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Le corps en trop

Dans le document Le « mystère du corps parlant I » (Page 117-122)

Patricia Zarowsky*

“Le verbe s’est pour nous incarné. Le Verbe n’est pas seulement pour nous la loi où nous nous insé-rons pour porter chacun la charge de la dette qui fait notre destin. Il ouvre pour nous la possibilité, la tentation d’où il nous est possible de nous mau-dire, non pas seulement comme destinée particu-lière, comme vie, mais comme la voie même où le Verbe nous engage, et comme rencontre avec la vérité, comme heure de la vérité”.

Jacques Lacan (Séminaire Le transfert, Le Seuil, p.358)

Nous sommes en tant que psy-chanalystes interrogés par les ma-nifestations somatiques, dans le corps, de nos analysants. Dans certains cas le corps qui affecte est au premier plan dans les dits du sujet, dans d’autres ils n’en disent mot et nous sommes sur-pris lorsque l’on apprend au ha-sard d’un changement de rendez vous qu’ils en ont un autre chez un médecin pour des problèmes jamais évoqués. Que le corps soit trop présent ou trop absent dans les dits du sujet même quand il n’y a aucune affection organique, le corps « ça parle » « je parle avec mon corps et ceci sans le sa-voir »1

C’est du fait qu’on a un corps et qu’on ne l’est pas, comme nous dit Lacan, que les sujets inscrits dans la tradition judéo chrétienne ont pensé que l’âme, qui serait du côté de l’être, était supérieure au corps. Et pourtant il est à noter que le corps voué à ne devenir que poussière comme nous le rap-pelle le catéchisme et qui peut être sacrifié à Dieu comme de nombreux martyrs le firent pour sauver leur âme, est

paradoxale-1 Lacan, J., Séminaire Encore, Le Seuil, p.

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ment au premier plan dans toute la tradition picturale chrétienne.

Le corps y est omniprésent que ce soient des corps semblant jouir d’adorer Dieu ou souffrant de s’en être éloignées ou de s’être sacri-fiés à lui, les corps jouissent. La gestuelle des corps ainsi exposés, que Lacan n’hésite pas à qualifier d’obscène, a influencé, voir mar-qué le rapport au corps des sujets dans nos sociétés issues de la tra-dition judéo-chrétienne.

J’avancerais que ce sont ces re-présentations corporelles exhi-bant une complétude imaginaire qui donnent le modèle imaginaire du rapport du sujet psychotique à son corps. Parlant de la doctrine chrétienne Lacan dit : « cette doc-trine ne parle que de l’incarnation de Dieu dans un corps, et suppose bien que la passion soufferte en cette personne ait fait la jouis-sance d’une autre »2 Nous re-trouvons là la problématique de certains sujets psychotiques qui identifié ou pas au Christ se re-présentent comme victimes, per-sécutés par la jouissance de l’Autre. Jouissance qu’ils situent comme mauvaise et seule capable de les faire basculer, par la

binari-2 Ibid, p. 10binari-2

té du signifiant, du côté du diable.

Entre dieu et diable c’est l’image christique qui cristallise là où ils se représentent dans le délire.

Nous y reviendrons.

Lacan distingue le corps du vi-vant du corps du symbolique, seul corps dont nous puissions dire que nous l’avons. Dans le sémi-naire L’Ethique Lacan dit : « Mon hypothèse est que l’excitation sexuelle est la source capitale des premières manifestations de la parole » C’est la jouissance désor-donnée du corps qui prend forme et s’ordonne par la prise du sym-bolique sur l’éprouvé. « Le pre-mier corps fait le second de s’y in-corporer » nous dit Lacan. Nous n’avons un corps que parce que nous parlons et l’appréhension du monde par le sujet se fait au moyen de l’unité de son corps ; son corps imaginaire. Lacan dit que l’imaginaire c’est le corps mais l’appréhension de ce corps ne peut se faire qu’à partir du symbolique par le langage

Le corps est parlé par l’Autre du langage et il parle à l’insu du su-jet. Le corps du symbolique ré-pond donc à la structure du lan-gage dans lequel il manque tou-jours un signifiant auquel le sujet pourrait s’identifier et qui est troué par le manque de l’objet, qui est un « moins », d’où dérive la pulsion. Le signifiant négative la jouissance qui est toujours jouissance du corps ce dont té-moignent de façon singulière cer-tains sujets psychotiques qui se refusent à parler parce qu’ils disent qu’après « ils payent ». La jouissance négativée par le signi-fiant réapparaissant sur le réel du corps dans des phénomènes déli-rants car la perte produite par le langage affecte le corps en

sous-trayant de la jouissance, ce à quoi ils se refusent par le vide qui ap-paraît su fait de la non inscription du Nom du Père.

Chez le sujet névrosé cette perte de jouissance produite par l’effet de mortification du signi-fiant le constitue comme corps marqué par cette perte et consti-tue du même coup l’objet a comme perdu, ce qui permet au désir d’advenir. Le sujet de l’in-conscient est disjoint de son corps, « Le sujet a un corps mais il n’est pas son corps »1 et c’est le trait unaire élément de lalangue qui permet au sujet structuré par le langage de faire le joint entre le vivant du corps et « l’incorporel qui (le) marque du temps d’après son incorporation. C’est de l’in-corporel que le symbolique tient au corps »2 « La libido est l’organe de l’incorporel »3 . Le corps parle là où ça fait problème, dans la relation à l’Autre. La jouissance portée par le corps est en défaut dans la relation à l’autre, elle ne fait pas rapport, elle l’est toujours de l’Un tout seul.

Pour reprendre l’intitulé de ce travail, il y a du corps en trop lorsque le corps se trouve affecté par de la jouissance qui dépasse le sujet dans son symptôme. Nous distinguerons trois types de phé-nomènes : la conversion hysté-rique, le phénomène psychosoma-tique qui est transtructurel et les retours dans le réel du corps dans la psychose. Il est à noter que tant dans le symptôme de conversion hystérique que dans les phéno-mènes de corps dans la psychose il n’y a pas d’atteinte organique,

1 Lacan, J. Joyce le sinthome 1 2 Lacan, J. Radiophonie

3 Soler, C. L’en-corps du sujet, Cours 2001-2002, p.30

contrairement au phénomène psychosomatique où il y a atteinte fonctionnelle.

La conversion hystérique, dans laquelle une partie voir même toute la surface du corps est éro-géneisée, se distingue des deux autres en ce qu’elle est accessible au déchiffrage signifiant et peut alors disparaître. Freud est le pre-mier à découvrir à partir des symptômes de conversion hysté-rique le lien entre le corps et la psyché. C’est la naissance de la psychanalyse. La conversion est le mécanisme de défense qui dé-coule d’un conflit dans le moi d’une représentation inconci-liable. Lorsque cette représenta-tion s’est trouvée expulsée hors du moi, « l’émoi » qui s’y attache se convertit en « innervation so-matique »1. Freud découvre que c’est par la parole, au moyen de l’association libre, que « l’innerva-tion », nous dirions la jouissance investie dans l’élément du corps associé au souvenir traumatique, disparaît, est négativée. Lacan évoque le « refus de corps » pour parler de la « complaisance soma-tique » de l’hystérique. Il dit :« A suivre l’effet du signifiant-maître, l’hystérique n’est pas esclave »2 Cela démontre que c’est le corps du symbolique qui est affecté par la conversion.

Tant dans le phénomène psy-chosomatique que dans les re-tours dans le réel du corps dans la psychose le corps en trop est le corps jouissant qui se produit et se manifeste dans et par les bu-tées de l’inconscient-lalangue à partir d’une expérience

trauma-1 Freud S., Breuer J., Etudes sur l’hystérie, PUF, p.96

2 Lacan J., Le Séminaire L’envers de la psychanalyse, Le seuil, p.107

tique. Le corps se trouve affecté par la jouissance véhiculée par les signifiants de la lalangue qui nous déterminent comme sujets de l’in-conscient-réel. Ce sont des signi-fiants qui ont des effets de réel car ils ne sont pas pris dans la bi-narité du signifiant S1- S2 qui constitue la chaine signifiante du sujet. L’inconscient réel est « un savoir sans sujet », et c’est là où se loge la vérité du sujet. Cette vé-rité le sujet ne peut que la mi-dire, il ne peut la dire toute. « La vérité, dit Lacan en 1968, c’est ce que nous apprend la psychana-lyse, elle gît au point où le sujet refuse de savoir. Tout ce qui est rejeté du symbolique reparaît dans le réel. Telle est la clé de ce qu’on appelle le symptôme. Le symptôme, c’est ce nœud réel où est la vérité du sujet. »3 Le réel du corps est le corps qui résiste à la prise du symbolique.

Le phénomène psycho-soma-tique est une atteinte organique.

Dans La conférence à Genève La-can en parle comme d’une écri-ture dans le corps, comme de quelque chose qui s’écrit à la manière d’un hiéroglyphe. Il ré-pond à la structure du signifiant mais au lieu de la binarité S1-S2 que l’on trouve dans la conversion hystérique ici la dialectique est

« gelée », « il n’y a pas d’intervalle entre S1 et S2 ». Il relève du trait unaire, c’est un signifiant de la-langue de l’inconscient-réel. La dialectique qui institue le désir produisant l’aphanisis du sujet n’a pas lieu. Pour distinguer une maladie hors sens et un phéno-mène psycho-somatique « Il faut pouvoir prouver que ce phéno-mène a une relation avec la struc-ture du désir du sujet, avec

l’orga-3 Lacan J., Conférence 1968

nisation de son fantasme et de l’objet a »1 Lacan situe le phéno-mène psychosomatique dans la relation narcissique du sujet avec l’autre « où doit y intervenir le dé-sir »2. Cette atteinte est une for-mation de l’inconscient à partir du moment où le sujet y est inté-ressé dans sa structure. Reste à savoir quelle est la jouissance spécifique dans chaque cas. « Il n’y a à proprement parler de structure du sujet psychosoma-tique, mais une jouissance, qui est une jouissance de bord- quant à ce qui, du sujet proprement dit, est affecté par la structure »3

Il n’est pas suffisant de dire qu’il y a jouissance du corps pour dire qu’il y a un corps. Lacan af-firme que le sujet psychotique n’a pas de corps dans le sens où « le verbe ne s’est pas incarné ». Il n’y a pas eu d’incorporation du lan-gage dans le corps qui aurait per-mis au sujet d’en faire quelque chose. Dans la psychose le corps parle sans qu’aucun sujet ne le sache car il est l’expression d’un rejet de l’Autre du langage. Le su-jet est hors discours du fait d’avoir rejeté les signifiants ve-nant de l’Autre, refusant la dette qui le constitue.

Nous connaissons la thèse de Lacan qui voit dans le « laisser tomber » du corps de Joyce lors de la raclée le signe d’un rapport au corps suspect. Ce laisser tom-ber du corps peut aller jusqu’à la mort dans l’anorexie quand il

1 Liart M., in Les lettres de la jouissance, Quarto n°65

2 Lacan J., Le Séminaire, Les quatre concepts fondamentaux de la psychana-lyse, Le Seuil, p.207

3 Laurent E. in Le Phénomène psy-chosomatique et la psychanalyse Analyti-ca n° 48 Navarin éditeur

s’agit d’une psychose ou dans la mélancolie mais le sujet psychotique a bien un corps. Il a un corps vivant qui l’encombre duquel il se sent prisonnier et dont il ne fait aucun usage au sens du plaisir. L’usage que le sujet psychotique en fait vient généralement pallier à un trop de jouissance éprouvée.

Les phlébotomies qui viennent « vider » un corps par trop pris dans la jouissance sans médiation de l’Autre symbolique en té-moignent ; les sujets disent stop à ce qu’ils énoncent comme « il y avait du trop il fallait que je fasse quelque chose que je me vide ».

Les sujet éprouvent alors un

« bien être » voir un sentiment de

« volupté » lors de ces entailles portées dans le réel de leur corps.

Du trop, faute d’être passé par le langage qui aurait négativée cette jouissance. Les sujets souvent font part de douleur, car quoi qu’on en dise, la douleur est vrai-ment éprouvée, qu’ils s’infligent en des termes qui font penser au message des premiers chrétiens : se punir, châtier le corps, parfois même ils se vivent comme le Christ. Mais se punir de quoi ? pourquoi ? De la culpabilité du fait d’être vivants alors qu’ils s’éprouvent subjectivement morts, culpabilité qu’on repère comme étant liée à une faute de jouissance non symbolisée, non nouée et au symbolique et à l’ima-ginaire du corps et qui se fixe dans le réel du corps. Culpabilité aussi liée au fait de se sentir ex-clus du monde, victimes persécu-tées par la jouissance de l’Autre ou de ne pas avoir pu s’inscrire sexuellement d’un côté ou l’autre.

Il est à noter qu’il est rarissime qu’un sujet évoque une première rencontre avec le sexuel

trauma-tique dans la petite enfance non pas qu’elle n’ait pas eu lieu mais elle n’a pas été symbolisée. La rencontre traumatique c’est celle avec la signification phallique et se situe plutôt dans la rencontre avec le désir el l’amour à la puber-té. Cela dépend de chaque sujet bien évidement puisqu’il y a des sujets qui la rencontrent au cours d’une première jouissance lors d’une pollution ou chez les sujets féminins lors de la première menstruation.

Le rapport au corps peut être vécu d’une façon persécutrice ain-si une jeune femme psychotique qui souffrait d’une forme d’ano-rexie gravissime et était hospitali-sée expliquait ne pouvoir avaler aucune nourriture car celle-ci se transformerait en excréments et son corps s’en trouverait souillé.

La pratique qui consiste à prendre des laxatifs juste après n’avoir mangé presque rien est très fré-quente chez ces sujets. Son corps était ce qu’elle pouvait soustraire à l’Autre de la demande et ce fai-sant elle l’abandonnait à une jouissance mortifère. Un idéal d’un corps sans besoins qui n’a donc pas à passer ou n’a pas pu passer par le défilé des signifiants dans la demande adressée à l’Autre, idéal d’un corps sans chair à la limite du squelette.

L’image du corps est flou, incer-taine ; ainsi une jeune femme qui cherchait l’image idéale qu’elle souhaiterait avoir dans les maga-zines people devait demander à sa mère : je suis grosse comme qui ? Elle ne pouvait se voir dans le miroir aucun prisme d’un Autre symbolisé ne lui renvoyait aucune image. Cela démontre la faillite du narcissisme, l’absence de libido narcissique.

Nous trouvons aussi chez le sujet

mélancolique des symptômes sans atteinte d’aucun organe où la douleur d’exister se fixe sur des organes du corps. Douleur infini-tisée sans possibilité de passer par l’historisation car ces sujets ne supposent aucun savoir à l’Autre. Quand la douleur leur est insupportable nous risquons la sortie de la scène, le passage à l’acte suicidaire.

Le corps du vivant chez le sujet psychotique est au premier plan au détriment du corps symbo-lique. Il y a bien un corps chez ces sujets mais c’est un corps non symbolisée, c’est un corps vivant en attente d’une négativation de la jouissance qui est ce que l’ana-lyste peut leur proposer s’ils y consentent.

Ces trois formes symptôma-tiques du rapport à la jouissance du corps révèlent ce que Colette Soler déploie dans son livre La-can, l’inconscient réinventé1 qui vient de paraître et je la cite :

« Dès lors, le champ clinique se divise entre les sujets dont les symptômes sont tout dans l’in-conscient réel- disons : ceux du schizophrène pur s’il en existe, hors lien, hors sens et dont l’ima-ginaire est dénouée-et ceux qui n’y sont pas tout car il y a pour eux ce que Lacan a nommé sin-thome, soit un nouage de ce Réel à l’inconscient-fantasme, entre Imaginaire et Symbolique ». Y en a-t-il ceux qui n’y sont pas du tout ?

NOTES

* AME de l’PFCL.

1 Soler C. Lacan, l’inconscient réinventé, PUF septembre 2009.

Dans le document Le « mystère du corps parlant I » (Page 117-122)

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