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Première période : Devenir indigène Une immersion professionnelle suivant les ambiguïtés de la durabilité (2013 – mi-2015)

Conclusion du premier chapitre

C HAPITRE 2 I TINÉRAIRE D ’ UNE RECHERCHE COMMANDÉE , IMPLIQUÉE ET SALARIÉE U N TRACEUR DE LA LÉGITIMATION DES

1. Première période : Devenir indigène Une immersion professionnelle suivant les ambiguïtés de la durabilité (2013 – mi-2015)

Cette première section retrace les origines de celle-ci, d’une immersion professionnelle prometteuse pour l’apprenti praticien-chercheur, jusqu’à son premier tournant, marqué par le constat d’une impasse au cours de l’enquête. Le principal enjeu méthodologique sur la période concerne l’adoption d’une posture idoine vis-à-vis des injonctions contradictoires, notamment celles générées par les acteurs de la commande. Sommé d’être rapidement utile à l’entreprise commanditaire, employeuse et financeuse, le chercheur et le cadrage de sa recherche sont alors marqués par l’immersion dans les catégories indigènes de la pratique professionnelle. Grâce au travail réflexif, cette expérience nous renseigne sur les ambiguïtés de la durabilité.

1.1 : La genèse de la commande de recherche

Dans le cadre d’une recherche partenariale comme la nôtre, il convient de restituer les logiques d’action initiale des différents partenaires qui ont conduit à la présente collaboration. Le récit de la rencontre entre le doctorant, l’entreprise et le directeur de recherche, puis l’explicitation des intérêts présents lors de la négociation du projet de thèse éclairent les dynamiques alors à l’œuvre.

1.1.1 : La ville durable : un mot d’ordre qui facilite la rencontre initiale entre un projet professionnel hybride et le domaine d’activité d’une organisation

Pour saisir la genèse de la présente recherche commandée, salariée et impliquée, il convient d’abord d’exposer le contexte et les logiques d’action des différents acteurs. En 2012, après un cursus complet à l’Institut d’Études Politiques de Lyon et une double spécialisation de Masters Professionnels sur l’aménagement durable des territoires et le développement économique territorial, je réalisai un stage professionnel dans un cabinet privé d’architectes, paysagistes et

urbanistes lyonnais. J’y découvris les linéaments de la pratique de l’urbanisme opérationnel4,

et, grâce au côtoiement de doctorants hébergés et financés par cette organisation par le biais d’une convention CIFRE, je mûris un projet professionnel hybride entre recherche et pratique professionnelle de l’urbanisme. D’une part, je souhaitais poursuivre mon insertion dans le secteur de l’urbanisme grâce à une thèse de doctorat financée par un acteur privé ou public, à partir d’un cas d’étude concret ; d’autre part, approfondir, par la recherche, mes questionnements sur les promesses du développement durable de renouveler la fabrication de la ville et des territoires. Je multipliai les candidatures spontanées pour trouver un financeur CIFRE intéressé par un tel projet, jusqu’à ce qu’au cours d’un salon professionnel dédié aux technologies, à l’industrie et l’ingénierie « vertes », je fisse la rencontre du Directeur de la Direction de l’Innovation Verte (DIV) d’Alpha, présent au salon pour exposer les premiers résultats d’un projet de recherche ANR lancé par l’entreprise sur l’approche systémique et métabolique de la ville durable. Ce premier contact lors du salon permit de pointer le périmètre potentiel de convergence de nos projets respectifs : pour ma part, proposer mon « expérience de recherche » et mon « profil polyvalent » au sein de la DIV, pour une thèse CIFRE ou un

poste de « chargé d’études sur la ville durable » en lien avec le programme ANR5. Le cadre

professionnel de l’ingénierie me semblait d’autant mieux adapté qu’il me permettrait d’approfondir mon intérêt ancien pour une certaine culture technique, présente dans mon entourage familial et abordé au cours des stages précédents. Pour le Directeur, il s’agissait d’accueillir dans son équipe nouvellement formée un doctorant dont le profil pouvait correspondre à la diversification en cours des activités de l’entreprise vis-à-vis du développement durable, en termes de recherche et d’innovation comme de prestations d’études et de conseils spécialisés. Ce cadrage initial de nos attentes respectives aboutit rapidement,

début 2013, à mon embauche à la DIV pendant six mois comme chargé d’études salarié, avec

pour objectif d’élaborer le projet de recherche à soumettre à l’ANRT pour un financement CIFRE. L’immersion professionnelle étant présentée comme une condition sine qua non pour élaborer ce projet, la moitié de mon temps était donc allouée aux contributions opérationnelles aux projets de l’équipe. Les co-directeurs de thèse furent approchés et rejoignirent le projet.

La relative facilité de cette embauche reflète ici, à l’échelle d’une expérience nouée entre un jeune professionnel et une organisation d’ingénierie en construction et aménagement, le

4 Le stage comportait notamment la participation à la réalisation d’un Schéma Directeur d’aménagement durable

pour un projet structurant du Grand Lyon (Vallée de la Chimie) autour de la notion d’écologie industrielle, et la participation à des réponses à appels d’offres d’études urbaines (pré-opérationnelles, planification stratégique, etc.). Un mémoire professionnel ouvrant sur une question « prospective » concluait le stage.

5 Ces termes sont issus du courriel que j’adressais au Directeur début 2013 pour formuler officiellement ma

caractère de mot d’ordre de la ville durable à cette époque. L’intérêt des acteurs professionnels pour la notion, en raison des promesses qu’elle ouvre, même et surtout en raison de son flou, permet l’agrégation d’intérêts divers et facilite une convergence temporaire (ici, un recrutement).

1.1.2 : Le cadrage du projet de recherche initial, entre ambiguïtés de la durabilité et implicites de la professionnalité de l’ingénierie

Cette position salariée et impliquée parmi les activités de l’équipe me permit d’appréhender certains aspects de la pratique des professionnels de la DIV, et surtout d’approfondir l’intuition du Directeur, qui cumulait désormais les rôles de commanditaire et de supérieur hiérarchique (tuteur industriel, recruteur, manager), vis-à-vis du besoin de recherche. Nos discussions permirent progressivement d’identifier les attentes de l’organisation vis-à-vis de la thèse :

cerner et résoudre les situations où se posent les « problèmes d’interprétation » autour de la

notion de développement durable. Ce cadrage initial de ces problèmes révèle l’importance de

la convention marchande de professionnalité dans l’organisation6. En effet, les difficultés

pratiques évoquées ont rapidement été réduites par le Directeur aux décalages entre le besoin formellement inscrit par les commanditaires publics dans leurs cahiers des charges, et ce qu’ils attendaient « réellement » du prestataire ; ce décalage étant souvent perçu à la suite d’un échec à obtenir le marché. Les autres aspects potentiellement problématiques de la durabilité étaient donc éclipsés au profit des enjeux commerciaux de l’organisation. La cause des échecs répétés pour obtenir certains marchés était associée d’abord à un défaut de compétence technique, exprimée par les acteurs (Directeur, membres de la DIV) sous forme de paradoxe : « nous sommes des experts de l’environnement dans une boîte d’ingénieurs, mais on comprend mal la

demande des clients »7. Conformément aux exigences formulées par la Présidence vis-à-vis de

la DIV dans la feuille de route de l’équipe d’experts en durabilité, le Directeur voyait donc d’abord dans une commande de recherche l’opportunité d’améliorer la compréhension de ce que les clients et prospects commerciaux de l’entreprise désignent par développement durable, afin d’outiller les professionnels pour formuler des réponses techniques plus adéquates, et in fine, réduire les échecs commerciaux d’une équipe qui commence à se positionner de façon croissante sur les marchés publics associés à la durabilité. Ces décalages, vécus comme des difficultés dans l’entreprise, m’intéressaient, ainsi que le directeur de thèse, dans la mesure où ces situations sont susceptibles de constituer un terrain propice à l’observation de certaines ambiguïtés de la durabilité, lors de ses traductions et appropriations par les différents acteurs. Outre l’immersion dans l’entreprise, les échanges avec le directeur de recherche ont permis d’affiner le dossier soumis à l’ANRT, dont le préambule formalisait ainsi le sujet de recherche :

« Le constat initialement formulé par le bureau d’étude Alpha est que nombre de collectivités présentent des difficultés à traduire leurs ambitions et objectifs en termes de services d’expertise en développement durable, lors du travail de transcription dans la

6 Cet aspect sera davantage développé dans le chapitre 3.

commande publique. (…) La commande des collectivités territoriales de ce type de prestations d’expertise représente pour Alpha son principal marché. Mieux comprendre les représentations qui guident les acteurs politiques et techniques dans leur formulation de la commande publique constitue en effet un objectif stratégique pour Alpha. » [Dossier ANRT, 2013]

Le projet visait formellement à comprendre « l’enchâssement des actes techniques et

politiques dans un « informel de la commande publique » 8, vue comme une « boîte noire » qu’il

s’agissait d’ouvrir. L’un des « éléments innovants » de la thèse résidait dans « l’étude des relations d’influence entre réseaux d’acteurs participant directement à la réalisation de la commande publique territoriale du développement durable (collectivité, État déconcentré, etc.) et ceux y intervenant de manière indirecte (expertise, mobilisations, etc.) ». La méthodologie prévoyait pour cela un protocole d’enquête de terrain (entretiens semi-directifs et questionnaires) auprès des « techniciens, élus, représentants d’associations, de réseaux professionnels, d’organisateurs de congrès et salons, etc. […] », soit les acteurs susceptibles de formuler ou d’influencer l’ambition durable de la commande publique d’ingénierie et d’urbanisme de la DIV et de l’entreprise.

Figure 3. Schéma, issu du projet déposé à l’ANRT, représentant la « boîte noire de la commande publique » au centre des questionnements de la thèse, et les « sphères d’influence » – 2013 (source : Lacroix 2019)

Ces formulations comprenaient un double implicite. D'abord, les difficultés vécues dans l’entreprise en raison de l'interprétation des ambiguïtés de la durabilité dans son opérationnalisation au travers de l’activité de réponse aux appels d’offres étaient passées sous silence. L’origine des seules difficultés évoquées était rejetée dans le camp des acteurs formulant la commande publique. Ensuite, bien que portant officiellement sur l’ensemble du

8 Les termes entre guillemets qui suivent sont ceux du dossier déposé à l’ANRT en 2013.

Politiques publiques de développement durable

Représentation schématique de la commande publique locale d’expertise en développement durable dans la chaine de l’aménagement

Boîte noire de la commande publique

Médias spécialisés Associations et mobilisations citoyennes Associations et réseaux professionnels

Salons, Congrès universitaires et Réseaux

d’anciens élèves Système politique et électoral Trophées, Labels, Certification Aménagements durables Influence InfluenceInputs Outputs Maîtrise d’ouvrage (élus) Maîtrise d’ouvrage ( techniciens) Expertise privée Expertise publique Contre expertise militante Expertise citoyenne « profane » Expertise Institutionnalisation

forte Institutionnalisationfaible

Réglementation de

l’Union européenne Réglementation nationale réaménagementÉvaluation,

Production et livraison de l’aménagement (maîtrise d’œuvre) Prestation de conseil ou d’étude (assistance à maîtrise d’ouvrage) Choix du prestataire Adaptation au contexte local Concurrence dans les réponses à l’appel d’offre Rédaction et publication du cahier des charges

processus d’élaboration de la commande publique, et non exclusivement sur la question du choix du prestataire lors des appels d’offres, c’est bien autour de cette dernière dimension que le projet s’est progressivement focalisé, sous l’impulsion de l’entreprise. Cet intérêt traduit bien ici aussi la prédominance de la convention marchande de professionnalité dans l’organisation. Les formulations employées (« boîte noire », « informel de la commande publique ») attestaient d’une représentation selon laquelle une pluralité de facteurs – autres que la performance technique et financière – pouvait influencer les décisions d’attribution des marchés. Grâce à un partenariat de thèse avec le monde de la recherche en SHS, le Directeur espérait pouvoir éclairer ces dimensions sociopolitiques mal maîtrisées par l’ingénierie, car renvoyées hors de la sphère de la « technique » jugée être le cœur de compétences de l’entreprise. En identifiant précisément les « sphères d’influence » et la portée de celles-ci vis-à-vis du processus complexe de décision, les enseignements de la thèse devaient contribuer à outiller l’entreprise dans sa capacité à orienter ses décisions, rhétoriques commerciales et partenariats avant le lancement même des consultations. La formulation d’« objectif stratégique » rend bien compte de cette perspective assimilée à la création d’un avantage concurrentiel sur le marché. Le cadrage commercial des attentes de l’entreprise vis-à-vis du projet de recherche ne faisait aucun doute :

« En outre, les thématiques et connaissances qui seront développées au cours de ce projet de recherche permettront d’apporter un regard neuf et différent sur d’autres projets de recherche de la DIV, et d’irriguer les procédés commerciaux de l’entreprise. En cela, le projet contribue à la compétitivité d’Alpha sur ses marchés et pourra lui permettre à terme d’adapter ses prestations à l’offre ainsi examinée. » [Dossier ANRT, 2013]

Une relecture a posteriori de ce cadrage suggère que l’entreprise espérait, grâce au projet de recherche, cerner les dispositifs de jugement du marché afin de pouvoir agir dessus dans son intérêt commercial. Interrogé sur cet objectif implicite après son départ de l’entreprise, le Directeur nous confirmait en entretien cette lecture :

« C’est comment nouer le contact avec la collectivité, comment connaître ses arrières pensés, comment mieux comprendre ses processus décisionnels, casser le verrou. » [Entretien, Directeur, 2016]

Le « verrou » auquel le Directeur fait ici référence est celui du Code des Marchés Publics, qui encadre strictement les échanges d’informations entre commanditaires et candidats potentiels à une consultation. Nous y reviendrons.

L’élaboration et le cadrage initiaux du projet de recherche s’organisaient donc autour d’une série d’ambiguïtés dont la fonction est de préserver les intérêts des partenaires dans le cadre de l’exercice contraint d’un montage de dossier de financement auprès de l’ANRT. L’entreprise cadrait la durabilité selon le paradigme marchand dans lequel elle s’inscrit ; le doctorant, selon son intérêt de devenir salarié et futur chercheur ; le directeur de thèse, selon l’intérêt de s’ouvrir un terrain autrement inaccessible pour une analyse théorique des ambiguïtés du développement durable. La stratégie des partenaires se révéla fructueuse : le financement du projet de thèse fut accordé par l’ANRT dès le premier dépôt de dossier, pour un démarrage début 2014.

1.2 : Les épreuves d’indigénéité lors des missions opérationnelles annexes à l’élaboration du projet de recherche

La formalisation du projet déposé ANRT, l’établissement d’un premier rapport du chercheur au terrain et la problématisation du périmètre de la durabilité dans les premières années de la recherche sont largement tributaires de la relation en partie contingente qui s’instaure, dans les premiers mois, entre le doctorant, l’employeur et l’équipe d’accueil dans l’entreprise. Ce processus d’immersion permis par un cadre salarié rend saillante la conversion du doctorant aux conventions de professionnalité à l’œuvre dans l’organisation, traduisant une évolution identitaire vers les catégories indigènes au terrain.

1.2.1 : Les impératifs et le parcours de réalisation de l’activité professionnelle aux côtés des acteurs

Le cadrage initial de la collaboration reposait sur un projet professionnel consistant à me former par la recherche et en marge de celle-ci vers un profil hybride, entre recherche urbaine et pratique opérationnelle des études d’urbanisme. Ce projet répondait à l’évolution des besoins de l’équipe DIV à l’époque : mon recrutement en 2013 intervint à la fin de la première époque

d’appropriation de la durabilité dans l’entreprise9, dans une perspective de renforcement de

l’équipe d’experts de la durabilité face aux multiples enjeux que celle-ci posait à l’organisation. La potentialité opérationnelle de mon profil apparut d’ailleurs pour l’entreprise dès la candidature spontanée, moment auquel mon acculturation préalable à l’activité de réponse aux appels d’offres d’études d’urbanisme lors de mon stage avait fonctionné comme une garantie de compréhension des enjeux opérationnels et commerciaux de l’entreprise, et leur traduction dans le projet de recherche. Dans l’attente de la validation du projet par l’ANRT, l’exigence de ma participation aux activités opérationnelles de l’équipe s’inscrivait donc dans le cadre d’un rapport salarial de droit commun. Ma conversion aux impératifs de l’activité professionnelle se réalisa d’abord au fil des missions opérationnelles attribuées lors des six premiers mois d’élaboration du projet de recherche. J’occupai ainsi un poste d’« ingénieur de projet » qui devait permettre, selon le Directeur, de me « mettre les mains dans les cambouis, pour

comprendre ce qu’on fait »10 : l’injonction s’adressait ici autant au salarié qu’au futur

chercheur, sommé au travers d’épreuves de prouver sa capacité et d’immersion et d’adaptation au référentiel de professionnalité d’une société d’ingénierie en construction et aménagement.

Les attentes vis-à-vis des différentes activités que j’occupais confirment le constat de l’importance de la convention marchande de professionnalité dans la DIV. Le premier ensemble de missions opérationnelles concernait l’appui opérationnel lors des réponses aux appels d’offres d’étude et de conseil en ville durable et « ville intelligente », sur lesquels se positionnait en priorité la DIV à l’époque, dont l’AMO Développement Durable constituait le cas le plus répandu. Le reste des missions s’inscrivait également dans cette même optique

9 C’est-à-dire avant le tournant organisationnel de 2015. Voir chapitre 3, section 3.

marchande, et visait à outiller la DIV dans son processus commercial. L’une de mes missions consistait ainsi à formaliser l’offre de services de l’équipe dans une plaquette détaillant chaque prestation (projet opérationnel ou d’innovation) réalisée et en cours dans l’équipe. Ce book était pensé pour être utilisable comme support d’échanges avec les clients publics ou privés, mais surtout vis-à-vis des autres directions et équipes d’Alpha. Enfin, ma dernière mission consistait à élaborer une cartographie des commanditaires publics (villes, agglomérations, aménageurs) considérés comme des prospects commerciaux en Île-de-France. Selon une perspective marquée par la convention industrielle de professionnalité, l’outil avait vocation à accompagner la structuration du processus de « commercial amont » de l’équipe, aux débuts de son positionnement face au marché. Une fois la thèse démarrée, ces collaborations opérationnelles ont continué de se poursuivre, bien que plus ponctuellement. L’organisation du temps de présence entre le laboratoire et l’entreprise, favorable à cette dernière, ainsi que les dispositions du contrat de travail lié à la CIFRE ont facilité l’immersion professionnelle et la réalisation de ces missions.

1.2.2 : La conversion progressive à la professionnalité de l’organisation : une succession d’épreuves de confiance

Ces expériences vécues en tant que jeune professionnel salarié ont contribué à me convertir aux impératifs majeurs de la pratique professionnelle de l’organisation, et me faire adopter les conventions de professionnalité ingénieristes. Je m’acculturai ainsi aux conventions sociales, routines, vocabulaire en vigueur dans l’équipe et l’entreprise. Dans l’attente de la réponse de l’ANRT et en l’absence d’une réelle socialisation à la recherche, je ne me considérais pas encore comme un jeune chercheur, malgré la moitié du temps dédié à l’élaboration de la thèse ; en pratique, je dus essentiellement définir mon rapport aux acteurs de la commande à partir de

mon immersion professionnelle par l’activité opérationnelle. Je vécus cette période comme une

succession d’épreuves de confiance vis-à-vis de mes collègues et de ma hiérarchie, visant à tester mon statut (identitaire, professionnel, culturel) et ma loyauté vis-à-vis de l’entreprise. Premier exemple : au travers de mon activité de réponse aux appels d’offres, je pus expérimenter la conversion émotionnelle et physique aux impératifs de l’activité ingénieriste. Comme mes collègues de la DIV, je réagissais avec satisfaction et fierté lorsque ces marchés étaient remportés, et avec dépit lorsqu’ils étaient perdus. Comme de nombreux salariés, je me projetais dans un collectif (l’équipe, l’entreprise), ce dont rend compte mon usage fréquent à l’époque du « nous » pour parler de ces groupes, à l’intérieur comme à l’extérieur de l’entreprise. Le point d’orgue résida dans mon implication totale à la réponse à un appel d’offres de très grande ampleur, fin 2013, mobilisant de nombreux partenaires. Non seulement rédacteur principal, je devais coordonner tous les intervenants, préparer les budgets, les organigrammes, etc. Cette responsabilité, inédite par rapport à mon faible niveau d’expérience, entraina une charge de travail et un stress très importants. L’épreuve portait justement sur la résistance à cette pression. Une fois l’appel d’offres terminé, malgré ou grâce à l’intériorisation physique des effets de cette expérience, ma participation fut valorisée par plusieurs collègues et le Directeur, pour qui je venais de réaliser mon « baptême du feu » de la « véritable pratique »

professionnelle dans une société d’ingénierie11. Cette expérience marque la projection de la