• Aucun résultat trouvé

Première Partie : La délivrance et le contrôle du brevet, une remontée de l’intérêt du breveté face à l’intérêt général

Au travers de cette partie nous allons voir comment, progressivement, les droits de la propriété du breveté ont repris le pas sur la visée utilitariste du brevet que nous avions vue dans le Premier Chapitre. Nous verrons ainsi comment la notion de l’utilité sociale de l’invention et de non-contrariété à l’ordre public a perdu en importance, voire, a complètement disparu (I) puis

nous verrons que les cas de déchéance d’un brevet ou de limitation du droit de propriété dans les cas où le breveté abuserait de son titre se sont également vus limités (II).

I / Le recul évident du raisonnement utilitariste au profit d’un brevet plus neutre vis- à-vis notamment de la morale

Bien que ce constat puisse être réalisé dans les trois modèles que nous étudions, c’est avant tout en Amérique du Nord que cette évolution est la plus marquée, aux Etats-Unis encore plus fortement qu’au Canada (1.). La France de son côté tente de garder des éléments d’utilitarisme ou bien de relativisme éthique dans son système de brevet et notamment dans la délivrance de celui- ci.

1. Une tendance plus nettement marquée en Amérique du Nord

Dans un premier temps nous verrons la disparition de la notion de l’utilité sociale aux Etats-Unis (1.1.), puis dans un second temps nous constaterons le doute sur la place de la norme morale dans la jurisprudence canadienne (1.2.).

1.1. La disparition de la notion d’utilité sociale aux Etats-Unis et la possible présence d’égoïsme éthique

Nous l’avons vu dans le précédent Chapitre, les Etats-Unis avaient développé une jurisprudence très intéressante donnant une place non négligeable à l’éthique utilitariste grâce à la notion d’utilité sociale d’une invention, venant de ce fait compenser la relative neutralité du texte sur la

question éthique. En plus du critère d’utilité technique, l’invention devait avoir également une utilité sociale, celle-ci, non seulement signifiait que l’invention ne pouvait être contraire à la morale, être illicite ou bien dangereuse pour la société, mais également qu’elle devait être en mesure d’apporter quelque chose de positif à la société.

Dans la deuxième moitié du XXème siècle, un changement va donc s’opérer.

Deux affaires vont illustrer ce changement, et d’autres viendront confirmer ce revirement de jurisprudence.

La première affaire qu’il est intéressant de citer, notamment en raison de sa résonnance avec l’affaire National Automatic Device est la décision rendue en 1977 Re Murphy. En l’espèce, il était là aussi question d’une machine destinée aux jeux d’argent, dans ce cas-là, c’était une machine à sous190. Si nous

suivions le raisonnement de l’ancienne jurisprudence, alors le brevet devrait être refusé. Cependant, le juge l’a validé. Son raisonnement pour le valider est d’ailleurs particulièrement intéressant. En effet, il ne va pas se positionner vis- à-vis de la question de l’utilité sociale d’une invention mais il va plutôt se référer au raisonnement qui avait été adopté dans une autre affaire de 1903, la décision Fuller v. Berger. L’invention en question était alors un dispositif qui permettait de détecter les pièces utilisées dans des machines comme des distributeurs. Ce dispositif avait notamment été utilisé dans des machines destinées aux jeux d’argent. La validité du brevet avait été attaquée par une personne se défendant de contrefaçon. Cette personne s’était défendue en soulignant que, du fait que l’invention était utilisée dans des jeux d’argent, alors le brevet n’était pas valide. Le juge avait refusé cet argument en soutenant que l’inventeur n’était pas responsable du mauvais usage de son invention, dans ce cas son usage dans un jeu d’argent et que, de ce fait, le brevet était bien valide191. Ce raisonnement a donc été appliqué à cette machine à sous.

Cependant, le raisonnement du juge pose un problème car le cas n’était pas

190 Re Murphy 200 U.S.P.Q. 801 (PTO Bd. App. 1977). 191 Ibid.

similaire. En effet, ici il était question d’une machine à sous dont la seule utilisation était les jeux d’argent et non pas un dispositif neutre qui n’avait pas comme vocation première de servir aux jeux d’argent mais qui avait été utilisé dans une machine destinée aux jeux d’argent.

De ce fait, par ce raisonnement que nous estimons incorrect, le juge a choisi d’opter pour une application neutre du droit des brevets. Quelle que soit l’invention et son objet, elle peut être brevetée. Il n’est plus recherché l’apport à la société.

C’est en 1988, dans l’affaire Whistler Corp. v. Autotronics, Inc. que nous pouvons constater sans conteste la disparition de la notion d’utilité sociale. En l’espèce, il était question d’un brevet sur un système destiné à détecter les radars routiers. Cette invention a donc clairement pour seul et unique but de contrevenir à la loi en permettant aux automobilistes de contourner les limitations de vitesse. Ainsi, si nous nous placions dans le raisonnement qui avait été établi par les jurisprudences telles que Bedford v. Hunt ou bien National Automatic Device Co. v. Lloyd, cette invention n’aurait pas pu être brevetée car illégale. Cependant, ici, le juge va estimer le brevet valide. Bien qu’il reconnaisse que l’objet premier de cette invention soit de contourner la loi « the courts remains of the view that the primary and almost exclusive purpose for the radar detectors in question is to circumvent law enforcement attempts to detect and apprehend those who violate the law »192, il va valider le brevet.

Pour ce faire, ils vont simplement estimer que ce n’est pas le rôle de la jurisprudence et du droit des brevets de déterminer si une telle invention peut ou non être brevetée. Ils constatent également que seulement deux Etats ont interdit ce type de dispositif, aussi, ils en déduisent que le brevet est valable jusqu’à ce que le congrès en décide autrement.

192 Whistler Corp. v. Autotronics, Inc., United States District Court, N.D. Texas, 1988 WL

Enfin, nous remarquerons également que désormais une innovation très superficielle est apte à être brevetée. Là ou auparavant, une invention considérée comme « frivolous » soit dans la langue de Molière une invention futile, superficielle, désormais, il semble qu’une simple modification de l’apparence puisse être considérée comme brevetable193. Ainsi, dans la décision

Juicy Whip, le juge avait été amené à se prononcer sur la validité d’un brevet protégeant un mixeur. Ce dernier ne présentait aucune innovation technique, il lui avait simplement été donné une apparence autre que celle d’un mixeur. Le juge avait estimé que cette modification remplissait le critère d’utilité, « The fact that one product can be altered to make it look like another is in itself a specific benefit sufficient to satisfy the statutory requirement of utility, for the purpose of patentability »194.

Nous voyons donc très nettement au travers de ces décisions que désormais, le juge ne va plus chercher à s’interroger sur la portée utilitariste de la délivrance d’un brevet. Toute invention, qu’elle apporte ou non quelque chose de bénéfique à la société, qu’elle soit morale ou non se verra délivrer un brevet pour peu que les conditions techniques soient remplies. Cette nouvelle approche se voit d’ailleurs parfaitement dans le manuel des procédures d’examen des brevets de l’office des brevets et marques des Etats-Unis. Dans le Chapitre 2100 du manuel traitant de la brevetabilité se trouve détaillée la notion de l’utilité et plus précisément au point 2107. Nous pouvons ainsi constater qu’il n’est pas fait mention d’une quelconque utilité sociale. Pour que le critère soit rempli, il est nécessaire qu’il y ait une utilité substantielle, c’est- à-dire que l’invention soit immédiatement utilisable et efficace. Son utilité ne peut être hypothétique, l’invention ne doit pas non plus nécessiter des recherches ou des perfectionnements pour être utile195. L’utilité doit être

également spécifique, c’est-à-dire qu’elle doit être décrite précisément et non vaguement. Ainsi, pour reprendre l’exemple du manuel, simplement spécifier

193 Juicy Whip, Inc. v. Orange Bang, Inc., 185 F.3d 1364 (Fed. Cir. 1999). 194 Ibid.

195 Manual of Patent Examining Procedure, Ninth Edition, The United States Patent and

qu’un élément peut être utile dans le traitement de problème n’est pas suffisant196.

Bien que le Canada ne connaisse pas réellement de questionnement sur l’utilité sociale d’une invention, il y a un débat sur la place de la morale dans la délivrance du brevet.

1.2. La jurisprudence canadienne et le doute sur la place de l’éthique dans la délivrance du brevet

La place de l’éthique au sein du droit des brevets canadien est un sujet à débat qui perdure. Que ce soit dans le cadre de décisions de justice197 ou bien

dans la doctrine198, la place de l’éthique dans le droit des brevets amène des

avis très partagés.

Ce doute est ainsi parfaitement illustré au travers de la célèbre affaire Harvard Collège contre Canada. Nous rappellerons brièvement les faits ici. Il s’agissait d’un brevet déposé par la célèbre institution Harvard sur une souris qui avait été génétiquement modifiée afin d’être prédisposée à développer des cancers et ceci, dans le but de pouvoir l’utiliser dans le cadre de recherches sur le cancer199. La décision finale était très serrée étant donné que cinq des neuf

juges se sont prononcés contre la brevetabilité de la souris. Les quatre juges restants, dont le juge en chef McLachlin, étaient pour la brevetabilité de la souris. Cependant, tous les juges s’accordaient sur le fait que s’il devait y avoir une intégration de considérations éthique dans la délivrance de brevets, il revenait au législateur la responsabilité de mettre en place des règles.

196 Ibid à la p 2100-84.

197 Voir notamment Harvard Collège contre Canada, Supra note 9.

198 Voir notamment Gaëlle Beauregard, Supra note 2 et Maxence Rivoire et E. Richard

Gold, Propriété intellectuelle, Cour suprême du Canada et droit civil, 2015, Revue de droit de McGill, à la p 414.

Les juges dissidents ont d’ailleurs estimé que, par le retrait de l’interdiction de breveter des inventions dont l’objet est illicite, le législateur avait marqué sa volonté d’avoir une délivrance de brevet neutre de toute question morale. Cette modification de la loi sur les brevets survenue en 1994 avait été réalisée dans le but d’adapter la loi aux dispositions des ADPIC200. Plus précisément, la

disposition canadienne devait s’adapter du fait de l’article 27 1. des ADPIC. Ce dernier disposant que l’exclusion de la brevetabilité d’une invention ne peut pas tenir du simple fait que « l’exploitation est interdite par leur législation »201 vient

rendre caduque la disposition canadienne qui disposait qu’il ne pouvait être délivré de brevet « pour une invention dont l’objet est illicite »202. Cependant, il

est difficile d’être certain que c’était réellement là le but de la modification étant donné que cette modification a été réalisée sans qu’il y ait eu de discussion dessus203.

Le brevet sur la souris sera refusé car elle sera reconnue comme un être vivant supérieur, au même titre que les plantes et animaux. Les juges ont en effet estimé que le législateur n’avait pas souhaité que les formes de vie supérieure puissent être brevetées. La totalité de l’être vivant et du processus de création de la vie ne pouvant être maitrisée, il n’était pas possible qu’une souris, tout comme les autres animaux ou les plantes, entre dans la notion de composition de matière. Malgré cela, bien que l’être vivant en lui-même ne puisse être breveté, le processus permettant de créer l’être vivant modifié est en revanche, lui brevetable204. Les gènes et les cellules modifiées avaient été

200 Maxence Rivoire et E. Richard Gold, Supra note187 à la p 416. 201 ADPIC, Marrakech, 15 avril 1994.

202 Robert H. Barrigar, Supra note 15, art 27 (3).

203 Gaëlle Beauregard, Supra note 2 aux p 19 et 20 (l’auteur dans son ouvrage cite

cependant plutôt l’ALENA que l’ADPIC pour expliquer la modification de la disposition Canadienne. Il est en effet vrai que, l’ALENA dispose d’une disposition similaire.

Cependant, comme elle le souligne, étant donné le silence des parlementaires sur cette modification, il est ardu de déterminer la raison de la modification).

204 Voir notamment Monsanto Canada Inc. c. Schmeiser, 2004 CSC 34 (au point 115

notamment, il est relevé le fait que dans la décision Harvard le juge, bien qu’il avait estimé qu’une souris génétiquement modifiée ne pouvait faire l’objet d’un brevet, le processus permettant de créer cette souris était lui, brevetable.).

brevetés et, de ce fait, l’exploitation sans licence de plantes contenant ces gènes et cellules était de la contrefaçon. Cet état de fait est quelque peu problématique car, au final, même si l’être vivant modifié ne peut faire l’objet d’un brevet, le processus permettant de le créer est lui brevetable, autrement dit, l’impossibilité de breveter l’être vivant n’est qu’une interdiction d’apparence. De ce fait, il semble bien que, contrairement à ce que cette décision pourrait laisser supposer, il y ait bien une neutralité dans la délivrance du brevet.

Cependant, malgré tout ce que nous venons de voir, l’argumentation des juges voulant que le droit des brevets soit neutre, il est nécessaire de nuancer cette affirmation. En effet, s’il n’existe, il est vrai, plus de dispositions interdisant la délivrance de brevet pour des inventions dont l’objet est illicite, en revanche, il y a l’interdiction de breveter des traitements médicaux. Or, comment expliquer autrement que par l’éthique utilitariste une telle disposition205 ? En effet, cette disposition est là pour empêcher que des

chirurgiens et autres personnels de la santé soient forcés d’obtenir des licences d’exploitation afin de prodiguer les meilleurs soins possible à leurs patients.

Nous allons désormais voir que dans le droit français et européen, la position de la morale dans la délivrance du brevet est plus nuancée.

205 Voir John R. Rudolph, A study of issues relating to the patentability of biotechnological

subject matter, 1996, Industry Canada, aux p 37 et 38 (l’auteur souligne le fait qu’une

telle disposition ne serait pas logique si, comme le soutient certains, l’éthique n’a pas sa place dans le droit des brevets).

2. Un droit français et européen laissant en apparence une place importante à la moralité de l’invention

Le droit français, comme le droit européen, prévoient tous deux une disposition encadrant la délivrance des brevets pour des inventions dont l’exploitation commerciale serait contraire à l’ordre public, aux bonnes mœurs ou bien encore à la dignité de la personne humaine206. Du fait de cette grande

proximité, et comme bien souvent dans le cadre de la jurisprudence française et européenne, ces deux dernières n’hésitent pas à s’inspirer de leurs jurisprudences respectives, c’est pourquoi nous traiterons ici les deux en même temps.

La disposition européenne semble être avant tout destinée au cas des biotechnologies car, non seulement le seul règlement d’application la concernant porte sur les biotechnologies207 mais également car, pour le

moment, ce n’est que dans le cadre de biotechnologies que l’application de cet article s’est vue discutée devant la justice.

C’est d’ailleurs dans une de ces affaires que nous pouvons en apprendre plus sur l’application de cet article. C’est ainsi dans la décision Plant Genetics Systems de l’OEB que cette disposition s’est vu être fortement précisée. Le premier élément à relever est l’interprétation très large que le juge fait de cette

206 Voir Article L611-17 Code de la propriété intellectuelle et Article 53 Convention sur le

Brevet Européen (ces deux articles sont très similaires, pour la version française « Ne sont pas brevetables les inventions dont l'exploitation commerciale serait contraire à la dignité de la personne humaine, à l'ordre public ou aux bonnes moeurs, cette contrariété ne pouvant résulter du seul fait que cette exploitation est interdite par une disposition législative ou réglementaire » et pour la version Européenne « les inventions dont l'exploitation commerciale serait contraire à l'ordre public ou aux bonnes moeurs, une telle contradiction ne pouvant être déduite du seul fait que l'exploitation est interdite, dans tous les Etats contractants ou dans plusieurs d'entre eux, par une disposition légale ou réglementaire ».

207 Franck Macrez, L’invention brevetable dans la pratique de l’office européen des brevets,

disposition, et notamment de la notion d’ordre public. Dans cette notion est incluse

la protection de l'intérêt public et l'intégrité physique des individus en tant que membres de la société. Cette notion englobe également la protection de l'environnement. Par conséquent, conformément à l'article 53a) CBE, les inventions dont la mise en oeuvre risque de troubler la paix publique ou l'ordre social (par ex. par des actes terroristes), ou de nuire gravement à l'environnement, doivent être exclues de la brevetabilité, car elles sont contraires à l'ordre public.208

Ainsi, à la lecture de cette interprétation très large, nous pourrions en déduire que désormais, l’application de l’éthique utilitariste va plus loin que ce qui se faisait jusqu’à présent. En effet, là où auparavant, ce qui était recherché c’était avant tout la recherche du progrès technique, ou bien le bénéfice apporté à la société par l’exploitation de l’invention, avec cette interprétation, de nouveaux éléments entrent en ligne de compte, le bien être, la santé et la sécurité. Ces nouveaux éléments sont très intéressants car ils viennent renforcer la dimension hédoniste de l’utilitarisme209. Il ne faut pas oublier en

effet que la finalité de l’utilitarisme est d’obtenir le plus grand bonheur possible pour le plus grand nombre. Or, en prenant en compte le fait qu’une invention par son exploitation puisse poser des problèmes de sécurité, de santé ou pour l’environnement, venant affecter de ce fait le bonheur des gens, le juge vient renforcer l’esprit utilitariste du droit des brevets.

En plus de venir préciser la notion d’ordre public, cette décision vient également clarifier ce qui doit être entendu par la notion de bonnes mœurs.

La notion de bonnes moeurs est fondée sur la conviction selon laquelle certains comportements sont conformes à la morale et acceptables, tandis que d'autres ne le sont pas, eu égard à l'ensemble des normes acceptées et profondément ancrées dans une culture donnée. Aux fins de la CBE, la culture en question est la culture inhérente à la société et à la civilisation européennes. En conséquence, les inventions dont la mise en oeuvre n'est pas conforme aux normes de conduite conventionnelles adoptées dans cette culture doivent être exclues de la

208 Cellules de Plantes, Chambres de recours OEB, 1995. 209 Voir Chapitre préliminaire, Première Partie, IV.

brevetabilité, conformément à l'article 53a) CBE, car elles sont contraires aux bonnes mœurs.210

Par cette précision, nous comprenons aisément que cette disposition s’inscrit dans une optique de relativisme éthique211. Or, bien que dans la

décision le juge précise qu’il est question de la culture européenne, pour interpréter la moralité ou non d’une invention, cette précision n’a qu’un intérêt limité. Le problème du relativisme éthique, comme nous l’avions évoqué est sa difficulté à aider la prise de décision étant donné qu’il met sur un pied d’égalité les diverses morales. Ainsi, le juge, en précisant que c’est la culture, et donc par extension la morale européenne qui doit être prise en considération, est très optimiste. Il aurait été en effet plus judicieux de parler des cultures européennes car il n’y pas une mais de très nombreuses cultures en Europe212,