• Aucun résultat trouvé

Les équilibristes du développement durable.Une ethnographie des experts et de l’expertise en durabilité dans la fabrique urbaine.

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "Les équilibristes du développement durable.Une ethnographie des experts et de l’expertise en durabilité dans la fabrique urbaine."

Copied!
441
0
0

Texte intégral

(1)

HAL Id: tel-02164815

https://halshs.archives-ouvertes.fr/tel-02164815

Submitted on 7 Oct 2019

HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci-entific research documents, whether they are pub-lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers.

L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés.

Les équilibristes du développement durable.Une

ethnographie des experts et de l’expertise en durabilité

dans la fabrique urbaine.

Guillaume Lacroix

To cite this version:

Guillaume Lacroix. Les équilibristes du développement durable.Une ethnographie des experts et de l’expertise en durabilité dans la fabrique urbaine.. Architecture, aménagement de l’espace. Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis, 2019. Français. �tel-02164815�

(2)

Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis

École doctorale Sciences Sociales

Laboratoire Architecture Ville Urbanisme Environnement Équipe de recherche AUS-ALTER

Les équilibristes du développement durable.

Une ethnographie des experts et de l’expertise en durabilité dans la fabrique urbaine.

Par Guillaume L

ACROIX

Thèse pour l’obtention du doctorat en études urbaines, aménagement et

urbanisme de l’Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis

Dirigée par Jérôme B

OISSONADE

et Philippe B

ONNIN

Présentée et soutenue publiquement le 19 juin 2019 Devant un jury composé de :

- Véronique BIAU, Architecte-Urbaniste de l’État, HDR en Urbanisme (ENSA Paris-la

Villette)

- Jérôme BOISSONADE, Maître de Conférences en Sociologie (Université Paris 8

Vincennes-Saint-Denis) - Co-directeur de thèse

- Philippe BONNIN, Directeur de Recherches émérite en Anthropologie (CNRS)

- Directeur de thèse

- Laurent DEVISME, Professeur de Sciences Sociales et Études Urbaines (ENSA

Nantes) – Rapporteur

- Philippe HAMMAN, Professeur des Universités en Sociologie (Université de

Strasbourg) - Rapporteur

- Odile HENRY, Professeure des Universités en Sociologie (Université Paris 8

Vincennes-Saint-Denis)

- Dominique VINCK, Professeur ordinaire de Sociologie (Université de Lausanne)

- Elsa VIVANT, Maître de Conférences en Urbanisme (Université Paris Est-Marne La

(3)
(4)

REMERCIEMENTS

« Moi, depuis tout petit, j'aime les questions et les chemins qu'elles nous font prendre. Les réponses sont sans importance, Brodeck, c'est arpenter le chemin qui est satisfaisant pour l'homme... […] Être capable de dire : ‘‘j'ai avancé’’. »

Le rapport de Brodeck, Philippe CLAUDEL,

adaptation de Manu LARCENET1

Je remercie avant tout mes parents, pour le soutien sans faille qu’ils m’ont accordé sur tous les plans, depuis tant d’années, et pour avoir initié le goût des questions. Ne pas vouloir « être ingénieur » comme mon père, ni « professeur » comme ma mère, m’aura finalement rapproché de vous. Un grand merci de cœur également à toute la famille Lacroix-Schneider-Bria, de ma grand-mère Marie-José, dont j’espère avoir hérité la curiosité et la persévérance ; au petit Ludovic et à ses parents, qui ont amené leurs sourires et leurs encouragements ; à Pierre, Marie-Christine et Clément, pour m’avoir montré une partie du chemin.

Tous mes remerciements vont ensuite à Jérôme Boissonade, qui a dirigé cette thèse avec une inestimable bienveillance en toutes circonstances, pour toute la confiance qu’il m’a accordée, l’énergie qu’il a consacrée à nos échanges, et la rigueur qu’il a insufflée à ce travail au fil des années.

Je remercie Véronique Biau, Laurent Devisme, Philippe Hamman, Odile Henry, Dominique Vinck et Elsa Vivant d’avoir accepté, en tant que membres du jury de cette thèse, de lire et de discuter mon travail.

Merci à Nicolas Bataille, mon « double de Nantes », d’avoir accepté une première rencontre en 2014 pour parler de nos sujets de thèse respectifs. De là est née une relation de travail, d’abord, et une amitié, ensuite, qui se sont depuis toujours renforcées, de Montreuil à Sarzeau.

Pour les professionnels de la fabrique urbaine comme pour les chercheurs qui les accompagnent, les savoirs ne naissent pas de façon solitaire. Merci à tou.te.s les chercheur.se.s, apprenti.e.s et confirmé.e.s, du LAVUE avec qui j’ai eu le plaisir d’échanger au fil de ces années. Il me faut également remercier chacun et tous les participants aux trois belles aventures collectives de recherche auxquelles j’ai eu la chance de participer :

- intégrer l’Association des Doctorants CIFRE en Sciences Humaines et Sociales (ADCIFRE SHS) : monter un colloque, mieux connaître notre situation commune, s’entraider autour de bières pour surmonter nos difficultés de doctorants sur le fil d’une identité hybride…merci pour cette expérience, et longue vie à l’association !

1 Adaptation en bande dessinée par Manu Larcenet, Le Rapport de Brodeck – Tome 1 L’autre, Paris, Dargaux,

(5)

- faire émerger, avec d’autres, le Groupe de Recherche sur l’Ingénierie en Aménagement et Urbanisme (GRINGAU). Merci à toutes celles et ceux qui contribué à nos séminaires et discuté nos interventions : ce travail a nourri une grande partie de ma thèse.

- participer aux séminaires du Réseau activités et métiers de l’architecture et de l’urbanisme (RAMAU). Ainsi est né un intérêt scientifique pour des questionnements communs, qui se sont poursuivis en aparté avec certains membres, et ont irrigué très largement ce travail. Une pensée spéciale va à Silvère Tribout, Jodelle Zetlaoui-Léger et à Véronique Biau.

Je remercie aussi, du côté des professionnels d’Alpha en général et de sa Direction de l’Innovation Verte en particulier, ceux qui, en croisant ma route, ont rendu cette recherche possible, notamment Dominique, Catherine, Vincent, Nadia, Bérengère, Camille et Laure. Ils m’ont appris le métier, ont accepté et valorisé ma différence, et ont cru à ce travail sur le fil entre deux mondes.

Merci aux ami.e.s de toujours : Anthony et Ariane, Raphaël, Etienne et Émilie, Solène, Claire, Yoann, Doris et Mathilde. C’est grâce à chacun de vous que j’ai trouvé l’énergie pour ce travail, et le plaisir d’y mettre fin.

Merci à Nicolas et Benoit, car ce travail vous doit tellement. C’est grâce à vous que l’idée en a germé, avec votre amitié qu’il s’est construit, et grâce à vos relectures qu’il se termine !

Merci à celles et ceux que j’ai rencontrés comme collègues doctorants, et qui sont depuis restés dans ma vie comme amis : Sarah, Camille, Jeremy, Rémi. Vos conseils, vos relectures et nos rires ont donné vie au doctorat, et bien au-delà, jusqu’à la découverte de la pêche aux carpes en Lozère, aux randonnées à Fontainebleau et aux repas de Gigi !

Une mention spéciale à tous celles et ceux de cette liste et aux autres (Gabriella, Martin, Félix, Alba, Marcello) qui m’ont recueilli au plus froid de l’hiver et de mes doutes, et auprès de qui j’ai trouvé la force et le sens de repartir.

Marjorie, enfin. Si les pages défilent, les mots me manquent encore pour te dire combien ce travail et mon parcours te doivent. Cheminer dans la vie à tes côtés, accompagné de nos rires et de nos espoirs communs, demeure ma plus belle réussite.

(6)
(7)

RÉSUMÉ

Cette thèse, à la croisée des études urbaines, de la sociologie des groupes professionnels et de l’expertise, interroge les caractéristiques d’un groupe d’experts en développement durable dans la fabrication urbaine des années 2010. Ce travail s’appuie sur l’étude ethnographique de l’activité d’une équipe d’environ vingt spécialistes exerçant au sein d’Alpha, une société d’ingénierie multi-métiers en construction d’envergure internationale, intégrée à une firme de services urbains essentiels. Notre travail montre que l’existence, l’itinéraire et les modalités de structuration de ce groupe d’experts reflètent fondamentalement leur capacité à se saisir des ambiguïtés du développement durable pour entretenir et reformuler un besoin diversifié d’expertise (conseils, études, prospective, développement d’outils). Ils prennent ainsi tout à la fois en charge un problème multidimensionnel au sein de l’entreprise et partent à la conquête de nouveaux marchés d’expertise urbaine. L’appropriation différenciée de la durabilité dans l’activité traduit des dynamiques de légitimation entre les experts et les autres acteurs des mondes de l’ingénierie, du conseil, et de l’urbanisme, qui fonctionnent comme des écologies liées. La délimitation et l’extension du territoire d’activités des experts nécessitent de leur part un travail permanent d’équilibriste pour faire valoir la singularité de leurs compétences et de leurs savoirs, et défendre la diversité de leurs professionnalités. Un dispositif réflexif accompagne ces résultats obtenus selon une posture de praticien-chercheur tenue entre 2013 et 2018 (observation-participante, entretiens, analyse de matériaux indigènes). Cette thèse contribue ainsi à cerner simultanément les dynamiques de (re)positionnement d’un groupe d’acteurs au cœur de la fabrique urbaine et celles de renouvellement des contours du développement durable.

Mots clés : développement durable, experts, expertise, ingénierie, conseil, urbanisme, CIFRE, observation participante

(8)
(9)

ABSTRACT

This dissertation, at the crossroads of urban studies and the sociology of professional groups and expertise, explores the characteristics of a group of experts in sustainable development engaged in the processes of urban production in the 2010s. This work is based on an ethnographic study of the activity of a team of about twenty specialists working at Alpha, a multi-specialized and international urban engineering company that is part of a broader urban services business. My work shows that the existence of this group of experts, its journey, and its structuring features fundamentally reflect its members’ ability to address the ambiguities of sustainable development in order to maintain and reformulate a diversified need for expertise (consulting services, study reports, urban foresight, tool development). Thus, they take care of a multidimensional problem within the company and conquer new markets of urban expertise. The differentiated appropriation of sustainability principles in these activities reflects the dynamics of legitimization between experts and other actors in the professional worlds of urban engineering, consulting and urban planning and design. The delimitation and extension of the experts' professional jurisdiction requires that they constantly perform a balancing act which both underscores the uniqueness of their skills and of the knowledge, and the diversity of their professional fields. These results were collected from 2013 to 2018 from the position of a practitioner researcher. This dissertation thus contributes to identifying both the processes through which of a group of actors (re)-positions themselves at the heart of the urban fabric and the ways through which the outlines of sustainable development are renewed.

Keywords : sustainable development, experts, expertise, urban engineering, consulting, urban planning and design, CIFRE, participant observation

(10)
(11)

SOMMAIRE

RÉSUMÉ ...5

ABSTRACT ...7

SOMMAIRE ...9

PRÉAMBULE ... 10

LISTE DES ACRONYMES UTILISÉS ... 12

INTRODUCTION GÉNÉRALE ... 14

PARTIE 1 ITINÉRAIRES DE LA RECHERCHE ET DES EXPERTS DANS LA FABRIQUE URBAINE : THÉORIES, ENQUÊTE ET TERRAIN ... 32

Chapitre 1. L’ingénierie dans la fabrication de la ville : trajectoires, territoires d’activités, professionnalités... 34

Chapitre 2. Itinéraire d’une recherche commandée, impliquée et salariée. Un traceur de la légitimation des experts ... 84

Chapitre 3. L’itinéraire de légitimation des experts au sein d’une société d’ingénierie : une montée vers le conseil ? ... 127

PARTIE 2 LES DYNAMIQUES DE LÉGITIMATION AU SEIN DE L’INGÉNIERIE URBAINE ... 133

Chapitre 4. La négociation du territoire d’activités des experts vis-à-vis des ingénieristes d’Alpha ... 136

Chapitre 5. Les experts au cœur de transformations négociées du territoire d’activités d’une société d’ingénierie ... 189

Chapitre 6. Les experts et la maison-mère : une relation de légitimation croisée grâce aux ambiguïtés de la durabilité ... 248

PARTIE 3 LES DYNAMIQUES DE LÉGITIMATION, LA POSITION ET L’ITINÉRAIRE DANS LA FABRICATION URBAINE ... 293

Chapitre 7. Les experts face au marché : trois regards sur le territoire d’activités ... 295

Chapitre 8. Des équilibristes entre les mondes professionnels de l’ingénierie, du conseil et de l’urbanisme ... 336

CONCLUSION GÉNÉRALE ... 388

BIBLIOGRAPHIE ... 402

ANNEXES ... 414

TABLE DES MATIÈRES ... 431

(12)

PRÉAMBULE

Cette thèse s’appuie sur des informations issues d’une expérience de collaboration de six ans au sein d’une équipe dédiée au développement durable, dans une entreprise affiliée au secteur de l’ingénierie, qui intervient dans différents aspects de la fabrique de la ville. Cette entreprise est une filiale d’une firme active à l’échelle internationale, dans le secteur des services urbains essentiels. Nous avons choisi d’anonymiser le nom de cette entreprise en la désignant comme « Alpha », et sa maison-mère, comme « GreenCityServices ». Nous avons également transformé les noms utilisés par les employés d’Alpha pour désigner les différentes directions, filiales et entités organisationnelles qui sont liées à Alpha par des relations d’actionnariat. Ce dispositif d’anonymisation permet d’exploiter la durée et l’intensité de notre observation-participante, en restituant finement des observations sur des pratiques et des discours professionnels qui ont eu cours dans ce terrain d’étude. La contrepartie de ce choix est le foisonnement d’acronymes et de désignations fictives tout au long de la démonstration. En plus de la liste des acronymes présentée ci-après, deux annexes peuvent être consultées pour guider la lecture :

Annexe 1. Cartographie des entités organisationnelles anonymisées citées dans la thèse (détachable)

Annexe 2. Tableau récapitulatif des entités organisationnelles et des dispositifs de terrain anonymisés présentés pendant l’enquête

Les prénoms et noms des personnes rencontrées pendant l’enquête et citées dans la thèse (entretiens, observations, extraits d’échanges) ont été également anonymisés. Deux règles ont été utilisées :

- Les prénoms simples (comme Marcel) renvoient à des membres de l’équipe dédiée au développement durable d’Alpha ; les prénoms composés (comme Charles-Henri) à des membres d’Alpha hors de cette équipe ;

- Les prénoms féminins correspondent à des membres féminins des organisations, les prénoms masculins à des membres masculins.

La nature et la durée de la collaboration avec Alpha ont entrainé une implication spécifique, qui entremêle le cadre de la collaboration de recherche avec celui d’une pratique professionnelle aux côtés des acteurs. La thèse est le reflet de ce parcours hybride. Nous avons choisi de dédier un chapitre à la réflexivité sur une telle situation et d’en faire un fil conducteur dans la recherche. Pour cela, nous avons distingué le « moi participant et prescripteur » du « moi chercheur ».

Par ailleurs, dans notre travail, le terme développement durable2 et certains termes proches

(ville durable, etc.) apparaissent sous différentes graphies. « Développement durable » est

2 Ce terme a été défini en 1987 dans le rapport « Our common future » proposé à l’Assemblée générale des

(13)

utilisé pour marquer l’emploi dans des citations d’acteurs ou situations liées au terrain. Lorsque le développement durable ou la ville durable apparaissent en italique, ces termes correspondent à la catégorie d’analyse que nous construisons pour interpréter, en tant que chercheur, la signification qui leur est apportée. Ce dispositif permet de distinguer les sens et statuts accordés à ces termes dans la description et l’analyse.

Enfin, cette version publique de la thèse respecte l’accord de confidentialité passé avec l’entreprise Alpha, qui prévoit une suppression de 49 pages dans le chapitre 3. L’introduction et la conclusion de ce chapitre ainsi que le reste des chapitres demeurent toutefois inchangés.

besoins du présent sans compromettre la capacité de satisfaire ceux des générations futures. » (Brundtland, 1987, p. 37).

(14)

LISTE DES ACRONYMES UTILISÉS

Nota bene : les acronymes relatifs aux entités organisationnelles et aux dispositifs rencontrés lors de l’enquête sont présentés dans l’Annexe 2

Pratique professionnelle de l’aménagement :

- ACV : Analyse du Cycle de Vie

- ADEME : Agence de l’Environnement et de la Maîtrise de l’Énergie

- AMO : Assistance à Maîtrise d’Ouvrage - AO : Appel d’offres

- APUI : Appels à Projets Urbains Innovants - BTP : Bâtiment et travaux publics

- CCAP : Cahier des Clauses Administratives Particulières

- CCTP : Cahier des Clauses Techniques Particulières

- CV : Curriculum Vitae

- DCE : Dossier de Consultation des Entreprises - DDT : Direction Départementale Technique - DLE : Déclaration Loi sur l’Eau

- DREAL : Direction Régionale de l'Environnement, de l'Aménagement et du Logement

- DUP : Déclaration d'Utilité Publique

- EPA : Établissement Public d’Aménagement - EPF : Établissement Public Foncier

- ESU : Entreprise de Services Urbains - MOA : Maître d’Ouvrage

- MOE : Maîtrise d’Œuvre

- NRE : loi sur les Nouvelles Régulations Économiques (2001)

- OIN : Opération d’Intérêt National - OPH : Office Public de l’Habitat

- OPIIEC : Observatoire des métiers du numérique, de l’ingénierie, des études, du conseil et de l’événement

- OPQIBI : Office Professionnelle de Qualification de l’ingénierie

- PIA : Programme Investissements d’Avenir - PLU : Plan Local d’Urbanisme

- PLUI : Plan Local d’urbanisme Intercommunal

- PNPRU : nouveau Programme National pour la Rénovation Urbaine

- RC : Règlement de la Consultation

- RSE : Responsabilité Sociale des Entreprises - RSO : Responsabilité Sociale des Organisations

- SEM : Société d’Économie Mixte - SGP : Société du Grand Paris

- SIG : Système d’informations géographiques - STEP : STation d’ÉPuration

- SU : Services Urbains

Milieu universitaire, de l’enseignement et de la formation :

- ADCIFRE SHS : Association des Doctorants CIFRE en Sciences Humaines et Sociales - ANR : Agence Nationale pour la Recherche

- ANRT : Agence Nationale pour la Recherche Technologique

- APERAU : Association pour la Promotion de l'Enseignement et de la Recherche en Aménagement et Urbanisme

- CNU : Conseil National des Universités

- GRINGAU : Groupe de Recherche sur l’Ingénierie en Aménagement et Urbanisme - RAMAU : Réseau Activités et Métiers de l’Architecture et de l’Urbanisme

(15)
(16)

INTRODUCTION GÉNÉRALE

1. Qui sont les professionnels de l’expertise en développement durable

dans la fabrique de la ville ?

L’expression « fabrication de la ville »1 renvoie à un ensemble de processus, notamment

organisationnels, institutionnels, techniques et financiers, qui façonnent la matérialité du cadre bâti et des espaces aménagés. L’apparition de cette locution au cours des années 2000 dans la littérature scientifique traduit un renouvellement des approches, des théories et des objets d’études pour comprendre les modalités de la transformation de l’espace. Ce domaine d’études pluridisciplinaires s’intéresse de façon privilégiée aux acteurs professionnels (métiers, professions, groupes professionnels), aux configurations institutionnelles (régulations politiques et réglementaires), aux contextes d’action dans lesquels se déploient les activités, les savoirs et les compétences des différents acteurs. Le développement de ces recherches est fortement lié aux activités d’un réseau associant chercheurs et professionnels : le Réseau activités et métiers de l’architecture et de l’urbanisme (RAMAU). En 2009, un premier ouvrage de synthèse de ces travaux, intitulé « La fabrication de la ville. Métiers et organisations » a été publié sous la direction des sociologues Véronique Biau et Guy Tapie (Biau et Tapie, 2009a). Les trois premières parties de l’ouvrage rendent compte d’approches complémentaires de la fabrication urbaine contemporaine : d’une part, en interrogeant le cadre d’action et la dynamique des expertises engagées ; d’autre part, en étudiant la reconfiguration des métiers, des stratégies collectives et des carrières individuelles. Enfin, des contributions éclairent les modalités d’organisation et de coopération entre les acteurs, tel que le rôle de l’État et de la commande publique dans l’organisation d’un marché de l’expertise, sous forme d’appels à

compétences2. Dans la dernière partie, les auteurs soulignent quelques évolutions profondes,

comme l’importance accrue des relations interprofessionnelles qui se nouent lors des coopérations au cours des projets urbains et architecturaux, ou l’hybridation de leurs savoir-faire et profils professionnels (Biau et Tapie, 2009b). Ces évolutions soulignent ainsi le caractère profondément négocié de la fabrique urbaine actuelle. Les deux sociologues indiquent également que le contexte d’action global a été modifié par l’apparition du thème du développement durable, qui « devient une finalité affichée, un moteur de l’action spatiale et une manière d’évaluer les opérations et les projets » (Biau et Tapie, 2009b, p. 175). Leur observation selon laquelle le « développement durable met en demeure tous les acteurs de

1 Pour ne pas alourdir la lecture au fil du manuscrit, nous utiliserons parfois le terme de « fabrique urbaine » dans

le même sens que celui de « fabrication de la ville » défini ici.

2 Nous emploierons la notion d’appel à compétences, développée par Viviane Claude dans ses travaux sur la

fabrique professionnelle de la ville au XXème siècle (Claude, 2006), selon la définition donnée par Véronique

Biau : « l’appel à compétences peut être défini comme une injonction à l’élaboration et à la diffusion de savoirs nouveaux construits dans la négociation entre experts relevant de disciplines technico-scientifiques diverses, entre individus provenant de diverses positions dans la chaîne des acteurs. » (Biau, 2018b, p. 5)

(17)

revisiter leurs savoirs et stratégies » (ibid., p.176) traduit le caractère de mot d’ordre de la durabilité. Celui-ci s’impose en effet aux acteurs professionnels, institutionnels et scientifiques de la fabrique de la ville, qui tentent d’en traduire les principes dans leurs propres pratiques.

Au cours de la décennie 2010, de nombreuses recherches en sciences sociales ont continué d’investiguer les traductions qu’opèrent les professionnels de l’urbain vis-à-vis du développement durable. Le RAMAU a pleinement contribué à ce domaine de recherche,

notamment avec la publication de deux ouvrages en 2015 et 20173. Selon une grande diversité

d’approches théoriques et d’enquêtes empiriques, ces travaux décrivent les mécanismes de diffusion du mot d’ordre comme un ensemble de modèles pour les savoirs et les pratiques professionnelles (Debizet et al., 2015). Ces recherches indiquent que les acteurs publics (maîtres d’ouvrage, collectivités) comme privés traduisent la durabilité dans les approches, postures et cultures professionnelles via des apprentissages et selon une recontextualisation. C’est dans une perspective similaire que Silvère Tribout a étudié la façon dont le développement durable est saisi par les professionnels de la conception architecturale et urbaine, qui exercent en agence d’architecture, d’urbanisme et de paysage (Tribout, 2015). Son travail décrypte les tentatives d’appropriations du mot d’ordre dans les pratiques professionnelles au cours des projets, des réponses aux appels d’offres et aux concours. L’auteur décrit la diversité des valeurs et des compétences sur lesquelles les concepteurs s’appuient pour donner corps à leurs interprétations du mot d’ordre, notamment lorsqu’ils coopèrent ou s’opposent avec des « bureaux d’études techniques spécialisés en environnement ou développement durable » dans les situations de travail. Parmi les prolongements scientifiques que l’auteur identifie à son travail figure l’exploration des cultures professionnelles de ces spécialistes de la durabilité.

Les connaissances actuelles sur ces acteurs apparaissent en effet fragmentées, lacunaires et imprécises. Des acteurs qui revendiquent une spécialisation sur la durabilité sont mentionnés dans plusieurs enquêtes portant sur l’activité de conception architecturale et urbaine de quartiers dits durables, ou d’« écoquartiers » (Adam, 2016 ; Grudet, 2012 ; Renauld, 2012 ; Tribout, 2015). Ils sont désignés dans ces travaux tantôt par leur fonction dans le projet (« assistants à maîtrise d’ouvrage (AMO) développement durable », « AMO Haute Qualité Environnementale

(HQE) »), tantôt par leurs formations (des « ingénieurs », des « ingénieurs

environnementaux »), et enfin par les types de structures où ils exercent : des « bureaux d’études environnementaux », des « bureaux d’études techniques spécialisés en développement durable ». Si leurs compétences et leurs rôles dans ces projets sont souvent précisément décrits, c’est toutefois du point de vue des concepteurs qui collaborent avec eux. Lorsque l’on considère d’autres activités que la conception architecturale et urbaine, comme la planification territoriale, l’identification de « bureaux d’études privés » spécialisés dans la lutte contre le changement climatique apparaît (Molina, 2012), sans que l’on puisse savoir s’ils s’agit ou non d’un même ensemble professionnel revendiquant une expertise en développement durable aux différentes échelles. La rareté d’enquêtes dédiées limite de fait la connaissance sur les acteurs

3 Le premier s’intitule « Architecture et urbanisme durables. Modèles et savoirs », publié en 2015 sous la direction

de Gilles Debizet et Patrice Godier, avec la collaboration de Géraldine Molina et Nadine Roudil (Debizet et al., 2015). Le second s’intitule « Concevoir la ville durable. Un enjeu de gestion ? », sous la direction d’Isabelle Grudet, d’Élise Macaire et de Nadine Roudil (Grudet, Macaire et Roudil, 2017).

(18)

qui revendiquent une expertise sur le développement durable dans la fabrique de la ville : qui sont-ils ? Dans quelles structures exercent-ils ? Quels sont leurs formations, leurs parcours et leurs profils ? Quelle place occupent-ils dans l’espace professionnel de la fabrication urbaine ?

Notre travail vise à préciser les contours d’une partie de cet ensemble professionnel, à partir d’un travail empirique fondé sur une immersion de six ans dans une équipe de spécialistes en durabilité, exerçant au sein d’une société d’ingénierie qui intervient dans la fabrication urbaine. Cette présence a été initialement rendue possible par une commande de recherche financée par un contrat CIFRE, puis par un autre contrat salarié pour exercer à temps partiel l’activité menée dans cette équipe. Cette position a ouvert une fenêtre d’observation privilégiée sur le quotidien de ce métier. Notre posture hybride, entre chercheur ethnographe et professionnel salarié, a permis une observation directe et une participation répétée à diverses activités, comme la réponse aux appels d’offres. Ce dispositif d’implication a permis d’identifier les origines, les aspirations de positionnement et les contours de l’activité d’un ensemble de professionnels de l’expertise en développement durable dans la fabrique urbaine.

La question centrale est de cerner, par différents moyens, les contours de ce groupe d’experts en développement durable observés sur notre terrain. Celui-ci nous conduira à décrire le type d’organisation dans lequel les professionnels exercent leur(s) activité(s) au quotidien, à présenter les types de prestations en durabilité dans lesquels ils interviennent, à montrer les problèmes qu’ils tentent de résoudre pour leurs commanditaires et partenaires, ou encore les références sur lesquelles ils construisent leur identité professionnelle. Notre travail vise donc à éclairer la structuration, la trajectoire et la position d’un ensemble professionnel qui fait de la durabilité sa spécialisation et son objet d’expertise. Cette perspective nous conduit à mobiliser des notions issues de la sociologie des professions et de l’expertise, comme nous le verrons dans la section suivante de cette introduction. Répondre à notre question centrale invite à considérer les spécificités de l’objet d’expertise, c’est-à-dire la question du développement durable dans la ville. Celle-ci est traduite de façon très diverse, voire contradictoire, par les acteurs professionnels, institutionnels et scientifiques. Ces différentes traductions façonnent une notion ambigüe, dont les contours sont incertains et mouvants. Les professionnels que nous observons héritent de ces ambiguïtés lorsqu’ils s’emparent, dans leur quête d’apparaître comme des experts, de cet objet d’expertise. Il faut donc examiner le mot d’ordre, tenter de comprendre son origine, ses spécificités, et sa trajectoire propres. Dans la troisième section, nous proposerons un état de l’art sélectif de cette littérature pour exposer les liens entre l’émergence et la diffusion de la durabilité dans la fabrique urbaine, et les modalités de ses appropriations professionnelles foisonnantes et hétérogènes. Une fois équipés de cet outillage conceptuel, nous présenterons dans la quatrième section notre problématisation et nos hypothèses. Des éléments complémentaires sur la méthode et ses enjeux de généralisation des résultats seront ensuite développés, avant de présenter le plan de la démonstration.

(19)

2. Une thèse teintée par la sociologie des groupes professionnels et de

l’expertise

Les notions d’experts et d’expertise, de groupe et de monde professionnels, de territoires d’activités selon la perspective écologique des systèmes professionnels constituent des approches complémentaires et utiles à notre travail.

2.1 : Professions, experts et expertise, territoires d’activités : des notions utiles pour cerner notre ensemble professionnel

Les différents courants de la sociologie des professions s’intéressent aux logiques de structuration des ensembles professionnels. Le courant d’inspiration fonctionnaliste de la sociologie des professions anglo-saxonne, dominant des années 1930 à 1950, distingue fondamentalement l’occupation professionnelle de la profession, celle-ci étant reconnue au terme d’un processus de légitimation (la professionnalisation), mené par les professionnels

auprès d’institutions (souvent l’État)4. À partir des années 1950-1960, les tenants anglo-saxons

de la sociologie interactionniste, jugeant trop essentialiste cette conception fonctionnaliste des professions, ont souhaité l’estompement de la distinction entre occupation et profession. Menée notamment par Howard Becker et Anselm Strauss, l’étude des situations de travail dans les « petits métiers », ni prestigieux, ni légitimes auprès des institutions, correspond à un premier renouvellement de ce courant de recherche (Dubar, Tripier et Boussard, 2015).

L’avènement de la sociologie française des groupes professionnels depuis les années 1980 constitue un nouveau tournant dans la façon d’envisager la question des professions. Pour les sociologues Didier Demazière et Charles Gadéa, un groupe professionnel peut être défini comme un ensemble de « travailleurs exerçant une activité ayant le même nom, et par conséquent dotée d’une visibilité sociale, bénéficiant d’une identification et d’une reconnaissance, occupant une place différenciée dans la division sociale du travail, et caractérisée par une légitimité symbolique » (Demazière et Gadea, 2009, p. 20). Dans son ouvrage de synthèse de ce champ de recherche, la sociologue Nadège Vézinat indique que l’« enjeu de raisonner à partir de la notion de groupe professionnel plutôt que de profession tient justement à son caractère plus flou et moins figé que la profession », ce qui permet d’aborder des groupes dont le caractère est problématique, émergent ou encore hybride (Vézinat, 2016, p.7). La sociologie des groupes professionnels propose, elle aussi, la notion de professionnalisation pour analyser les dynamiques de légitimation professionnelle, mais comme « des processus évolutifs, vulnérables, ouverts, instables » (Demazière et Gadea, 2009, p. 20). Ces définitions signalent que l’un des enjeux méthodologiques pour comprendre comment se structure un groupe consiste à étudier la façon dont ses membres se représentent leur activité,

4 Le sociologue américain Harold Wilensky a par exemple établi en 1964 un référentiel de critères à remplir

successivement pour qu’une occupation soit reconnue comme profession : être exercée à plein temps ; comporter des règles d’activité ; comprendre une formation et des écoles spécialisées ; posséder des organisations professionnelles ; comporter une protection légale du monopole ; avoir établi un code de déontologie. Ces critères formatent une définition de la profession correspondant à un nombre restreint de trajectoire de groupes, souvent prestigieux, tels que les avocats, les médecins ou les architectes.

(20)

leur objet d’expertise, notamment au cours des interactions avec d’autres acteurs. Pour Nadège Vézinat, la « sociologie des groupes professionnels propose une analyse en termes de valorisation de l’activité, des savoirs, d’un statut, en termes de coopérations, conflits et concurrences entre groupes, en termes d’acquisition de prestige extérieur et de connaissance par les pairs, voire en termes d’accomplissement » (Vézinat, 2016, p.9). Ces perspectives construisent plutôt un « continuum entre sociologies des organisations et du travail », qu’une opposition ou un choix obligé entre ces champs de savoir (ibid., p.9).

La sociologie des groupes professionnels offre donc une perspective stimulante pour décrire un ensemble problématique comme les professionnels de l’expertise en développement durable de notre terrain. Nous pourrons ainsi éclairer des phénomènes de légitimation des experts, comme leurs tentatives d’acquérir du prestige vis du reste de la société d’ingénierie et de sa maison-mère GreenCityServices, auxquels ils appartiennent organiquement. En dehors de leur organisation, nous pourrons également observer les modalités de valorisation de leur activité et savoirs auprès des partenaires, clients et concurrents sur le marché. L’étude des stratégies de différenciation des groupes professionnels constitue en effet un courant à part entière, dans l’optique de saisir leurs modalités d’émergence, de structuration, voire pour expliquer leur déclin. Nadège Vézinat distingue les modalités de différenciation « par l’expertise » et par la « sphère d’activité ».

La question de l’expertise fait l’objet d’un champ spécifique de la sociologie, qui pointe largement l’imprécision et l’incertitude qui entourent cette notion. Définir ce qu’est l’expertise, qu’elle s’exerce dans le domaine de l’urbain ou d’un autre, n’est en effet pas aisé. Au sens commun, l’expertise désigne tant l’« analyse faite par un spécialiste mandaté » que l’« action

d'examiner quelqu'un ou quelque chose à fond, comme le ferait un expert »; son sens historique

renvoie aux notions d’« adresse », d’« habileté », et d’« expérience »5. Le sociologue Jean

-Yves Trépos définit l’expertise comme « une situation problématique (une difficulté, qui ne peut être surmontée par l’exercice professionnel normal, voire une difficulté que l’on arrive pas à localiser), requérant un savoir de spécialiste […], qui se traduira par un avis (le fameux ‘‘rapport d’expertise’’), donné à un mandant […], afin qu’il puisse prendre une décision (Trépos, 1996, p. 5). Ces éléments définissent l’expertise tout à la fois par la nature de l’action et par les qualités, savoirs et compétences associées à l’expert. La définition semble alors nécessairement récursive : l’expert définit l’expertise, et vice-versa. Stéphane Cadiou, dans sa thèse de science politique dédiée à l’expertise dans le champ de l’urbain, définit l’expertise comme reposant sur des « croyances relatives aux compétences et savoirs utiles à l’activité de gouvernement » (Cadiou, 2002). Or, ces croyances sont relatives dans le temps et l’espace social : il s’agit donc pour les experts de construire leur utilité en façonnant l’objet de leur expertise. La reconnaissance de l’expertise est ainsi avant tout construite de manière relationnelle : « l’expertise s’organise autour d’un rapport de savoir-pouvoir, délimitant un ensemble hétérogène de positions » (idib.). Si « être expert, c’est d’abord être reconnu comme tel » (ibid.), l’expertise est donc enjeu de luttes, notamment entre les individus et groupes

5 Définitions issues du dictionnaire du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales

(21)

candidats à cette reconnaissance. Ceux qui veulent être reconnus comme experts tentent de se légitimer tout à la fois vis-à-vis des « profanes » et des « amateurs », qui sont les usagers de leur expertise, par rapport aux experts indépendants qui exercent en dehors de toute organisation professionnelle, et enfin par rapport aux « simples professionnels » qui peuvent faire valoir leur compétence sur le sujet jugé problématique (Trépos, 1996). C’est ce processus dynamique, relationnel et toujours incertain qui alimente le « devenir-expert » (ibid.). Pour la sociologie de l’expertise, l’expertise n’est pas synonyme de profession, mais d’une position qui lui est étroitement liée, puisque la position stabilisée d’expert conduit dans de nombreux cas à leur professionnalisation.

Ces caractéristiques éclairent pourquoi, du point de vue de la sociologie des groupes professionnels, la revendication d’une expertise apparaît comme un vecteur essentiel de différenciation entre les groupes. La construction de la singularité et de la rareté des savoirs détenus par les professionnels contribue à fermer l’accès à leur marché du travail et à garantir leur autonomie. À cela contribuent la reconnaissance institutionnelle des diplômes, des titres ou des qualifications, mais aussi tous les discours (ou rhétoriques) qu’élaborent les professionnels pour faire valoir la spécificité et l’utilité sociale de leurs savoirs et compétences. Notre travail consistera ainsi à analyser la façon dont les professionnels observés construisent la singularité de leurs savoirs dans leurs discours à destination de clients et dans leurs pratiques vis-à-vis des collègues des métiers d’ingénierie. Comme le note Nadège Vézinat, la différenciation par les savoirs n’est pas suffisante en soi pour établir un groupe professionnel : « il faut encore que ceux-ci lui permettent d’exercer une activité professionnelle en lui affectant un ‘‘territoire’’ particulier, une sphère d’activité singulière » (Vézinat, 2016, p. 57).

Cette approche de la différenciation des groupes professionnels par l’activité est au cœur des travaux du sociologue américain Andrew Abbott. Dans son ouvrage The System of Professions, paru en 1988, l’auteur envisage la structuration des groupes selon des dynamiques relationnelles analogues à celles observables dans l’écologie naturelle, d’où la qualification de « perspective écologique » pour désigner ses travaux et ceux qui les prolongent (Abbott, 1988). Pour Abbott, les membres d’un groupe professionnel qui estiment détenir une expertise cherchent à faire reconnaître leur spécialisation professionnelle en vue d’obtenir le contrôle d’un territoire (jurisdiction). Le groupe cherche ainsi en permanence à délimiter, à défendre, à revendiquer ou à conquérir ce territoire sur d’autres groupes. En effet, la prétention de monopole de l’exercice professionnel sur un territoire n’est jamais définitive : elle peut être remise en cause par des luttes permanentes au sein du groupe - des « segments » internes pouvant eux-mêmes se différencier – et à l’extérieur, vis-à-vis des autres groupes souhaitant s’implanter sur le territoire. Ainsi, « l’émergence de nouveaux groupes professionnels transforme l’équilibre entre les acteurs et peut contribuer à relancer des luttes, jeux de conflits, alliances, emprunts, coalitions ayant pour enjeu la maîtrise d’une jurisdiction » (Vézinat, 2016, p. 59). L’étude d’une écologie professionnelle vise ainsi à envisager ces différents niveaux, registres et réseaux de relations entre des ensembles professionnels liés entre eux.

(22)

2.2 : Les experts en durabilité, les mondes et groupes professionnels dans la fabrique urbaine : une perspective écologique

Une façon d’aborder le processus de différenciation par les territoires d’activités consiste à décrypter la façon dont est défini, cadré et recadré le phénomène ou le problème auquel les

professionnels (ou experts) tentent de répondre6. C’est ce que nous proposerons en plaçant

l’analyse des appropriations7 du développement durable au cœur de notre démonstration : elles

rendent compte de la manière dont sont pensés et traduits les principes du développement durable auxquels se réfèrent les experts, d’après leur culture professionnelle. Toutefois, le cadrage des phénomènes auxquels renvoient la durabilité relève d’un fait social élargi. Les experts de notre terrain ne définissent pas seuls la durabilité, ils le font conjointement avec les autres groupes avec lesquels ils interagissent, comme les métiers de l’ingénierie, les consultants ou les concepteurs qui sont tantôt partenaires, tantôt concurrents. Ces différents acteurs constituent une écologie professionnelle dans la fabrique urbaine, par leurs relations entremêlées. Ces acteurs professionnels n’ont toutefois pas non plus, à eux seuls, le monopole de la définition de ce qu’est le développement durable dans la ville. Des visions différentes, concurrentes, voire contradictoires sont construites en permanence par d’autres acteurs institutionnels (réglementations, lois), par les citoyens (habitants, usagers, associations), et par les scientifiques qui collaborent avec eux. Pour rendre compte de l’étendue de ces relations qui façonnent un phénomène que des experts se proposent de prendre en charge, Andrew Abbott a proposé le concept d’« écologie liée » (linked ecology) (Abbott, 2003). Ce terme désigne un modèle dans lequel un groupe professionnel doit, pour arriver à contrôler son territoire d’activités, trouver des alliés et des relais hors de son écologie professionnelle originelle. Véronique Biau souligne d’ailleurs l’intérêt d’appliquer une telle grille de lecture écologique pour saisir la structuration des acteurs professionnels de la fabrique urbaine : « plutôt que de prendre les groupes professionnels comme acquis (en fonction de diplômes ou de titres), cette approche caractérise ces groupes dans leurs relations sans cesse mouvantes avec la multiplicité des éléments de contexte qui les amènent à définir et redéfinir en permanence frontières et cœur de métier » (Biau, 2018b, p. 11). Notre travail s’inspire de cette perspective pour situer les experts du développement durable dans leur dynamique de légitimation vis-à-vis de leurs différents partenaires, concurrents, commanditaires.

L’un des résultats de notre enquête concerne l’identification d’une grande diversité d’acteurs avec lesquels interagissent les experts en durabilité, tout au long de leur processus de

6 Andrew Abbott applique cette perspective au cas de la construction professionnelle du phénomène des

« problèmes personnels » aux États-Unis, entre le XIXème et le XXème siècle (Abbott, 1988). L’auteur montre que

ce phénomène est d’abord construit et pris en charge par le clergé, au début du XIXème siècle : la situation est

alors cadrée en termes d’un problème – des « désordres moraux » – que les ecclésiastiques se proposent de résoudre, grâce à leur compétence. À la fin du siècle, l’apparition de la médecine neurologique entraine un recadrage du phénomène en termes de « troubles nerveux » : les médecins neurologues deviennent les professionnels légitimes de la résolution de ce problème. Ce groupe est détrôné au XXème siècle, successivement

par les psychiatres puis plus tard par les psychanalystes, qui chacun apporte d’autres compétences et recadrages du problème à résoudre : d’un phénomène moral puis biologique, les problèmes personnels deviennent des « troubles de la personnalité » d’ordre psychologiques. À chaque étape, changent conjointement la « définition du champ », c’est-à-dire le cadrage du phénomène – ici, un problème à régler, les compétences jugées nécessaires pour ce faire, et le groupe professionnel qui assure cette gestion.

(23)

légitimation. Ces acteurs relèvent d’ensembles professionnels aux frontières difficilement identifiables, poreuses et en constante évolution, par le jeu des écologie liées. Pour pouvoir distinguer les ensembles professionnels qui participent à la fois à la définition croisée et multiple de la durabilité, et au processus de légitimation qu’entretiennent avec eux les experts, nous proposons d’employer le terme de « monde » professionnel. Dans son travail de

socio-histoire de la fabrique professionnelle de la ville au XXème siècle (Claude, 2009, p. 63), Viviane

Claude privilégie l’emploi de la notion de « monde » professionnel, emprunté à Howard Becker, aux termes de « groupe » ou de « champ » professionnels, afin d’« interroger les limites, soit l’autonomie/hétéronomie, d’entités professionnelles qui ne font pas nécessairement ‘‘groupe’’ » (Claude, 2009, p. 63). Il nous semble ainsi utile d’employer le terme de « monde » au sujet des trois ensembles professionnels majeurs qui apparaissent dans l’enquête : l’ingénierie, le conseil et l’urbanisme. Le premier chapitre de la thèse sera ainsi dédié à décrire les contours du monde de l’ingénierie dans la fabrique urbaine, ou ingénierie urbaine, à partir d’un état de l’art théorique. Nous complèterons cette connaissance tout au long de la thèse, à partir des données empiriques.

Le monde de l’urbanisme, par la diversité des figures, des pratiques et des cultures professionnelles qui le compose, apparaît hier comme aujourd’hui comme un ensemble de systèmes professionnels fort éloigné de l’unification (Verpraet, 2005). Les urbanistes à proprement parler ne sont d’ailleurs que l’une des figures de ce monde, dont la quête d’une culture professionnelle commune reflète les tensions dans les étapes les plus récentes du processus de professionnalisation (Biau, 2018b). Cette hétérogénéité et ces tensions caractérisent toutefois le groupe depuis ses origines, lorsqu’après la Première Guerre Mondiale les premiers urbanistes (architectes, géomètres et ingénieurs) se consacraient, entre autres, aux études d’urbanisme naissantes (Claude, 2009). Plus récemment, l’émergence de nouvelles fonctions dans la fabrique urbaine ne se traduit pas forcément par la structuration de groupes professionnels clairement identifiés, comme l’indique le cas de la programmation architecturale et urbaine et des programmistes (Zetlaoui-Leger et Mercier, 2009). Malgré les divergences de définition de la profession d’architecte, qui peut être abordée selon sa culture commune (Champy, 2009) ou la pluralité de ses professionnalités (Biau, 2018a), il semble toujours possible de les situer dans le monde de l’urbanisme en raison de leur importance dans la production urbaine et architecturale.

Le monde du conseil, enfin, forme une nébuleuse encore plus difficilement identifiable tant sa figure primordiale (les consultants) est diffuse dans une très grande variété de champs de l’économie contemporaine. L’objectivation de ce monde du conseil constitue un programme de recherches partagé par différentes disciplines depuis les années 1990. Les consultants contribuent aujourd’hui à « faire le monde social » des grandes entreprises, des administrations

d’État et des territoires, selon des modalités très diverses et encore mal connues8. Certains de

8 Ce terme était au cœur du colloque international « Que font les consultants au monde social ? Propriétés, pratiques et contributions du ‘‘conseil’’ à la construction de la réalité » organisé à École des Hautes Études en

Sciences Sociales, les 20 et 21 juin 2016. L’appel à communication du colloque reflète à la fois l’ambition et la difficulté de progresser dans la connaissance des acteurs et de leurs effets : « Les sciences sociales peinent à étudier et à objectiver ce que l’on nomme couramment ‘‘le conseil’’, et notamment à interroger ce qu’il fait précisément au monde social. […] En mettant en perspective des recherches menées dans différents pays, et qui

(24)

ces travaux contribuent à une sociologie du conseil en management (Boni-Le Goff, 2010 ; Bourgoin, 2015 ; Henry, 1997 ; Villette, 2003), et à une sociologie du conseil à l’action publique (Benchendikh et al., 2008 ; Poupeau, Guéranger et Cadiou, 2012 ; Saint-Martin, 2006). Ces mêmes recherches, et d’autres, montrent comment les consultants investissent certains aspects de la fabrication urbaine, et de la gestion ou de l’animation des politiques urbaines. On retrouve leur trace dans l’animation de la démocratie participative (Mazeaud et Nonjon, 2018), la mise à l’agenda de la sécurité urbaine (Bonelli, 2009) ou encore la négociation des procédures de partenariats public-privé qui se sont multipliées au cours de la dernière décennie dans le secteur de la construction (Deffontaines, 2012). Occupant des positions très diverses, prompts à se présenter comme des experts, les professionnels du conseil peuvent toutefois être analysés selon des lignes de structuration de leur espace professionnel élargi, comme l’a proposé la sociologue Odile Henry (Henry, 1992). Le terme de monde semble donc prudent pour désigner les acteurs et organisations qui se revendiquent, ou sont perçus, comme étant affiliés à cet ensemble flou.

3. Les ambiguïtés de la durabilité : origines et trajectoire, grille de lecture

et notions

Nous avons indiqué l’importance d’aborder la construction sociale élargie de la notion de durabilité, en tant que phénomène que se proposent de traiter les experts de notre terrain. Depuis les années 1990, une grande diversité de travaux en sciences sociales ont été consacrés à saisir

l’origine, les caractéristiques et la trajectoire de la durabilité dans la fabrique de la ville9. Le

réseau « Approches Critiques du Développement Durable » 10 a notamment conduit depuis 2012

des dizaines de séminaires de recherche dans la perspective de réaliser une sociologie de la durabilité. Nous proposons ici une lecture sélective de cette littérature afin d’éclairer les liens entre la structuration des ensembles professionnels dans la fabrique de la ville, l’émergence de besoins d’expertise dédiée à la durabilité, et la trajectoire et les caractéristiques fondamentales de la notion. Une grille de lecture des ambiguïtés de la notion sera proposée, à partir de trois-idéaux types (les horizons trois-idéaux de l’approche environnementale, sectorielle et systémique) et de la notion d’appropriation.

portent sur un certain nombre de ‘‘types’’ de consultants, ce colloque suit le double objectif suivant : interroger l’évidence de l’existence même d’un ‘‘conseil’’, comme ensemble de pratiques proches ou homogènes ; plus encore, progresser dans l’étude de leurs contributions aux caractéristiques et aux évolutions de la société. » (p.1-2)

9 Une réflexion sur le statut de cet « objet scientifique difficilement identifiable » a permis de mettre au jour trois

principales postures théoriques et épistémologiques (Béal, Gauthier et Pinson, 2011, p.21). Le premier positionnement part du postulat que le développement urbain durable constitue « avant tout un ensemble de ressources discursives, symboliques et organisationnelles que des acteurs et des organisations se disputent et se partagent dans le cadre de luttes de positions et de définitions » (ibid., p.23). Selon cette posture « objectivante », la tâche du chercheur est d’observer et de « mettre à plat les discours produits et les pratiques effectuées en son nom, les stratégies qu’il autorise et les relations, système d’acteurs et configurations qui se trament autour de lui » (ibid., p.22). Le deuxième positionnement, teinté d’inspiration « pragmatiste », consiste plutôt à « observer comment les lignes bougent, comment le développement urbain durable change la donne, comment son omniprésence dans les débats fait faire à des acteurs ce qu’ils n’auraient pas nécessairement entrepris autrement » (ibid., p.26). Notre travail emprunte autant à l’une qu’à l’autre de ces postures.

10 Le réseau rassemble des « chercheurs et acteurs ayant une approche critique du développement et de la ville

(25)

La littérature scientifique a documenté le succès de la diffusion du développement durable dans la société en général et parmi les acteurs de la fabrique urbaine en particulier : elle a aussi relevé les critiques et controverses de cette diffusion, et a souligné l’hétérogénéité de ses usages, visions et interprétations. En résumant une partie de ces travaux, Jacques Theys voit dans l’ambiguïté de la durabilité la raison même de son succès :

« L’ambiguïté, on le sait, a depuis l’origine, été constitutive de l’émergence du concept de développement durable : ambiguïté dans la signification des termes (durabilité ou soutenabilité?) et dans leur assemblage (un ‘‘oxymore’’); ambiguïté dans l’origine historique (le rapport Brundtland ou bien avant...) ; ambiguïté des définitions (plus d’une centaine) ; confusion ou pas avec l’environnement ; ambiguïté, surtout, dans les objectifs politiques ou écologiques et dans les relations au marché ou au capitalisme mondialisé. » (Theys, 2014, p.2)

Selon l’auteur, il existe deux « histoires du développement durable qui coexistent, s’enchevêtrent, ou s’affrontent implicitement » depuis l’émergence de la notion et de son emploi à la fin des années 1980 (Theys, 2010a, p. 27). La première version « commence dans les années 1960-1970, autour de la conférence de Stockholm et fait de cette notion la simple prolongation sous une forme plus économique, consumériste et globale de la problématique de l’environnement. C’est l’histoire de l’intégration économique de l’environnement dans un monde globalisé » (ibid., p.27). La seconde version des origines de la durabilité commence avec le rapport Brundtland (1987) remis aux Nations-Unies, se poursuit avec la conférence internationale sur l’Agenda 21 à Rio (1992), et « fait du développement durable une double rupture, à la fois épistémologique et politique par rapport aux histoires antérieures de l’environnement et du développement : une nouvelle approche, originale, du développement inscrite dans le contexte particulier du tournant des années 1980-1990 » (Theys, 2010a, p. 27). Cette version du récit reflète l’évolution du contexte des années 1980, marqué par de fortes transformations de l’économie (mondialisation, financiarisation), géopolitique (chute du mur de Berlin), et l’émergence des risques globaux (accident nucléaire de Tchernobyl).

La première version de l’histoire développe une vision que l’on qualifiera d’essentiellement sectorielle, ou environnementaliste, de la durabilité. Cette sectorialité renvoie au fait d’envisager la notion au prisme de l’action à mener vis-à-vis de l’environnement naturel. La première ambiguïté tient au fait que derrière ce terme d’environnement, coexistent une pluralité de conceptions différentes et contradictoires des relations entre l’homme, la nature et la

société11. La deuxième version de l’histoire est fondée sur la primauté du caractère transversal

de la notion, qui justifie alors la spécificité du glissement de la question environnementale à la notion de développement durable. Cette transversalité renvoie à l’idée d’articuler ensemble différents principes ou valeurs, selon trois horizons que nous avons dégagés de la littérature. Le premier concerne l’articulation spatiale entre « une approche globale, planétaire, inhérente

11 Ces trois conceptions de l’environnement correspondent respectivement, selon une autre catégorisation opérée

par l’auteur, à une approche « objective et biocentrique » pour la première, une approche « subjective et anthropocentrique » pour la deuxième, et une approche « technocentrique » de l’environnement pour la troisième (Theys, 2010b).

(26)

aux objets à l’origine de l’émergence du développement durable (ex : inégalités Nord/Sud, dérèglements climatiques), à la mise en valeur des territoires locaux, comme réceptacles et échelle d’opérationnalisation des principes (précaution, transparence, évaluation, transversalité, subsidiarité, territorialisation) et des valeurs (responsabilité, solidarité, éthique, justice) qu’il incarne » (Tribout, 2015, p. 70). Le deuxième horizon concerne l’articulation des échelles temporelles dans l’action, entre l’urgence du temps court et la prise en compte du temps long, jugée nécessaire pour rendre opératoires les principes de précaution et de responsabilité, et les

temporalités de l’action sur la ville (Theys et Emelianoff, 2001)12. Le troisième horizon

concerne l’articulation transversale entre les « considérations économiques et écologiques structurantes de la notion d’éco-développement » et « une dimension sociale, au préalable portée par l’objectif général de cohésion sociale » (Tribout, 2015, p.71). Cet idéal d’une approche transverse aux approches sectorielles (environnementales, sociales ou économiques)

est au cœur de la plupart des définitions institutionnelles13 et scientifiques14 du développement

durable.

Le glissement conceptuel opéré au début des années 2000 entre le développement durable et la ville durable peut être compris comme un déplacement de la focale vers l’enjeu de l’opérationnalisation de la durabilité dans la fabrique de la ville et les politiques urbaines15. L’apparition de la ville durable, lorsqu’elle devient un mot d’ordre pour les professionnels de la fabrique urbaine, traduit des attentes diffuses de renouvellement des modes de réflexion et d’action à l’aune des horizons de transversalité. Ainsi, la transversalité peut être interprétée de façon restreinte comme une attente d’articulation au sein de la thématique environnementale des différentes politiques sectorielles (eau, biodiversité, énergie, déchets, etc.), et de façon étendue, entre les politiques sectorielles des différentes thématiques (environnement, progrès social, développement économique). La nature transversale de la durabilité invite constamment les acteurs concernés par son opérationnalisation à réfléchir sur la construction de l’intérêt général, et à l’articulation toujours singulière des différentes thématiques, visions et intérêts des acteurs en présence. Cet horizon d’attentes adressé aux acteurs de la ville correspond à une sorte d’impératif moral et professionnel, qui nécessiterait ainsi dans l’action une « rupture avec les conceptions précédentes » de la fabrique urbaine, faisant ainsi « basculer les acteurs de la production de l’urbain dans un autre univers mental» (Béal, Gauthier et Pinson, 2011, p. 14-15).

Au croisement de ces deux histoires et visions concurrentes de la durabilité, une troisième version peut être distinguée : l’approche systémique. Cette approche peut être également désignée comme un horizon, puisqu’elle constitue davantage un repère mental et un ensemble

12 Cet idéal, qui repose sur l’élargissement de l’horizon temporel et une révision profonde du rapport au temps

des acteurs, est présent dès la première définition institutionnelle donnée dans le rapport Brundtland de 1987.

13 Selon l’entrée « développement durable » dans FranceTerme, organisme du Ministère de la Culture de

recension des termes recommandés pour le Journal officiel de la République française : la durabilité est définie comme une « politique de développement qui s’efforce de concilier la protection de l’environnement, l’efficience économique et la justice sociale, en vue de répondre aux besoins des générations présentes sans compromettre la capacité des générations futures à satisfaire les leurs ».

14 De nombreux travaux ont modélisé la durabilité comme une recherche d’équilibre entre les « trois piliers » que

constituent le développement économique, la cohésion sociale et la protection de l’environnement.

15 L’adoption de cette définition a minima procède de notre problématique et de notre volonté d’analyser ce que

(27)

de principes à suivre que des pratiques nettement délimitées. L’horizon systémique apparaît comme une modalité spécifique pour aborder l’approche transversale. Cet horizon systémique est visible dans plusieurs traductions institutionnelles majeures, comme dans la Charte

d’Aalborg16. L’analyse des pratiques professionnelles réalisées au nom du développement

durable donnent aussi à voir cet horizon systémique, parfois sous d’autres termes proches. C’est le cas par exemple de l’« approche intégratrice » des architectes concepteurs, dont la traduction opérationnelle de la durabilité s’appuierait sur une « compréhension des enjeux du développement durable [qui] rassemble dans une même dynamique intégrative les différentes piliers, faisant ainsi de la complexité la condition pour leur interdépendance » (Perysinaki, 2014, p.9). L’opérationnalisation de l’horizon systémique de la durabilité dans les pratiques professionnelles suppose un outillage spécifique, qui vise à rendre les auteurs aptes au « basculement paradigmatique » (Biau, 2018a, p.7), à la « rupture paradigmatique » (Faburel, 2014, p.1), au passage dans « l’autre univers mental » (Béal, Gauthier et Pinson, 2011, p.15)

qui caractérise l’horizon de transversalité.L’horizon systémique présente une filiation avec des

travaux scientifiques relatifs à l’écologie urbaine, dont l’ambition est de représenter la dynamique des activités humaines dans les villes comme celle des écosystèmes naturels

(Emelianoff, 2011)17. Ces différentes traductions scientifiques et professionnelles s’appuient

sur des approches quantitatives et modélisatrices des flux de matière et d’énergie (Barles, 2010), que l’on peut situer dans la continuité de la pensée scientifique des Lumières et de l’esprit d’ingénieur, dont l’imaginaire est centré autour de l’efficacité technique (Picon, 2001).

Nous venons de proposer une distinction entre les trois idéaux-types d’horizons de la durabilité, qui constituent autant de repères théoriques à partir desquels situer les différentes représentations, discours et pratiques des acteurs de l’expertise en durabilité. Ces différentes représentations coexistent chez les mêmes acteurs, au sein de chaque projet, politique publique ou évènement médiatique associé à la durabilité. Cette cohabitation entre différents degrés vis-à-vis d’un idéal-type (la transversalité, par exemple) ou entre deux idéaux-types (sectorialité et transversalité) alimente le caractère ambigu de la notion aux yeux des acteurs ou des chercheurs tentés par une analyse à partir des caractéristiques empiriques des phénomènes. Deux exemples concrets peuvent être donnés. Le premier concerne les politiques publiques urbaines. Celles-ci sont, depuis les années 1990-2000, particulièrement travaillées à la fois par la dynamique sectorielle de protection accrue de l’environnement, et par le registre de la transversalité thématique. Plusieurs lois promulguées au début des années 2000 établissent des outils d’action publique qui concernent les thématiques de protection de l’eau, de l’énergie, des déchets, de l’air, ou encore de la qualité des sols. Ces traductions institutionnelles témoignent à la fois d’une référence nette à l’horizon sectoriel (approfondissement de la démarche environnementaliste) et à l’horizon de transversalité, puisque certains de ces outils visent à

16 Les villes signataires reconnaissent que leurs cités ont un « rôle essentiel à jouer pour faire évoluer les habitudes

de vie, de production et de consommation, et les structures environnementales », et qu’elles doivent s’engager « à utiliser les instruments politiques et techniques dont [elles disposent] pour parvenir à une approche écosystémique de la gestion urbaine ».

17 Les notions sur lesquelles s’appuient les traductions de l’horizon systémique ont été développées dans les

années 1960 dans la recherche anglo-saxonne comme le « métabolisme urbain » (Wolman, 1965), ou dans la recherche francophone, comme la notion d’« écosystèmes » (Odum, 1976).

Figure

Figure 1. Schéma récapitulatif du protocole de recherche (source :  Lacroix 2019)
Figure  2.  Les  neuf  conventions  de  professionnalité  de  l’ingénierie  dans  la  fabrique  urbaine  (source : Lacroix 2019)
Figure  3.  Schéma,  issu  du  projet  déposé  à  l’ANRT,  représentant  la  « boîte  noire  de  la  commande  publique » au centre des questionnements de la thèse, et les « sphères d’influence »  –  2013 (source :  Lacroix 2019)
Figure 4.  Extrait  visuel  de  l’outil  initial  d’analyse  des  appels  d’offres  durables  à  Alpha  –  avril  2014  (source : Lacroix 2019)
+6

Références

Documents relatifs

Conçu en collaboration avec des experts comptables pour valoriser votre relation

Mais toute sa vie elle aspire à un ailleurs mythique et quand, enfin, le docteur, à l’indépendance, propose de lui donner sa maison, elle refuse le cadeau malgré

En 2005 comme en 1987, le po ids relatif des erreurs relevant de l’orthographe grammaticale (impliquée dans les erreurs de type 4, 5, et 6) pèse le plus.. Si l’on s’intéresse

Revenir aux fondamentaux, en permanence, devrait être un précepte fort pour chaque expert immobilier, comme « l’empla- cement, l’emplacement et l’emplacement », cette boutade

Les délégués discuteront de l’intégration des dimensions liées aux changements climatiques et à la durabilité environnementale dans les politiques et plans sous-régionaux

En effet, non seulement l’”Essai sur les éléments de philosophie” n’est pas un ouvrage à proprement parler, puisqu’il constitue le quatrième volume

D’ailleurs elle fait partie des 23 pays du monde ou plus de 50% des disponibilités en protéines animales sont constitués de produits de la pêche (Ministère des ressources

Partager des informations et confronter des expériences qui ont déjà démontré leur pertinence, tels sont les objectifs de la ren- contre régionale «Coopération internationale dans