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S’autoriser du corps

Dans le document Le « mystère du corps parlant I » (Page 84-90)

Fulvio Marone*

J’ai eu l’occasion de présenter récemment, à Naples, un livre qui est heureusement proche au thème de notre prochain RV, et qui m’a été proposé par des amis philosophes, qui rien ne savaient de notre travail actuel sur « Le mystère du corps parlant », bien qu’ils connaissent et utilisent l’en-seignement de Jacques Lacan. J’ai été immédiatement frappé par le titre, qui m’a tout de suite ren-voyé à une de mes lectures de jeu-nesse, un de ces livres que dans les années 1970 il fallait absolu-ment « avoir lu ». Le titre du livre récent c’est Le corps sans qualités1 t le renvoi est, évidemment, à l’œuvre de Robert Musil L’homme sans qualités2. C’est un livre – celui de Musil – que je n’ai pas particulièrement aimé : mais ça ne nous intéresse pas, par rapport à ce que je veux dire, ici. Ce qui nous intéresse – dans cet article et dans notre réflexion sur le corps parlant – c’est la question théorique que ce titre, Le corps sans qualité, fait surgir : peut-on parler d’un « corps sans quali-tés » ? Cette question surgit par la rétroaction du livre de Musil – que l’auteur italien ne cite pas, dans son texte ; mais ça aussi, c’est un autre problème – sur le thème du corps. Qu’est-ce que c’est, en ef-fet, L’homme sans qualités ? Ça se comprend bien si on se réfère au titre originel allemand, Der Mann

1Di Stefano, F. Il corpo senza qualità.

Arcipelago queer, Napoli, Cronopio, 2010

2 Musil, R., L’homme sans qualités, Paris, Seuil, 1995.

ohne Eigenschaften : l’homme sans qualités, caractéristiques, propriétés ; sans quelque chose qui lui soit eigen, propre. C’est ça, le protagoniste du livre, Ulrich : c’est l’homme des possibilités,

l’homme dont chaque

caractéristique peut « cesser de s’écrire », l’homme pour lequel il n’y a rien de nécessaire, rien qu’il faut qu’il « ne cesse pas de s’écrire ». Alors, peut-on parler, pour l’être parlant, d’un « corps sans qualités », dans le sens d’un corps qui n’ait rien qui lui soit propre, d’un corps pour lequel le choix du sexe est totalement dans les mains du sujet ?

II n'y a pas la moindre réalité pré-discursive – dit Lacan dans la leçon du 9 janvier 1973 du Sémi-naire Encore – pour la bonne rai-son que les hommes, les femmes et les enfants, ce ne sont que des signifiants. C’est ce que déjà di-sait la petite histoire de « L’ins-tance de la lettre dans l’incons-cient », où le « choix du sexe » ve-nait réduit aux lois de la ségréga-tion urinaire :

« Un train arrive en gare. Un pe-tit garçon et une pepe-tite fille, le frère et la sœur, dans un compar-timent sont assis l'un en face de l'autre du côté où la vitre donnant sur l'extérieur laisse se dérouler la

vue des bâtiments du quai le long duquel le train stoppe : Tiens, dit le frère, on est à Dames! - Imbécile! répond la soeur, tu ne vois pas qu'on est à Hommes. »1 Le choix du sexe est un choix entre signifiants, c’est vrai ; mais nous la pouvons faire seulement lorsque nous mettons en jeu d’autres concepts fondamentaux de la psychanalyse.

Ce que la blague des deux frères dessinait sympathique-ment, les formules de la sexuation l’écrivent rigoureusement.

En effet, les formules de la sexuation nous montrent surtout une chose : qu’il sera toujours impossible d’écrire le rapport sexuel. La femme – dit Lacan dans Encore – n'entre en fonction dans le rapport sexuel que quoad ma-trem. Qu’est-ce que ça veut dire?

Lacan continue en disant que « A cette jouissance qu'elle n'est pas-toute, c'est-à-dire qui la fait quelque part absente d'elle-même, absente en tant que sujet, elle trouvera le bouchon de ce a que sera son enfant»2. Pourtant, “ce a que sera son enfant” n’est pas un 1 Lacan, J. «L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud», Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 500.

2 Lacan, J. Le Séminaire livre XX. Encore (1972-1973), Paris, Seuil, 1975, p. 36.

objet a pour la femme. Ou mieux:

il l’est dans son fantasme, qui est – comme la libido postulée par Freud – masculine par excellence ($&a). Dans le rapport sexuel qu’il n’y a pas, le bouchon de la femme est un signifiant: l’enfant en tant que signifiant phallique. Comme dit Freud dans “La disparition [Untergang] du complexe d’Œdipe”: «La fille glisse – on aimerait dire : le long d’une équation symbolique – du pénis [Penis] à l’enfant, son complexe d’Œdipe culmine dans le souhait [Wunsch] longtemps maintenu d’obtenir du père un enfant comme cadeau, de lui mettre au monde un enfant »3. Le vecteur ð

¯ … est ce qui fait rapport entre la femme et le côté homme: est la partie soumise à la castration de la femme, qui n’est pas toute dans le régime phallique.

De l’autre côté, l’homme n'entre en jeu que quoad castrationem, c'est-à-dire en tant qu'il a rapport avec la jouissance phallique.

Qu’est-ce que ça veut dire, encore? Du côté homme, Lacan inscrit le $ et le …, le phallus sym-bolique, le support signifiant du sujet. Le … s'incarne aussi bien dans le ¨, qui, entre tous les signi-fiants, est le signifiant dont il n'y a pas de signifié, et qui symbolise l'échec du sens, c’est-à-dire le fait qu’il n’y a pas de rapport – sexuel, soit nécessaire - entre signifiant et signifié. Donc, ce $ du côté homme, il a comme partenaire sexuel l’objet a, inscrit de l’autre côté de la barre. Pour cette raison, dit Lacan, il n'est rien d'autre que fantasme ($&a), qui entre en jeu quoad castrationem, c'est-à-dire

3Freud, S. “La disparition du complexe d’Œdipe", Œuvres complètes, XVII, PUF, Paris 1992, p. 32.

en tant qu'il a rapport avec la jouissance phallique. Qu’est-ce que la jouissance phallique? Rien d’autre – dira Lacan dans la leçon du 13 mars – que ce qui souligne l'importance de la masturbation dans notre pratique : la jouissance de l'idiot – dans le sens grec de ἴδιος: particulier, privé, propre, personnel. Dans le schéma de la sexuation, le phallus se situe du même côté du sujet: il ne fait pas de relation entre le sujet côté homme et l’Autre. De cette manière, la jouissance phallique est “idiote”. Ce qui fait relation avec l’Autre, c’est le vecteur $ ¯ a, qui met en jeu le sujet quoad castrationem, et qui est le correspondant côté homme du quoad matrem, qui fait relation avec l’Autre du côté de la femme. Dans les deux cas, il y a un sujet barré qui trouve son bouchon: pour l’homme, le bouchon est un objet (a); pour la femme, le bouchon est un signifiant (…). Mais la femme n’est pas toute dans le régime du bouchon. La femme a aussi relation avec le signifiant de l’Autre, en tant que qu’il ne cesse jamais d’être Autre, c’est-à-dire avec l’Autre barré: S(%).

Côté homme, côté femme … Il faut souligner la nouveauté des formules de la sexuation, par rap-port au discours courant sur les sexes. C’est Lacan même qui dé-ploie très nettement les consé-quences logiques de ses formules, toujours dans Encore : «A tout être parlant, comme il se formule expressément dans la théorie freudienne, il est permis, quel qu'il soit, qu'il soit ou non pourvu des attributs de la masculinité – attributs qui restent à déterminer – de s'inscrire dans [la part

femme des êtres parlants]. S'il s'y inscrit, il ne permettra aucune universalité, il sera ce pas-tout, en tant qu'il a le choix de se poser dans le Φx ou bien de n'en pas être»1. Il se voit bien la distance qui sépare Lacan de Freud, sur ce point-ci. De Freud, qui dans l’article déjà cité exprimait la conviction que, entre le garçon et la fille, « la différence morphologique ne peut pas ne pas se manifester dans des diversités du développement psychique. Le destin, c’est l’anatomie [die Anatomie ist das Schicksal], pour apporter une variante à un mot de Napoléon»2, qui en effet se référait à la politique, non à l’anatomie. Donc, pour Freud le corps a bien de qualités anatomiques qui déterminent son choix sexuel – son identité sexuelle. Pour Lacan, au contraire, ses formules de la sexuation semblent configurer justement le modèle d’un “corps sans qualités ” – «à tout être parlant, … qu'il soit ou non pourvu des attributs de la masculinité» – pour lequel c’est le sujet qui décide. Mais…

Dans la séance du 9 avril 1974 du séminaire Les non-dupes errent – donc, le séminaire après Encore – Lacan reprendra les formules dites quantiques de la sexuation, pour affirmer: «L'être sexué ne s'autorise que de lui-même ».

C’est évidemment – et Lacan ne manque pas de le montrer – un déplacement de la formule de la

“Proposition du 9 octobre 1967”

dans le champ du choix de l’être sexué. Il a le choix, dit Lacan, et tout le monde le sait : il ne s'auto-rise que de lui-même. Lacan fait, à

1Lacan, J. Encore, cit., p. 74.

2 Freud, S., “La disparition du complexe d’Œdipe", cit., p. 32.

ce propos, l’exemple de l’homo-sexualité – exemple qu’aujour-d’hui pourrait être positivement renforcé, avec la diffusion, agie et théorisé, des pratiques transgen-der. Mais, tout de suite, il ajoute à sa nouvelle proposition: «et de quelques autres ». C’est sur cet ef-fet de retombé de la nouvelle pro-position sur l’ancienne – sur l’ana-lyste qui, «tout en ne s'autorisant que de lui-même, ne peut par là que s'autoriser d'autres aussi » – que Lacan va argumenter dans la suite de la leçon. Sur le thème d’où la nouvelle proposition est venue – sur l’autorisation de l’être sexué – il ne dira pas beaucoup, dans cette séance. Il pose la ques-tion du «statut de ces autres», et donne la réponse – apparemment cryptique – que « c'est quelque part qu'il s'agit de bien situer, sa-voir où ça s'écrit, où ça s'écrit, mes formules quantiques de la sexuation». Pourtant, concernant ce « quelque part », il ouvre un in-cise important, en disant : « je ne dis pas au lieu de l'Autre ». Ce que je comprends, donc, c’est que le statut de ces autres ne concerne pas le Symbolique : ce n’est pas d’une reconnaissance de la part de l’Autre que c’est ques-tion, en tant que “supplément”

d’autorisation pour le choix de l’être sexué ; ce n’est pas d’un

« être nommé-à » – comme il dit plus avant, à propos de l’analyste comme membre d’une société – qu’il s’agit ici, mais ‘d’autres’.

C’est quoi, ces autres ?

Lacan avait commencé cette le-çon du 9 avril 1974 en se posant une question épistémologique ca-pitale : qu'est-ce que Lacan, ici présent, a inventé ? La réponse nous la connaissons bien, pour l’avoir très souvent cité, nous tous : l'objet petit a. Il ne dit pas

ici, en effet, comme j’ai souvent entendu dire, "l’objet petit a, c’est ma seule invention". Dans ses in-terventions, Lacan dit plusieurs fois d’avoir inventé cette ou cette autre expression, et il y a au moins deux autres “concepts fon-damentaux” de sa théorie psycha-nalytique que, dans la dernière partie de son enseignement, il soutient d’avoir inventé: l’un est le Réel – par exemple, dans ce même séminaire, dans la leçon de l’11 décembre 1973 – et l’autre – qui n’est pas un simple modèle formel – c’est le nœud. En répon-dant à sa question, il va dans une direction qui seulement à l’appa-rence semble confirmer la vulgate de “ma seule invention”, et qui au contraire, à mon avis, va bien au-delà. C'est évident – dit Lacan – que je ne peux pas ajouter “l'objet petit a par exemple”. Parce que ce n’est pas entre autres machins, comme certains s'imaginent, que j'ai inventé l'objet petit a. Parce que l'objet petit a est solidaire du graphe, dont il est une détermina-tion. Mais il est aussi ailleurs:

dans le schéma L, dans les quatre discours, et peut-être aussi dans les formules de la sexuation. En somme – c’est moi, Fulvio Marone, qui interprète – l'objet petit a est partout, et il est toujours déjà là, dans toutes les constructions la-caniennes, aussi dans celles qui précèdent, du point de vue chro-nologique, l’invention de son nom. En tant qu’un des noms du Réel (et un autre pourrait bien être celui de nœud, juste pour se référer à celles que Lacan considère “ ses inventions ”), nous pouvons dire que l'objet petit a est le dénominateur commun e le germe générateur de toutes les constructions que Lacan nous a laissé. Par exemple le schéma L, X

comme lui-même dit. En expliquant ce schéma aux autres, souvent nous soulignons que les petites a de l’axe imaginaire chiffrent le petit autre, et non l'objet petit a. D’autre part, c’est évident que le Réel, bien qu’il ne soit pas explicitement thématisé dans les premières constructions de Lacan, y paraisse représenté, à travers une lieutenance : que le petit autre du schéma L soit déjà toujours “semblant d’objet petit a”. En résumant alors ce point:

Lacan affirme d’avoir inventé l'objet petit a comme – disons – essence réelle de “l’appareil psychique”. Ce fut son invention – seule ou non, c’est moins important.

Alors, la question qui suit, dans la leçon – c’est quoi, ces autres d’où s’autorise l’être sexué, en plus que de lui-même ? – reçoit sa lumière de ce qui la précède. Dans la leçon du 21 juin 1972 du séminaire … ou pire, Lacan avait utilisé l’expression “ s’autoriser de la jouissance”. Bien, je pense que la réponse à la question est – dite en bref – que c’est à partir des petits bouts de jouissance du parlêtre que s’autorise l’être sexué. Colette Soler, dans son dernier livre, nous permet de nous orienter dans cette question, et même de rapprocher à nouveau la position de Lacan et celle de Freud. Elle fait noter que l’anatomie – le “ destin ” du garçon et de la fille, pour Freud –

« implique beaucoup plus que la forme de l’image, car elle est solidaire de l’organisme vivant en tant que sexué »1. Le statut de ces autres, d’où s’autorise l’être sexué, ne concerne ni le

1 Soler, C., Lacan, l’inconscient réinventé, Paris, PUF, 2009, p. 138.

Symbolique de la nomination, ni l’Imaginaire des semblants, mais a à faire avec le Réel de la vie : « On est homme ou femme selon le mode de jouissance … On dira donc homme tout parlêtre qui est tout dans la jouissance phallique

… et femme, tout parlêtre qui n’est pas-tout dans la jouissance phallique»2. Or, ce rapport à la jouissance n’est pas impliqué par l’anatomie de la forme du corps – qui, au fond, est affaire de corpse, de Körper, de cadavre, de l’organisme non né au langage – mais est plutôt impliqué par l’anatomie de la vie – du Leib, du corps parlant, de lalangue. C’est ça, à mon avis, ce «quelque part, qu'il s'agit de bien situer, … où ça s'écrit, mes formules quantiques de la sexuation», dont Lacan parle ; ce quelque part où se rend possible le choix du parlêtre.

Colette Soler dit justement que le choix du sexe est celui de la jouissance, mais au sens subjectif du génitif : c’est la jouissance qui choisit le Réel vivant, où le sujet pourra exercer son choix. Mais alors, quelle marge de choix reste-t-il à ce sujet ? Celle de la position qu’il prendra à l’égard de ce qui le choisit. Il n’est pas peu, parce que – comme note encore Colette Soler3 – la notion d’identification au symptôme en fait partie. Mais ça, c’est un autre discours.

Alors, pour conclure sur ma ques-tion : peut-on parler, pour l’être parlant, d’un « corps sans quali-tés », dans le sens d’un corps qui n’ait rien qui lui soit propre ? C’est évident que, du point de vue de ce que j’ai dit, le réponse est : non. Le corps, le corps du par-lêtre, a quelque chose qui lui est propre, particulier, et sur lequel il

2 Ibid., p. 138.

3 Ibid., pp. 141-142.

ne peut pas négocier. Si l'être sexué ne s'autorise que de lui-même, c’est seulement à partir de quelques autres qu’il peut le faire ; et ces autres sont les uns qui l’habitent et l’habilitent à parler et à jouir – à jouir en

parlant. C’est le mystère du corps parlant – le mystère de l’inconscient, en tant que réel.

NOTES

* AME de l'EPFCL

Dans le document Le « mystère du corps parlant I » (Page 84-90)

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