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“Ça me prend la tête”

Dans le document Le « mystère du corps parlant I » (Page 51-54)

Pascal Padovani*

« Nous tenons à l’âme comme la tique à la peau d’un chien » Lacan, Télévision

Je partirai d’un constat clinique:

les patients qui viennent consul-ter énoncent une plainte qui concerne, bien souvent, leurs pen-sées -“ça me prend la tête...”. Ce

“ça”, ces idées qui les impor-tunent, quelqu’en soit le contenu, les empêche de dormir, de tra-vailler, d’aimer. Si ça n’est pas leurs pensées, c’est de leur corps dont il s’agit, mais on ne leur trouve rien, “c’est dans votre tête, vous devriez consulter...”

Comment accueiller et aborder la chose?

C’est là qu’il ne serait peut-être pas inutile de revenir sur une op-position tout-à-fait admise et en-tendue, dans le discours courant tout au moins, l’opposition du corps et de la pensée, la très clas-sique opposition de la substance étendue et de la substance pen-sante. En première analyse d’ailleurs, cette opposition se pro-longe dans la clinique des né-vroses: l’hystérique souffre dans son corps, l’obsessionnel souffre de ses pensées.

Mais les faits, déjà, battent en brèche cette tranquille opposition.

Nombre d’obsessionnels se plaignent de leur dos, de leur ventre, de leur digestion, nombre d’hystériques de leurs pensées, de leurs ressassements et de leurs doutes.

Cette contamination de jouis-sance, pour l’appeler par son nom, n’est pas moins mystérieuse dans l’un et l’autre cas, ça passe tout aussi bien dans la pensée que dans le corps -mais ça vient d’où?

Appelons ça substance jouis-sante. Voilà une troisième sub-stance, qui vient bien nous embar-rasser...

Je propose, pour y voir clair, d’introduire un un nouveau (mais ancien) terme dans ce débat, et je fais l’hypothèse de l’âme. On ver-ra bien ce qui peut en découler, mais en tout cas j’espère pouvoir situer autrement, à partir de cette supposition, le corps et la pensée, autrement que dans une opposi-tion veux-je dire.

Je demande donc au lecteur d’accepter cette hypothèse, et de croire, le temps de sa lecture, en cette chose délirante, l’âme...

...qui n’est pas aussi absente de la psychanalyse qu’on pourrait le penser. Il n’est qu’à voir un texte ancien de Freud (1890) qui se pro-pose comme extrêmement lisible (il fut inclus dans un ouvrage mé-dical à l’usage des familles):

‘Pyché’ est un mot grec, que l’on traduit par âme. ‘Traitement psy-chique’ veut dire par conséquent

‘traitement d’âme’ [...]traitement prenant origine dans l’âme, traitement -de troubles psychiques

ou corporels- à l’aide de moyens qui agissent d’abord et avant tout sur l’âme de l’homme. Un tel moyen est avant tout le mot, et les mots sont bien l’outil essentiel du traitement psychique. (Freud, Traitement psychique, in RIP I, p.1.)

Cet article très riche vaudrait de plus longs développements, je n’en retiens ici que l’équivalence psychique=de l’âme. Une note de traduction précise d’ailleurs la stricte équivalence, dans l'œuvre de Freud, des expressions psychi-scher Apparat et seelipsychi-scher Appa-rat, traduites en français par ap-pareil psychique.

Cette âme, que la psychanalyse se propose de traiter au moyen de mots, qu’est-elle donc? Ne serait-elle que le nom ancien du sujet?

Mais ne serait-ce pas un sujet quelque peu idéalisé?

Il faut y voir de plus près et re-prendre la chose du début.

Je vous propose une brève ex-cursion du côté d’Aristote: Peri Psychès, De anima, De l’âme.

Ce texte, lui aussi, mériterait un examen approfondi mais ce n’est pas du tout mon objet, je ne re-lève que 2-3 petites choses qui m’ont frappé.

Tout d’abord, à suivre Aristote qui se livre dans une première partie à un examen de la littéra-ture sur la question, on peut rete-nir que l’âme est traitée comme une chose, dans sa matérialité.

C’est un réel qui est là interrogé, et sommé de répondre à des ques-tions comme qu’est-ce que c’est, où c’est, comment ça marche?

Pour l’atomiste Démocrite par exemple, l’âme est comparable à un poudroiement de poussières dans un rayon de soleil -et ça n’est pas poétique du tout, le

terme grec signifie raclures, dé-bris. Empédocle, plus médical, l’identifie au sang, Hippon à la se-mence. Voilà de quoi nous dépoussiérer des tonnes de com-mentaires et de cette conception romantico-religieuse dont nous avons hérité.

Puis viennent une série de défi-nitions de l’âme: elle n’est pas un corps mais quelque chose du corps, qui y est tangente (comme l’est une droite à un cercle). l’âme est l’énergétique et finalité (“enté-léchie”) du corps vivant, ce en quoi il croît, se meut, sent et éven-tuellement pense. L’arbre a une âme, l’animal a une âme, l’homme a une âme.

En bref l’âme est au corps ce que le tranchant est à la hache, sa cause et son principe, la somme des fonctions qui le font vivant.

D’où suit ce qui fait l’os de ce texte, une physiologie des sens.

Ce “traité de l’âme” est en effet d’abord une physiologie du sys-tème nerveux (pour la psychologie il faut voir l’Ethique à Nicomaque). Tout y passe, le sen-tir, le toucher, le voir, l’entendre, le penser enfin.

Mais la pensée, le nous, n’a pas d’organes comme les sens et est frappée de désêtre: le nous n’est rien avant de penser et son lieu n’est pas le corps mais l’idée, ei-dos -si ce n’est pas l’idéal. C’est là où l’âme (mais seulement une de ses parties, la partie pensante) se dématérialise, devient pur esprit, et c’est précisément sur ce point que Lacan contredit Aristote, comme nous allons voir.

Dans Télévision en effet, au dé-but (p.16), Lacan fait cette suppo-sition de l’âme, mais justement pour y réintroduire de la matéria-lité: Le sujet de l’inconscient ne touche à l’âme que par le corps,

d’y introduire la pensée. La pen-sée, loin de tirer l’âme vers les idées, l’alourdit d’un poids de corps dont elle ne sait que faire:

pensée dont l’âme s’embarrasse [...] la pensée est dysharmonique quant à l’âme (p.17).

A preuve, car c’est là qu’on voit bien la différence entre l’âme et la pensée, le symptôme obsession-nel, et je pense là à deux cas qui illustrent parfaitement ce point:

- pour l’un, ses élans roman-tiques vers l’aimée, par où il pense approcher les idéaux du beau et du pur, sont véri-tablement empoisonnés par des pensées lourdes, crimi-nelles et bestiales: je suis un salaud, je pourrai l’étrangler si je voulais.

– pour l’autre, exerçant dans le domaine juridique, la perfection idéale de ses montages argumentatifs est sans cesse minée de doutes:

et si j’avais oublié tel point de droit, on pourrait m’attaquer sur cet aspect de mon dos-sier, et sur celui-là, et sur ce-lui-là, mais je pourrais contre-argumenter ainsi et ainsi, mais alors on m’oppo-serait ça, et puis ça, et puis ça encore...ça me laissera tout nu et je ne serai plus qu’un corps ridicule et hon-teux ne sachant où se cacher.

La pensée, c’est de la substance jouissante affectant le corps, mais pas n’importe quel corps, un corps cisaillé (le terme est de La-can), découpé en rondelles par la structure du langage. Cette ci-saille produit la pensée obsession-nelle (qui n’est pas sans corps) et

le corps hystérique (qui n’est pas sans pensée), et je pense encore à un autre cas, qui doit s’assurer en permanence de ceci: où qu’il soit, il doit pouvoir d’un pas se précipi-ter aux toilettes, car il vit, éprouve et pense les parties basses de son corps comme, tout simplement, un tuyau vertical et tout droit re-liant son estomac à son anus.

J’ai longtemps été intrigué par des petites remarques de Lacan, proposant de localiser la pensée dans les peauciers du front, ou même dans les pieds. Et je com-prends mieux maintenant ces re-marques. Si on fait des pensées quelque chose du corps, et qui se décharge dans le corps, sous la forme d’affects, alors l’opposition corps-pensée est définitivement ruinée, de même que s’éva-nouissent les mystères des effets de la pensée sur le corps. De la pensée au corps il n’y a plus chan-gement de plan, on ne peut plus revenir en arrière, on a incorporé le symbolique.

Ça n’est pas sans présenter quelque inconvénient pour notre humaine condition, la clinique le constate, mais je laisse à Aristote le soin de conclure: Il est pénible d’être mêlé au corps s’en pouvoir s’en délier (De l’âme, 407b3 Ed.-Ross, p.37 Trad. Tricot).

NOTES

*Membre de l'EPFCL.

BIBLIOGRAPHIE Aristote, De l’âme.

- Traduction Tricot: Paris, Vrin, 1985.

- Edition Ross: New York, Oxford Univer-sity Press, 1984.

Freud (1890), Traitement psychique dans Résultats, Idées, Problèmes, Tome I, pp 1-23, Paris, PUF, 1984.

J.Lacan (1973), Télévision, Paris, Seuil, 1974.

Dans le document Le « mystère du corps parlant I » (Page 51-54)

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