échos dans la société et chez le public lettré.

Ces critiques tiennent peut-être également du fait que Lareau est une figure d’exception lorsqu’on le compare aux rédacteurs d’histoire et de manuels littéraires qui le suivront. Avocat et homme politique d’allégeance libérale, Lareau ne fait pas partie des « prêtres-critiques247 », plus souvent dans le camp conservateur, qui domineront le champ de l’histoire littéraire du début du XXe siècle. Il ne s’inscrit pas non plus directement au sein du réseau littéraire de son époque, il évolue davantage dans sa marge248. C’est à l’enseignement de l’histoire du droit canadien, plutôt qu’à celui de la littérature, qu’il consacre sa carrière de professeur à l’Université McGill, même s’il signe des articles

241 Ibid., p. 482.

242 Le terme est utilisé par Lucie Robert dans son article « Edmond Lareau : codifier la littérature », dans

Aurélien Boivin, Gilles Dorion et Kenneth Landry (dir.), Question d’histoire littéraire. Mélanges offerts à

Maurice Lemire, Québec, Nuit Blanche Éditeur, coll. « Littérature(s) », 1996, p. 77-94.

243 Lucie Robert, « Germaine de Staël, aux origines de l’histoire littéraire au Québec », dans Martin Doré et

Doris Jakubec (dir.), Deux littératures francophones en dialogue. Du Québec et de la Suisse romande, Sainte- Foy (Québec), Presses de l’Université Laval, 2004, p. 227.

244 Maurice Lemire et Denis Saint-Jacques (dir.), La vie littéraire au Québec, t. IV, op. cit., p. 244. 245 Ibid.

246 Clément Moisan, « L’histoire littéraire comme mémoire vive des réalités canadienne et québécoise », dans

Marie-Andrée Beaudet (dir.), Échanges culturels entre les deux solitudes, Sainte-Foy (Québec), Presses de l’Université Laval, 1999, p. 56.

247 Camille Roy, Lionel Groulx et Albert Dandurand, en particulier.

248 Manon Brunet, « Henri-Raymond Casgrain et la paternité d’une littérature nationale », Voix et Images,

portant sur les deux sujets dans de La Revue canadienne249, Le Pays, L’Opinion publique,

Le National, entre autres. Son intérêt pour la littérature le mènera à publier, en plus de

l’Histoire de la littérature canadienne, des Mélanges historiques et littéraires (1877) et une Histoire abrégée de la littérature (1884), aux côtés d’ouvrages portant sur le droit civil canadien250, en particulier Histoire du droit canadien depuis les origines de la colonie

jusqu’à nos jours (1888). Que Lareau soit simultanément historien de la littérature et du

droit peut être vu comme le signe que l’étude de la littérature n’est pas encore l’objet d’une spécialisation à la fin du XIXe siècle.

À l’instar de sa description de l’histoire du droit canadien, le projet d’histoire littéraire de Lareau constitue néanmoins « l’expression d’une théorie et d’un corpus littéraire conçu et imaginé comme un projet de société251 », comme l’affirme Lucie Robert. Cellard affirme toutefois de son côté que « bien que la littérature nationale y soit pensée comme témoignage de l’autonomisation de la société canadienne dans le concert des nations, l’idée d’une spécificité propre au corpus littéraire n’intervient aucunement dans le discours porté sur les œuvres252 ». Cette affirmation prend sa source dans la conception de la littérature exposée par Lareau au fil des premiers chapitres de son ouvrage : l’historien conçoit difficilement une littérature canadienne qui soit détachée de la littérature française. Pour lui, les Canadiens français sont « incapables de paternité littéraire253 », car il y a une « loi qui lie l’enfant à sa mère [la France] » (HLC, 58). Cette affirmation doit cependant être relativisée dans la mesure où, on le verra, Lareau propose quelques éléments de définition d’un roman proprement canadien, même s’il a du mal à le départager du roman européen. Lucie Robert fait le constat que Lareau, et Huston qui le précède, « ne conçoivent pas la littérature nationale. Ils la veulent, l’affirment, la critiquent, mais ils ne savent pas ce qu’elle est (par essence) ni ce qu’elle devrait être254. » On verra que c’est également le cas pour le roman canadien, puisque le portrait que l’historien brosse du genre romanesque est tissé de contradictions et de volte-face.

249 Les textes de Lareau dans La Revue canadienne paraissent sous le pseudonyme de « Jean Canada ». 250 Tableaux des délais fixes contenus dans le Code civil (1870), Le Droit civil suivant l’ordre établi par les codes (1872) en collaboration avec Gonzalve Doutre, entre autres.

251 Lucie Robert, « Edmond Lareau : codifier la littérature », op. cit., p. 78. 252 Karine Cellard, L’histoire littéraire en récits, op. cit., p. 38.

253 Edmond Lareau, Histoire de la littérature canadienne, Montréal, John Lovell, 1874, p. 58. Désormais,

j’utiliserai le sigle HLC, suivi du folio, dans le corps du texte.

Une idée exaltée du genre romanesque

L’Histoire de la littérature canadienne est un ouvrage construit en fonction des genres littéraires. Lareau identifie six genres dans lesquels se décline la littérature canadienne et qu’il explorera en autant de chapitres : la poésie, l’histoire, le roman (le chapitre a pour titre « Romanciers et nouvellistes255 »), la littérature scientifique (« Science »), les textes de loi (« Législation ») et la chronique journalistique (« Publicistes »)256. Chacun de ces genres est présent comme ayant des caractéristiques propres, mais seuls le roman et la chronique journalistique sont présentés, au début de leur chapitre respectif, dans une section intitulée « Idée du genre ». Que Lareau ressente le besoin de définir seulement deux des six genres identifiés est en soit intéressant et pourrait être l’indice d’une difficulté à cerner la pratique du journalisme et du roman, requérant de l’historien de la littérature de prendre position plus directement et de proposer une définition de ces deux genres257.

Dans le chapitre sur le roman, cette « idée du genre » correspond, c’est attendu, au genre romanesque européen. Bien qu’il ne le mentionne pas explicitement, Lareau fait du roman européen le modèle de référence du genre, suivant la logique voulant que le roman canadien en soit un dérivé. L’image qu’il donne du roman européen est d’abord particulièrement laudative :

Une des plus brillantes formes, comme une des plus populaires, qu’ait revêtue la littérature au XIXe siècle, est le genre romantique. Dernier produit de

255 Le roman est traité avec la nouvelle et la légende dans la suite du chapitre, sans que de réelles distinctions

entre ces pratiques très diverses ne soient apportées. Les écrivains appartenant au genre « romantique » selon Lareau sont présentés tour à tour comme romanciers et comme nouvellistes. Pierre-Joseph-Olivier Chauveau, auteur de Charles Guérin, œuvre explicitement qualifiée de roman par Lareau (HLC, 282), est ainsi présenté comme « le père de l’école nouvelliste » (HLC, 334). Lareau utilise cependant le terme « romantique » dans son acception première, c’est-à-dire « relatif au roman » et ne renvoie pas explicitement au courant du romantisme. Il fait abstraction de la querelle opposant le classicisme au romantisme et limite alors la catégorie « genre romantique » à la prose. L’adjectif « romanesque » est quant à lui utilisé à quelques occasions dans l’ensemble de l’ouvrage pour qualifier le caractère imaginatif ou riche en aventures de certains récits – historiques, factuels ou fictifs.

256 Il faut souligner que Lareau ne s’intéresse qu’aux genres dont les œuvres sont publiées sous forme de livre

reliés. Il regrettera par la suite ce choix et fera paraître le chapitre « Revues et journaux » dans ses Mélanges

historiques et littéraires en 1877, précisant que celui-ci était destiné à faire suite à l’Histoire de la littérature canadienne. Voir à ce sujet Edmond Lareau, Mélanges historiques et littéraires, Montréal, Eusèbe Sénécal,

imprimeur-éditeur, 1877, p. 1.

257 Dans le cas de la chronique journalistique, cependant, cette définition est évacuée en deux phrases qui

ouvrent le chapitre. Lareau écrit : « Je me propose surtout de ranger dans cette catégorie certains écrits qui, sans être du domaine spécial de la politique, dont partie de la polémique générale. Je mentionnerai également ici ceux dont les ouvrages participent à différents genres [du domaine journalistique] ». (HLC, 444.)

l’invention littéraire, il a atteint, en quelques années, le degré de développement auquel étaient arrivés les genres les plus autorisés dans les siècles passés. (HLC, 270)

Cette entrée en matière est particulièrement intéressante puisque le roman est présenté par Lareau comme une forme émergente, nouvelle, mouvante, mais en même temps déjà à encenser puisqu’elle est le fruit le plus récent d’une longue évolution, d’une maturation. Le genre romanesque doit en effet, pour l’historien, être replacé dans une chronologie expliquant son avènement puisqu’il correspond au dernier maillon de l’histoire littéraire contemporaine. Lareau ouvre donc sa section sur le roman par un retour sur les différents genres littéraires à travers les âges, les présentant dans un enchaînement et dans une continuité qui se veut logique, de l’Antiquité grecque au XIXe siècle, reconduisant une histoire des genres littéraires largement consensuelle à son époque : la poésie lyrique d’abord, puis l’épopée, suivie du drame et des genres didactiques, philosophiques et historiques258. (HLC, 270-271) Ces trois derniers genres marqueraient le retour de la raison au XVIIIe siècle, supplantant l’imagination qui jusque-là avait été le principal ressort de l’écriture et l’enjeu véritable de la littérature : « après que l’imagination, cette folle du logis comme l’appelle un philosophe, eut rempli sa course vagabonde et insouciante à travers les riantes régions de la littérature, la raison, à son tour, se rendit maîtresse du terrain et tenta de satisfaire l’invariable versatilité humaine » (HLC, 271).

Au terme de ce parcours évolutif des genres, il y aurait finalement le roman, qui, dans un retour de balancier, réintroduirait la légèreté et l’imagination (HLC, 275) au cœur des pratiques littéraires. Ce changement de cap n’est pas célébré par Lareau, qui utilise la métaphore arboricole pour illustrer la façon par laquelle ses contemporains ont délaissé la philosophie pour le roman, « forme légère et diaprée qu’a prise l’engouement littéraire à notre époque » (HLC, 273) :

À côté des grands arbres plantés par nos ancêtres dans le champ littéraire, les petits-fils, pour varier le tableau, ont planté les arbrisseaux destinés à distraire les peuples du spectacle gigantesque et superbe, mais uniforme et silencieux, des hautes futaies. (HLC, 273)

258 Cette conception téléologique de la place de chaque genre dans une chronologie est un lieu commun des

études historiques de la littérature depuis quelques décennies déjà au moment où Lareau écrit ce passage. L’histoire des poétiques a retracé efficacement la mise en place de cette évolution.

Ces arbrisseaux intéressent le peuple parce qu’ils sont à sa mesure : les contempler ne provoque pas le même vertige que l’admiration des hautes réflexions de la philosophie. Le roman provoque ainsi une double distraction : il amuse, mais il détourne l’attention de considérations plus sérieuses tout à la fois. Le genre romanesque connaît cependant une grande popularité; à en croire l’historien, le champ littéraire est, en 1874, planté d’arbrisseaux :

On le [le roman] rencontre partout, il se mêle à tous les sujets, il les traite tous avec la même aisance, la même grâce : philosophie, histoire, morale, science esthétique. Il s’empare des sujets les plus arides pour les revêtir des mille paillettes dorées de l’imagination. Si sa désinvolture est légère et vive, ce n’est souvent qu’un artifice pour tromper le lecteur. Il cache sous les fleurs de vérités étonnantes. Le lecteur boit goutte à goutte cette potion, trop souvent malsaine, et ne s’arrête que lorsqu’il l’a épuisé. (HLC, 273)

Cette description, qui s’amorce sur un ton positif et qui se conclut sur l’extrême dangerosité du roman, est une illustration de la manière dont se déplie la pensée de Lareau dans son ouvrage : elle est plus près de l’essai, avec ses détours et ses retournements, que du didactisme que suppose la rédaction d’une histoire littéraire. Cette manière de réfléchir à son objet au fil de la plume permet néanmoins à Lareau de présenter presque en simultané les deux images que prend le roman dans l’imaginaire générique au XIXe siècle. Le roman est à la fois une forme littéraire sophistiquée, tant parce qu’elle est arrivée à un degré de perfection technique que parce qu’elle représente l’élégance, voire la légèreté. Le roman se pare sans effort — avec « aisance », avec « grâce », dit Lareau — des attraits qu’il a pillés à tous les autres genres. Pourtant, il n’en est nullement alourdi et reste plus accessible que ces autres genres. Par sa forme même, il attire l’attention et est associé à une certaine richesse puisqu’il se présente sous des atours chatoyants. Il est néanmoins aussi factice et dangereux, dans la mesure où il dissimule au lecteur son véritable but, qui peut être celui de lui faire découvrir des vérités insoupçonnées lorsque le roman est moral, ou de l’empoisonner, s’il ne l’est pas.

De façon assez convenue, la vision du roman de Lareau est en ce sens près de celle de Boileau, lui-même s’appuyant sur Horace, voulant que l’art doive simultanément divertir et instruire. L’Histoire de Lareau est en effet « tributaire d’une conception classique des Belles-lettres, avec […] ses paramètres critiques inspirés de la trilogie

atemporelle du Beau, du Vrai et du Bien259 ». Art et morale, selon l’esthétique classique, ne peuvent en ce sens être dissociés260. Les deux passages cités précédemment montrent bien que le roman peut être, dans la vision de Lareau, en adéquation avec le Beau. Reste à discuter du Vrai et du Bien. En s’appuyant sur une citation de Pierre-Daniel Huet, évêque d’Avranches, qui statue que le but du romancier est « l’instruction de l’esprit ou la correction des mœurs », Lareau avance que

[l]e romancier doit toujours présenter la vertu sous des couleurs favorables et attrayantes, la faire respecter, la faire aimer dans le sein même des plus affreux malheurs et des plus grandes disgrâces; il doit peindre le vice sous les couleurs les plus noires et les plus propres à nous inspirer l’horreur qu’il mérite, fut-il monté au faîte des honneurs et parvenu au comble de la plus brillante prospérité. (HLC, 273)

Deux dangers principaux guettent les romanciers qui doseraient mal le divertissement et l’instruction : l’invraisemblance (le contraire du Vrai) et l’immoralité (l’envers du Bien). C’est, sans surprise, la dimension morale du roman qui occupe le plus l’historien. Le devoir d’éducation qui incombe au romancier l’oblige à condamner les vices ou à les censurer pour former ses lecteurs de manière à en faire de meilleurs citoyens. Faire une œuvre trop légère, d’un autre côté, nous fait basculer du côté de l’invraisemblance parce qu’elle manque alors de sérieux. Il faut d’ailleurs doser le caractère plausible du roman en fonction de sa visée morale : vraisemblance ne veut pas dire réalisme, encore associé à l’immoralité. Il s’agit plutôt d’une « saine » représentation du réel.

Les romanciers canadiens maîtriseraient mieux les codes du romanesque que les auteurs européens, si l’on en croit Lareau. Même si son art « n’a pris de véritables proportions que depuis les dix dernières années [depuis les années 1860]. » (HLC, 278), le roman tel qu’il s’écrit au Canada semble en effet respecter les règles du genre :

On rechercherait en vain […] ces intrigues de boudoirs, cette accumulation de sentiments tous aussi invraisemblables les uns que les autres, ces trames qui se dénouent que pour se renouer de nouveau avec de nouvelles complications, cette superfétation de sentiments, ce luxe de personnages et de types la plupart absents de la société, ces galanteries qui efféminent et ces beaux riens qui ne servent souvent qu’à fausser le jugement chez les hommes et le sentiment chez

259 Karine Cellard, L’histoire littéraire en récits, op. cit., p. 37.

260 Gisèle Sapiro, « Aux origines de la modernité littéraire : la dissociation du Beau, du Vrai et du Bien », Nouvelle revue d’esthétique, vol. 2, no 6, 2010, p. 13.

les femmes. Nos romanciers ont rejeté tout cela, et n’ont rien emprunté, sous ce rapport, aux écrivains transatlantiques. (HLC, 274)

La richesse qui semblait une marque distinctive du roman européen, évoquée par les boudoirs, le luxe, la galanterie, n’est pas ici transposée dans le roman canadien. Celui-ci est alors nécessairement plus vrai que le roman européen, qui lui apparaît affecté, voire faisant l’étalage d’une certaine préciosité, avec des dehors quelque peu bourgeois. Cette position indique un certain renversement du discours initial sur le genre : partiellement valorisés dans le roman français, ces traits sont subitement dévalorisés lorsque Lareau traite du roman canadien. Celui-ci est tout à la fois sécuritaire, puisqu’il ne fausse ni le jugement des hommes, pas plus que le sentiment des femmes, et simple, car les intrigues tarabiscotées en sont évacuées :

[Les romanciers canadiens] se complaisent dans les beautés de détails, loin du tracas et des incidents tragiques. Leurs récits se ressemblent par la simplicité et le naturel, développant, de préférence, des passions douces aux passions violentes. […] Le bonheur domestique et champêtre est pour eux la plus haute expression du bonheur sur la terre. Ni l’éclat des cours, ni le tumulte des villes, ni la pompe des grands n’attirent leurs regards. Le thème de leur composition est canadien : il reflète l’image limpide de la vie canadienne. (HLC, 333)

Le roman est à l’image des sociétés desquelles il est issu, telle, du moins, que Lareau les conçoit. L’historien n’hésite d’ailleurs pas à souligner que le caractère particulier du roman canadien repose sur le fait qu’il est « essentiellement national » (HLC, 274), au sens où rarement il se passe « ailleurs qu’en Amérique et presque toujours au Canada » (HLC, 274).