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Ingénieurs, ingénierie et aménagement du territoire, de la Renaissance à nos jours

ITINÉRAIRES DE LA RECHERCHE ET DES EXPERTS DANS LA FABRIQUE URBAINE : THÉORIES, ENQUÊTE

C HAPITRE 1 L’ INGÉNIERIE DANS LA FABRICATION DE LA VILLE : TRAJECTOIRES , TERRITOIRES D ’ ACTIVITÉS , PROFESSIONNALITÉS

1. Ingénieurs, ingénierie et aménagement du territoire, de la Renaissance à nos jours

Une première façon d’aborder les contours de l’ingénierie dans la fabrique de la ville consiste à interroger les définitions des notions au cœur de cette relation : les ingénieurs, l’ingénierie, et l’aménagement du territoire. La lecture ciblée de travaux d’historiens et de sociologues spécialisés sur les ingénieurs et les pratiques d’ingénierie permettent de saisir les différentes définitions, et leurs évolutions historiques. Pour cerner cette relation triangulaire, nous proposons de débuter à la Renaissance. L’émergence des ingénieurs français dans des fonctions liées à l’aménagement militaire, civil et industriel du pays se poursuit jusqu’à la première moitié

du XXème siècle. Nous verrons ensuite que les définitions et le rôle social de l’ingénieur évoluent

après la seconde guerre mondiale, traduisant la recherche d’une place dans les fonctions productives et industrielles de l’économie industrielle et des services. Nous présenterons ensuite des explications à la tension qui persiste, encore actuellement, entre les catégories d’ingénieur et d’ingénierie. Enfin, nous aborderons la relation entre l’ingénierie et les ingénieurs à l’aune des savoirs et des pratiques attribués à ces deux catégories, au moyen d’une revue de travaux ethnographiques proches des science and technology studies. Les définitions et notions abordées au moyen de ces différentes approches nous permettront alors d’approcher de préciser le positionnement professionnel de l’ingénierie dans la fabrique de la ville.

1.1 : Les ingénieurs et l’aménagement du territoire (Renaissance – début du XXème

siècle) : des agents de l’efficacité et de la qualité techniques des aménagements militaires, civils et industriels

Dans sa synthèse des évolutions historiques des représentations et définitions de la figure de l’ingénieur en France, Catherine Roby rappelle la première étymologie d’origine latine du terme (genius), qui représentait la divinité du talent et de l’adresse. L’évolution sémantique en ancien français désigne l’‘‘ingeniare’’ et l’‘‘engignier’’ comme le constructeur rusé d’engins de guerre. De ce sens, ‘‘genius’’ a donné ‘‘génie’’ au XVII ème siècle et le mot a pris le sens d’aptitudes innées » (Roby, 2014, p. 19). Lors de son apparition à la Renaissance, la figure de l’ingénieur est en effet définie comme un constructeur à la croisée de deux traditions : la construction civile (art des constructions partagé depuis le Moyen-âge entre les maîtres- d’œuvre) et la construction militaire (fonction de conseiller du prince en matière d’engins de guerre) (Roby, 2014). Dans le domaine de la construction civile, ingénieurs et architectes, alors

peu distincts, marquent une première scission entre conception et exécution au début du XVème

siècle, grâce à leur pratique du dessin et du projet ; avec leur pensée technique fondée sur l’imaginaire mécaniste, les ingénieurs se distinguent ainsi des métiers exercés sur le chantier (Picon, 2001). Entre le XVIème et XVIIème siècles, le recul relatif des activités militaires des ingénieurs se fait au profit de l’accroissement des activités constructives (ibid.). En effet, au cours du XVIIème siècle, l’enjeu majeur de la Monarchie française est la rationalisation des fortifications du Royaume. La création des corps d’ingénieurs (du Génie en 1691, et des Ponts et chaussées en 1716) vise à unifier le statut des spécialistes chargés d’innover dans l’architecture de l’aménagement militaire du territoire : fortifications, ouvrages hydrauliques,

ponts, canaux, etc. (ibid.). Le XVIIIème siècle voit se poursuivre cette logique par la

structuration des écoles chargées de former les servants des trois grands corps de l’administration d’État : le génie militaire terrestre, le génie militaire naval dans la marine, les ingénieurs civils des Ponts et Chaussées. La première distinction entre les ingénieurs recoupe alors celle de leur corps et fonction civile ou militaire, cette dernière étant socialement prestigieuse. Plus globalement, les ingénieurs sont alors chargés de la mission essentielle de

« doter l’environnement physique d’ouvrages dont les caractéristiques viennent à l’appui de l’ordre politique, social et économique existant, qu’il s’agisse de dessiner le parc qui doit entourer la résidence princière ou de projeter les grandes infrastructures civiles ou guerrières qui contribuent au développement et à la défense de l’État. » (Picon 2001, p.28- 29)

Avec l’avènement des Lumières, un nouveau paradigme de la pensée technique, distincte de la pensée vitruvienne antique, s’instaure autour de la perspective analytique de décomposition rationnelle des éléments (idées, processus physiques) : une nouvelle grille de lecture des relations entre hommes, nature et territoire s’impose, centrée sur la question du mouvement et de la dynamique (Picon, 2001). La montée en puissance des ingénieurs modernes, avant et après la Révolution, traduit l’essor de cette nouvelle rationalité technique qui privilégie l’analyse des flux et processus, mais ne dispose pas encore des savoirs mathématiques avancés (Picon, 1992). Les ingénieurs participent alors au réaménagement urbain des villes, sur la base d’un objectif

de fluidification de la circulation des éléments naturels (air, eau), des hommes et de leurs marchandises (Picon, 2001). Dans une perspective hygiéniste fondée sur des flux de matières et d’eaux à assainir, ils participent à l’émergence de l’urbanisme en tant que monde professionnel (Claude, 2006). Le basculement relatif aux savoirs déployés dans cette activité d’aménagement du territoire intervient avec la fondation de l’École Polytechnique, dite l’X, en 1794, et sa formation élitiste d’aristocrates qui terminent ensuite leur formation à l’École des Ponts ou des Mines (Roby, 2014). C’est au cours de l’Empire, en 1810, que la création du corps des Mines complète cette haute administration, en formant des Polytechniciens à une spécialité de contrôle et de mise en valeur des mines françaises, alors vitales pour l’économie l’industrielle naissante. L’École Polytechnique constitue ainsi à la fois la matrice historique et le modèle de la « Grande Ecole », définie comme une «structure abstraite reprenant divers traits de Polytechnique et de ses écoles d'application qui composent l'idéal-type de l'école d'ingénieur française et vers lequel il faudrait tendre» (Grelon, 1994, p. 439). Si la logique élitiste de l’X

se diffuse, une hiérarchie entre les écoles s’instaure au cours du XIXème siècle, valorisant d’une

part les ingénieurs d’État issus de l’X, et distinguant les ingénieurs civils issus des autres écoles d’autre part. Ces hauts fonctionnaires d’État, issus des différents corps administratifs, sont des ingénieurs au profil à la fois d’expert technique et de scientifique, dont la légitimité est désormais liée aux notions d’utilité et de bonheur public (Picon, 2001). Dans la première moitié

du XIXème, le prestige social des ingénieurs civils des Ponts croît en relation avec l’influence

de plus en plus décisive qu’ils exercent dans l’aménagement du territoire, notamment au travers de leur participation à la modernisation des infrastructures de l’économie industrielle (chemin de fer, gares) alors en plein essor (Picon, 1992). Dans la seconde moitié du siècle, une partie croissante des ingénieurs civils d’État est employée de façon ponctuelle en tant qu’auxiliaires de direction dans les entreprises, dispensant conseils et facilitant les arbitrages industriels (Henry, 2013), dans la perspective d’accroître l’efficacité technique de la production selon une optique de connaissance et de rationalisation accrue des mouvements, flux et processus.

Dans cette période d’émergence et de consolidation de l’économie industrielle qui se

poursuit jusque dans l’entre-deux-guerres du XXème siècle, les ingénieurs sont les agents

privilégiés de la reconfiguration des modèles de division du travail dans les chantiers de construction comme la production manufacturière, autour des impératifs industriels d’efficacité et de rendement. Avec le perfectionnement de la division scientifique du travail du fayolisme, du taylorisme puis du fordisme, un nouveau paradigme de qualité technique voit le jour. Selon Vincent Renauld-Giard, la « qualité technique » correspond « à l’adéquation de l’objet technique conçu par les ingénieurs avec celui réalisé par une main d’œuvre généralement peu qualifiée – ou déqualifiée – de ses savoir-faire traditionnels » (Renauld-Giard, 2015, p. 8). Conception de l’ouvrage ou du produit, prescription du travail selon des étapes à suivre par les métiers d’exécution (réalisation, construction, exploitation), contrôle de la conformité du travail d’exécution aux prescriptions de l’ingénieur : ce sont les trois fonctions principales qui caractérisent l’intervention des ingénieurs dans la première période industrielle. L’émergence de fonctions de « contrôle qualité » dans les organisations, réalisée par des « inspecteurs », parachève la division rationnelle du travail entre ingénieurs concepteurs, agents intermédiaires d’inspection, et réalisation par les ouvriers (Renauld-Giard, 2015). Dans ce mouvement, la

figure de l’ingénieur civil, exerçant dans l’industrie sur les traces du civil engineer anglais, concurrence progressivement la domination de l’ingénieur d’État (Roby, 2014). Une partie de

ces ingénieurs s’organisera professionnellement en tant qu’ingénieurs-conseils, sur le modèle

du consulting engineer anglais2. Par-delà la diversité des activités occupée par les ingénieurs

dans la société française pendant ces deux siècles d’émergence, une caractéristique commune se dégage :

« Ainsi au fil du temps, au cours des grandes étapes de son évolution, l’ingénieur est resté celui qui sait résoudre des problèmes pratiques et inventer des solutions techniques, celui qui met en œuvre une ‘‘science pratique’’ ou qui sait allier des savoirs théoriques à la pratique, pour résoudre des problèmes particuliers, au service des avantages d’un pouvoir (Royaume, État, entreprise) (…). C’est donc dans cette positivité que les ingénieurs conçoivent et créent de nouveaux produits et procédés de production, calculent et modélisent, font fabriquer, dirigent des équipes et gèrent des organisations. » (Roby 2014, p.20)

Au cours de l’ère industrielle et jusqu’au début du XXème siècle, les ingénieurs emploient

leurs savoirs et leurs compétences dans des activités liées au développement des intérêts industriels privés (rationalisation de l’industrialisation des moyens de production), et la préservation de l’intérêt général (aménagement militaire du territoire, création des réseaux de communication routiers et ferroviaires). À partir de cette revue de littérature, nous dégageons la conception, la prescription, et le contrôle comme les trois fonctions principales et traditionnelles de ces diverses formes d’ingénierie3. Nous allons désormais voir que la définition de la place des ingénieurs dans la société évolue dans une période plus proche de la nôtre.

1.2 : L’ingénieur français de la seconde moitié du XXème et au XXIème siècles : un

rationalisateur au service d’une troisième voie entre capitalisme libéral et socialisme étatique

De la création des premiers diplômes d’ingénieurs (en 1829) jusqu’à leur protection par la Commission des titres d’ingénieurs (CTI) en 1934, le processus de certification des savoirs et savoir-faire des ingénieurs contribue à en façonner une définition plus institutionnelle. La définition de la CTI évolue ensuite au gré des principales étapes de modernisation hygiéniste et

de Reconstruction après les deux guerres au XXème siècle auxquelles les ingénieurs contribuent.

Dans la version de 1955, elle met ainsi l’accent sur une visée normative permettant d’instiller dans les organisations « la force du progrès par l’innovation technologique » (Roby, 2014, p. 21), dans une optique rationalisatrice, productiviste et optimisatrice. Ces définitions insistent également sur la fonction duale que l’ingénieur doit remplir : « il doit être le génie créateur qui reste premier et aussi le garant de la productivité industrielle ; il doit toujours être à l’affût des améliorations de procédés et d’organisation » (Roby, 2014, p. 22). À partir de 1970, les

2 Nous verrons plus précisément dans la section suivante ce mode d’organisation professionnel. 3 Nous nous réfèrerons tout au long de la thèse à ces fonctions traditionnelles de l’ingénierie.

fonctions que doivent occuper l’ingénieur sont précisées par une nouvelle définition de l’ingénieur selon la CTI :

« Les facettes des métiers de l’ingénieur se clarifient, la conception, la direction, la prévision, l’organisation des productions matérielles, en faisant référence aussi bien au domaine de la construction qu’à celui de la production industrielle. » (Roby, 2014, p. 22)

On remarque que ces fonctions coïncident avec la définition dans le journal officiel du terme ingénierie, qui apparaît dans la langue française au tournant des années 1960-19704 :

« Ingénierie : Ensemble des fonctions allant de la conception et des études à la responsabilité de la construction et au contrôle des équipements d'une installation technique ou industrielle (en anglais : engineering) »5

Cesdéfinitions successives de l’ingénierie et de l’ingénieur ne rendent toutefois pas compte

des changements de paradigme dans la définition de la qualité technique. Avec l’accélération

de la libéralisation des économies industrielles dans le premier tiers du XXème siècle, les besoins

de massification des marchés s’étendent et la qualité des objets produits devient également définie comme une adéquation à la norme technique, définie par des organismes normalisateurs, ancêtres de l’ISO et l’AFNOR :

« Cela signifie que la « qualité technique » devient non seulement l’adéquation de l’objet réalisé par les ouvriers avec l’objet conçu par les ingénieurs, mais également de l’objet conçu par les ingénieurs avec les normes techniques imaginées par les grands groupes industriels afin de favoriser leur essor commercial transnational. » (Renauld-Giard, 2015, p.8-9)

Après la Seconde Guerre mondiale, avec l'émergence d'une société de consommation pendant les Trente Glorieuses (1945 - 1975), une nouvelle vision de la qualité technique s’impose dans le secteur de la construction. L’industrialisation massive des nouvelles constructions modernes, qui repose sur la normalisation des éléments à réaliser, place ainsi l’ingénieur entre la conception et la rationalisation d’une production devant correspondre à des normes (Renauld- Giard, 2015).

4 Cet intervalle temporel ressort de sources différentes. Le Dictionnaire historique de la langue française situe

l’apparition du terme « vers 1964 », sans toutefois préciser les circonstances exactes. Selon l’historien Dominique Barjot, « c’est à partir de la préparation du VIe Plan que ce mot commence à être employé par les professionnels du secteur du BTP, mais aussi par les pouvoirs publics. Auparavant, l’on parlait plutôt de science (ou d’art) de l’ingénieur ou de génie (mécanique, civil, etc.) pour signifier ce que désigne le mot engineering » (Barjot, 2013, p. 7). C’est en effet au cours de ce sixième Plan (1971-1975) qu’émerge la définition officielle qui figure dans l’arrêté du 12 janvier 1973 portant sur l’enrichissement du vocabulaire nucléaire, et déposée à l’Académie Française. Toutes les sources s’accordent sur l’origine anglo-saxonne du terme (engineering), le mot anglais étant dérivé de to engineer, déverbal de engineer "ingénieur", issu de l’ancien français (Dictionnaire historique de la langue française, p.1092). La définition de l’Académie Française (« Ensemble des travaux ayant trait à un projet industriel, allant de la conception et des études à la réalisation et au contrôle technique ; les services, les bureaux d'études qui concourent à l'élaboration d'un tel projet. ») définit l’ingénierie par sa fonction comme par son modèle organisationnel (en services ou en bureaux d’études). https://academie.atilf.fr/consulter/ING%C3%89NIERIE?optionsParam=motExact (consulté le 24.05.2018)

5 Journal officiel de la république française, 1973, « Arrêté du 12 janvier 1973 sur l’enrichissement du

L’évolution de la définition de l’ingénieur donnée par la CTI au cours des années 1980-1990 recentre encore sa fonction sociale sur l’amélioration de la productivité industrielle et l’innovation technique, avec une attention cardinale portée aux contraintes de l’économie de

marché. Au début du XXIème siècle, les définitions successives (2009, 2012) de l’ingénieur,

proposées par la CTI, marquent un élargissement des activités de l’ingénieur et une reformulation normative de son rôle :

« Le métier de l'ingénieur consiste à poser, étudier et résoudre de manière performante et innovante des problèmes souvent complexes de création, de conception, de réalisation, de mise en œuvre et de contrôle, ayant pour objet des produits, des systèmes ou des services – et éventuellement leur financement et leur commercialisation au sein d'une organisation compétitive. Il prend en compte les préoccupations de protection de l'homme, de la vie et de l'environnement, et plus généralement du bien-être collectif. L'activité de l'ingénieur mobilise des ressources humaines et des moyens techniques et financiers. Elle contribue à la création, la compétitivité et la pérennité des entreprises, dans un cadre international. Elle reçoit une sanction économique et sociale. Elle s'exerce dans les secteurs publics et privés, dans l'industrie et les services, le bâtiment et les travaux publics, ainsi que dans l'agriculture. À ces titres, l'ingénieur doit posséder un ensemble de savoirs techniques, économiques, sociaux, environnementaux et humains adaptés à ses missions, reposant sur une solide culture scientifique. Dans les faits il y aurait lieu de parler de métiers d'ingénieur » (Roby, 2014, p. 23)6

Cette définition consacre d’une part la permanence des fonctions traditionnelles de l’ingénieur (conception, prescription, contrôle), et d’autre part, leur élargissement à d’autres logiques de financement et de la commercialisation des objets de leur travail. On peut voir dans ce déplacement une déconstruction des découpages fonctionnels historiques, de la distinction conception-exécution sur les chantiers de la Renaissance au découpage tayloriste des fonctions

des organisations productives entre recherche, études, conception, méthodes,

commercialisation, gestion, etc. Ce décloisonnement entre les fonctions professionnelles dans les organisations productives, observé dans les années 1990 avec la généralisation des groupes de projets transversaux, accroît les interfaces. Pour les sociologues Paul Bouffartigue et Charles Gadéa, cette évolution tend à « élargir la professionnalité de l'ingénieur, en particulier de l'ingénieur de production, dont on attend qu'il intègre de façon plus étroite des compétences gestionnaires et managériales aux compétences techniques, et qu'il maîtrise aussi bien les processus de production que les méthodes de conception » (Bouffartigue et Gadéa, 1997, p. 317). L’intérêt porté aux « systèmes » et « services » dans la dernière définition de la CTI témoigne d’ailleurs de l’évolution de ces objets et des modes de travail dans le cadre de la modernisation de l’économie servicielle. Dans cette définition, la référence à l’efficacité selon

le paradigme industriel hérité du XIXème siècle reste explicite avec l’impératif de

« performance ». La définition ne remet pas en cause le paradigme moderniste de la qualité technique héritée de l’après-guerre, qui reste d’ailleurs dominant à l’ère de la production de la

6 Cette définition relevée par Catherine Roby est celle que donne la CTI dans l’édition 2012 de son référentiel

2012-2015. Précisons que ce référentiel est en mai 2018 toujours valide, et la définition, inchangée. Sa période coïncide donc avec la période de notre enquête, notamment pour le recrutement des plus jeunes ingénieurs.

ville durable (Renauld-Giard, 2015). Les références au marché, à la concurrence mondiale et à la « compétitivité » des organisations sont cependant devenues centrales. Si ces préoccupations orientent le travail vers les intérêts privés de l’organisation employeuse d’ingénieurs, la définition maintient l’accent sur le travail de l’ingénieur au service de l’intérêt général, du « bien-être collectif ». C’est en particulier visible avec les enjeux associables aux trois piliers du développement durable : responsabilité sociale, prise en compte de l’environnement, éthique économique. Le périmètre de cette dernière définition semble donc à la fois pérenniser un ensemble de références et de caractéristiques communes à l’ingénieur et l’ingénierie, autour des fonctions traditionnelles de cette dernière. Elle amorce cependant une dissociation entre les deux notions, puisque l’ingénieur se voit quant à lui attribuer de nouvelles fonctions ainsi que des valeurs au service de l’intérêt collectif.

On observe donc sur cette longue période la permanence de plusieurs références centrales pour définir qui est et ce que fait (ou devrait faire) l’ingénieur. D’un côté, il intervient pour moderniser des organisations soumises à des impératifs de compétitivité, selon le paradigme du capitalisme libéral ; de l’autre, il participe à la défense de l’intérêt général, par son désintéressement ou son intérêt pour sa fonction de responsabilité sociale étendue. On peut voir dans la tension de cette définition le reflet des luttes et contradictions dans l’organisation de l’espace socio-professionnel des ingénieurs en France en tant que groupe professionnel (Bouffartigue et Gadéa, 1997). La trajectoire de ce groupe croise étroitement celle des cadres (Dubar, Tripier et Boussard, 2015). L’analyse menée par Luc Boltanski sur le groupe des cadres souligne que l’existence de ce groupe social hétérogène repose sur une idéologie de la différence, orientée autour de la catégorisation d’État, de la reconnaissance en un mouvement politique de troisième voie entre capitalisme libéral et socialisme étatique, et de la reconnaissance envers une utopie mobilisatrice : celle de la rationalité managériale au-dessus des classes et des intérêts spécifiques (Boltanski, 1982). Pris dans cette dynamique tout au long