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Premiers constats : des décalages perceptifs spontanés 1 Des adolescent·es et des personnels

Conduites entre élèves : des décalages perceptifs au cœur des questions scientifiques, éducatives

1. Premiers constats : des décalages perceptifs spontanés 1 Des adolescent·es et des personnels

Il suffit de traverser une cour de collège ou de lycée pour entendre les élèves se « traiter » de « pute »,

« pédé », et autres épithètes – mais si l’adulte ne feint pas de n’avoir rien entendu, et au contraire s’arrête et demande quelques explications, la réponse des élèves, y compris de celle ou de celui qui a reçu ces qualificatifs, sera la plupart du temps : « On rigole », « On joue », ou bien « C’est notre façon de parler », voire « notre culture ». Certain·es adultes préfèrent alors ne pas s’immiscer davantage dans ces relations, craignant d’empiéter sur des jeux, ou seulement de s’exposer à d’interminables protestations. D’autres s’interrogent.

Ce décalage interprétatif entre jeunes et adultes se double d’un décalage perceptif, cette fois entre adultes. Au point de départ de la recherche présentée ici1, un constat effectué lors de stages de formation continue2 pose la question du sens de ces attitudes et relations des élèves, et de la conduite à tenir face à elles : certain·es des personnels des collèges et lycées sont sidéré·es et épuisé·es, d’autres au contraire ne semblent pas perturbé·es, s’étonnent à l’énoncé de ces questions, déclarant n’avoir rien perçu de tel dans les mêmes établissements.

1 Recherche Les enjeux socio-éducatifs de la mixité au quotidien en milieu scolaire: Pratiques genrées et violences entre pairs. Financement Agence Nationale de la Recherche, projet ANR-09-ENFT-006, 2009-2013. Coordination: Patricia Mercader, Pr, CRPPC (EA 653), Annie Léchenet, MCF, Triangle (UMR 5206).

2 Stages Dafop, Académie de Lyon 2004-2006, A. Léchenet, Violences filles garçons au collège et au lycée : repérer, répondre, prévenir. Documents consultables sur demande à l’auteure de cet article.

Article sous licence Creative Commons BY NC ND 77 1.2 Du côté des chef·fes d’établissement : une question posée en termes de « basculement » dans la violence

Une première enquête sous forme d’entretiens semi-directifs auprès de 39 chef·fes d’établissement (Mercader, Léchenet, Durif-Varembont et Garcia, 2016, p. 37) révèle les mêmes décalages perceptifs, liés à des interrogations sur le sens violent ou non de telles conduites. Dans un premier temps, la violence est difficile à reconnaître dans son propre établissement : peu d’interviewé·es disent qu’il y a un problème de violence, mis à part des cas de violence physique avérée et toujours présentés comme rares. Ceux qui reconnaissent des formes de violences le font d’abord en termes généraux, et c’est surtout le cas des établissements ayant des élèves de milieu défavorisé, mais pas tous. Pourtant, au fil des entretiens, dans quasiment tous les établissements sont décrites des conduites violentes, et les chef·fes d’établissement les qualifient comme telles même quand les élèves le nient, selon les critères exposés ci-dessous.

1.2.1 Critères physiques

Le premier critère concerne la violence physique sous forme de bagarres et de coups de poing ou de pied. Les « petites » violences entre élèves sont très souvent banalisées, qualifiées de « chamailleries » et considérées comme « naturelles » quand il s’agit de garçons (Depoilly, 2014). A l’inverse, la saillance d’une violence inattendue contribue à son repérage. Ainsi, la violence physique des filles est mentionnée comme un fait nouveau, les filles étant décrites comme capables de plus en plus de violences physiques graves, notamment entre elles. « La première fois que j’ai vu deux filles se battre, c’est… C’est un déferlement de violence! Il n’y a plus aucun contrôle, c’est terrifiant ! » (Mercader et al., 2014, C 26)3 On peut se demander si ce caractère « impressionnant » des bagarres entre filles relève bien d’une réalité ou seulement de cet effet de saillance : une violence qui impressionne parce qu’elle est peu conforme aux stéréotypes de la féminité.

Agression envers un adulte

Le deuxième critère de la violence est que l’agression verbale ou physique (du moins ressentie comme telle) a lieu envers un adulte : mal parler ou mal répondre à un professeur est pratiquement toujours sanctionné : « On a des élèves très turbulents, voilà, pénibles, mais qui sont assez peu dans l’agression envers l’enseignant » (C4). « Les choses les plus graves sont plutôt des choses qui se passent entre un adulte et un gamin. […] Ça peut aller très loin. On fait des conseils de discipline pour des insultes. » (C9).

1.2.2. Questions de codes et crainte du « basculement »

Mais ces deux critères concernent peu de cas par rapport à ce qui fait l’essentiel de leurs interrogations : pour eux aussi, le décalage de perception entre jeunes et adultes. Et celui-ci s’explique d’abord pour eux/elles par le décalage de discours entre adultes et jeunes sur les critères de normalité ou de banalisation de la violence. Par exemple, les élèves n’ont pas souvent conscience d’être violents car le langage ordurier ou la bagarre constitueraient pour eux des modes normaux de communication ou sont pris comme des jeux. « Ces mots, ces gestes qui nous apparaissent comme violents… ils sont quotidiens et ils concernent 90% des gens scolarisés ici. […] Alors, au point où c’en n’est pas, de la violence, c’en est un code différent », dit la proviseure du lycée d’une petite ville (LGT 12, p. 438).

Mais tous ces mots qui sont perçus comme très, très violents par…, Enfin, par nous tous, et ne se disant pas en face… Eux, ils les utilisent en permanence. Donc la plupart du temps, ils ne sont pas chargés de sens, vraiment. Ils ont un sens, mais ce n’est pas un sens agressif,

- Proviseur (Lycée professionnel, banlieue populaire) (ibid. p. 439).

3 Pour toutes ces citations de chef·fes d’établissement recueillies lors des entretiens, on code C pour Collège, LGT pour Lycée général et technologique, LP pour Lycée professionnel, les numéros correspondent à un code d’anonymat. On trouvera toutes ces citations dans Mercader et al., 2014, p. 315 à 344.

Article sous licence Creative Commons BY NC ND 78 A partir de ce décalage perceptif, nous remarquons que la question que se posent ces chef·fes d’établissement est avant tout celle de déterminer ce qu’ils et elles perçoivent comme une sorte de point de renversement, au-delà duquel les élèves basculeraient, d’insultes et de bourrades ludiques, dans ce qui serait en somme des violences « pour de vrai ». Ainsi, le même proviseur qui s’interrogeait sur le sens violent ou non selon les codes utilisés, continue-t-il :

Mais ce code différent ne se différencie pas du début de la vraie violence, c’est-à-dire que… C’est compliqué parce qu’on ne sait pas à quel moment ça dérape. Et donc, du coup, on a peu de moyens d’action. On intervient évidemment chaque fois, mais quand on intervient, on n’est pas crédible, parce qu’on intervient sur un truc qui est banal. Ils n’ont pas besoin de l’intervention de l’adulte, ils règlent très bien ça tout seuls. Et c’est en gros : « mais de quoi tu te mêles, quoi ? ». Et en même temps, on sait qu’à un moment, ben ça va monter, enfin, parfois ça va monter. Quel est ce moment crucial où on doit intervenir avant que ça ne monte ? On a beaucoup, beaucoup de mal à le repérer. (ibid. p. 439-440).

Or, pour ces chef·fes d’établissement, les élèves contemporains n’ont pas ou peu de critères objectifs définissant la violence : c’est le contexte qui différencie violence ou non, pas le mot ou le geste en eux-mêmes. L’important pour eux/elles est donc de tenter de saisir ce qui fait, selon leur terme, basculer la plaisanterie, le jeu, la bagarre « pour de faux » en « violence ». S’agit-il de la nature des destinataires, membres ou non du groupe, de l’intentionnalité des auteur·es, du sens qu’ils et elles donnent à leurs conduites selon leur culture (cultures de jeunes, de groupes différents, par exemple, disent certain·es, des cultures « méditerranéennes » …) ? Dans cette problématique du point de basculement, nous pouvons remarquer que ces chef·fes d’établissement reproduisent en ceci l’interprétation des élèves: ce sont des jeux, c’est-à-dire du « pour de faux », et parfois les jeux basculent en violence, en ce qui serait donc de la violence « pour de vrai ».

1.3. Questions scientifiques, enjeux éducatifs

Ces conduites, comme les énigmes de la mythologie, se présentant comme des jeux porteurs de sens cachés, posent une question scientifique débouchant sur des enjeux en termes d’éducation, et donc aussi en termes de formation des personnels. Si ce sont effectivement des jeux, il faut les laisser se développer, mais s’il s’agit de violence, faut-il rappeler aux élèves la loi de l’interdit de la violence ? Les conduites des élèves entre eux / elles / elles et eux sont encore peu étudiées en France. Depuis les années 1970, la sociologie de l’éducation interroge ce que l’école fait aux élèves issus de milieux populaires. En conséquence, lorsqu’apparaissent des questionnements sur les violences à l’école (Debarbieux & Montoya, 1998), elle les interprète principalement comme des réponses de ces élèves à la violence institutionnelle de l’école, des violences contre l’école, ses personnels, ses locaux, son matériel (Dubet, 1993). En ce qui concerne les conduites entre élèves, c’est depuis les années 1970 que les travaux pionniers du norvégien Dan Olweus (1999) ont conceptualisé et étudié le bullying, ou harcèlement – cette question, reprise et prolongée depuis dans de nombreux pays, n’a donné lieu à préoccupation en France que depuis une quinzaine d’années (Blaya, 2002), de sorte que les conduites de harcèlement commencent à être repérées. Elles visent les élèves caractérisés comme différents et/ou faibles par leurs camarades : le gros, l'intello, le bouffon, le roux, la « payotte » (Bellon & Gardette, 2010 ; Blaya, 2006 ; Rubi, 2005).

Mais le harcèlement n’est-il que lui-même, c’est-à-dire défini par Olweus comme « l’exposition, de manière répétée et à long terme, à des actions négatives de la part d’un ou de plusieurs autres élèves » (Olweus, 1999, p. 20), ou la partie émergée d’un iceberg, issu de ces conduites que nous ne voyons quasiment pas, banales, anodines, conversations, blagues, jeux, bousculades et bourrades, défis, parades et pavanes, qui sont pratiquées sur les cours de récréation, dans les couloirs, au restaurant scolaire, et dans les classes, dont nous devons aussi nous demander si elles sont violentes ou non.

Article sous licence Creative Commons BY NC ND 79 2. Des difficultés pour comprendre les conduites entre élèves

2.1. Difficultés d’un concept général de violence

Loin des usages souvent sensationnalistes du terme de violence dans la presse ainsi que de ses usages politiques (Arnoult, 2014, p. 143-198), on doit tenter de se donner un concept rigoureux de ce terme, très vaste, et qui risque bien d’être un terme performatif : « Chaque groupe, parfois même chaque individu, appréhende et dénonce à l’aide de ce concept tout ce que lui-même considère comme inadmissible » (Michaux, 2007, p. 122). Au-delà des renvois entre sens objectif, comme tort causé à une personne ou un groupe (OMS, 2002) et sens subjectif déterminé par le sentiment de victimation, dont on sait combien il peut être variable (Zauberman & Robert, 1995), de nombreux chercheur·es affirment que la violence est affaire de sens (Carra, 2009), sens pour des sujets individuels et collectifs, et sens objectif. Nous retrouvons alors les perplexités rencontrées par exemple par ce proviseur d’un lycée :

Si une fille rencontre une autre, et lui dit : « bonjour ma pute » ou des choses comme ça, c’est gentil. Et quand c’est retranscrit dans un autre contexte, ils ne voient pas la différence, en disant : « Ah ben, non, moi, ma camarade, je l’appelle toujours comme ça et ça ne lui fait rien ». Mais à d’autres, ben, ça ennuie un petit peu. (Mercader et al., 2014, p. 440.)

2.2. Difficultés épistémologiques et méthodologiques

On constate que les recherches combinent en général une approche objectiviste, par l’évaluation de torts causés, et des approches subjectivistes, appréhendant tant un éventuel sentiment de victimation que d’autres éléments de sens pour les sujets et les institutions impliqués : rapports aux normes, aux actions, aux objectifs poursuivis (Frandji, 2005). Les analyses objectivistes consistent souvent à compter des filles et des garçons – et on aboutit à des résultats variables. Dès 1999, Olweus comptait moins de filles non seulement parmi les auteurs de violences, mais aussi parmi les victimes.

Debarbieux aboutissait aux mêmes résultats en 1996, et il en est de même pour Smith et Sharp (1994), Blaya, Debarbieux et Rubi (2003), et Rubi et Jarlégan (2013). D’autres chercheur·es estiment au contraire qu’« aucune différence significative en matière de victimation ou de harcèlement entre filles et garçons n’est à relever » (Moody et al., 2013, p. 37)

Dans les approches subjectivistes, les faits rapportés par les déclarations des protagonistes doivent largement être référés à des contextes et des significations. Mais la violence de genre, intériorisée, banalisée, articulée à des rapports de domination, est rarement perçue par les protagonistes des faits.

Si, par exemple, nous prenons l’incident suivant, qui nous a été rapporté par un proviseur : « un garçon met une main aux fesses d’une fille, et celle-ci le gifle », comment le compter, comment le comprendre ? On pourrait dire qu’il y a ici deux faits de violence, mais il y en avait un seul pour le proviseur, en l’occurrence la gifle. Ou bien y a-t-il réaction à une violence sexiste initiale ? La question semble donc ici celle de juger, du point de vue d’un enjeu éducatif, s’il y a eu violence ou non, et de la part de qui, c’est-à-dire de comprendre une situation porteuse de sens.

Ainsi, la question de la perception des conduites entre élèves, dans ses deux sens liés d’appréhension empirique (voir et entendre), mais aussi d’interprétation (donner un sens, et lequel, comprendre, agir), apparaît centrale dans la mesure où elle constitue le point de départ d’un étonnement scientifique et éducatif, mais aussi dans la mesure où elle s’avère constitutive de la nature-même des conduites qu’il s’agit de comprendre. Comment mettre en œuvre, au plan méthodologique, la recherche d’une telle compréhension ?

3. Une enquête de type ethnographique