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III LA SIMULATION ET LA PLACE DU LANGAGE

1. Une première approche de la simulation

L'utilisation de la simulation dans la formation n'est pas nouvelle. Ce qui l'est davantage, c'est son utilisation dans des domaines variés, et les contextes dans lesquels elle s'insère. S'agissant de l'être humain au travail utilisant des machines ou des systèmes techniques, l'idée de remplacer la machine ou le système par un simulacre pour s'entraîner, se former ou améliorer ses performances pour l'utiliser a germé dans l'esprit de leurs utilisateurs. S'agissant de l'être humain au travail en contact avec d'autres êtres humains, l'utilisation d'avatars est plus délicate. Comment remplacer un être humain par un artefact ? Comment remplacer un être humain par un

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autre qui agirait à l'identique ? Comment remplacer un être humain par des modèles mentaux que notre imagination permettrait d'en prévoir les actions ? Certes, comme nous le développons plus loin, Odonne (1981) et son instruction au sosie poursuivent la même idée. Nous voyons que dans ces trois questions, résident les trois réponses, les trois pistes, peut-être les trois seules, que l'homme a suivies pour simuler un être humain. Quant à remplacer plusieurs êtres humains en interactions, comme dans le cas d’un enseignant avec ses élèves, c’est autrement plus complexe. Nous n'allons pas retracer ici l'historique de la simulation, mais au travers de quelques exemples, nous voulons montrer en introduction de ce chapitre que nous utilisons la simulation beaucoup plus souvent que nous ne l'imaginons.

L'approche structuraliste de Leroi-Gourhan (1965) a considéré que les représentations figuratives animales, des représentations anthropomorphes souvent schématiques, ainsi que de nombreux signes faits par des hommes préhistoriques s'organisaient en fonction d'un système binaire faisant appel aux principes mâle et femelle et qu'elles visaient à une reproduction du monde. Nous pourrions également déceler des prémisses à la simulation dans l’idée d’Archimède qui imaginait de soulever le monde avec un point d’appui et un levier. Au Moyen Age, les chevaliers s’entraînaient aux joutes avec la quintaine ou joute du sarrasin, constitué d’un tronc d’homme en bois avec deux bras munis l’un d’un bouclier l’autre d’une masse. Dans les années 1770, un inventeur du nom de Wolfgang von Kempelen présenta à Vienne sa dernière création: un automate qui jouait aux échecs, fabriqué pour l’archiduchesse Marie-Thérèse de Habsbourg. D’abord appelée l’automate joueur d’échecs puis le Turc mécanique, cette machine était constituée d’un homme mécanique vêtu d’un peignoir et d’un turban, assis devant un petit meuble en bois surmonté d’un échiquier. Cet automate s’est révélé être en réalité un faux : le meuble comprenait un compartiment masqué dans lequel un joueur humain se cachait pour manipuler le joueur mécanique. Pourquoi cette référence alors ? Pour aborder très rapidement la connotation négative de la simulation. Parce que simulation et dissimulation, proviennent de la même racine latine simulatio. La simulation consiste aussi à faire apparaître ce qui n’est pas comme étant quelque chose alors que la dissimulation est l’action qui consiste à ne pas montrer ce qui est, ou, ce à faire comme si ce qui est, n’était pas. On passe ainsi de l’acte de feindre et de falsifier à celui de cacher efficacement. Enfin, pour terminer ce rapide historique, par un aspect positif, nous pourrions admettre que le théâtre depuis la Grèce antique à nos jours, met en scène des acteurs qui simulent la vraie vie devant des spectateurs. Nous pourrions donc parler de simulation. Ainsi la tragédie grecque repose sur ce qu’Aristote appelait phobos kai eleos (Φοβος Και Ελεος). La peur et la pitié seraient alors « (…) les modalités mises en œuvre par le spectateur pour suivre le rythme de l’action. Ainsi, tantôt il se projette sur la scène par l’identification de la pitié, ou par compassion, tantôt il recule d’effroi devant le danger pressenti, imminent, par crainte ou répulsion » (Jean & Étienne, 2013, p. 209)

Van Der Maren (2003), part de la notion de modélisation qu'il conçoit comme « modéliser c'est construire une représentation générale et simplifiée du réel ; c'est ébaucher une caricature, un plan, un schéma à partir desquels on pourra essayer différentes fictions particulières, ou simulations de la chose que l'on veut représenter » (p. 200). Nous pouvons déjà,

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dans le passage ci-dessus, remplacer les termes « simulacre », « avatars » et « artefact », par le concept de modèle. Ce modèle comme cet auteur le précise peut être mathématique, matériel ou mental. « Le modèle c'est la charpente qui permet de reconnaître un objet sous diverses apparences possibles » (p. 211). Nous le qualifions de substitut matériel ou immatériel de l’objet, ou du système ou de l’être vivant que l’on veut simuler. Le modèle est quelquefois mathématique, mais peut être également mental, physique, schématique, langagier ou réduit.

Cependant, il ne constitue qu'une représentation non contextualisée de l'objet, une représentation isolée, qu'il faudrait entourer d'autres modèles des autres objets qui l'entourent, pour projeter son évolution dans son milieu. Cette première approche permet de comprendre qu'une simulation peut revêtir au moins trois aspects selon le type de modèle que l'on manipule pour simuler. Trois types de modèles seraient utilisés pour simuler : les modèles mentaux, les modèles mathématiques, les modèles matériels. Nous ajouterons à cette typicalisation, l'objet réel utilisé en tant que modèle pour simuler.

Le premier type de modèle, le modèle mental, peut être illustré par la simulation mentale du cours qu'un enseignant va assurer lorsqu'il le prépare. Il se fait de manière naturelle en imaginant un ou plusieurs élèves qu'il connaît, et essaie d'anticiper sur leurs réactions, leurs questions, leurs difficultés, afin d'y réfléchir au préalable, d'estimer le temps nécessaire, etc. Nous remarquons que ce type de simulation mentale se fait pour anticiper, a priori, naturellement, et en termes de langage intérieur. Un autre exemple plus inattendu peut être donné pour montrer que la simulation mentale peut se faire a posteriori, de façon moins naturelle et en verbalisant. L'instructeur lors d'une instruction au sosie (Oddone, 1981 ; Clot, 1995, Saujat, 2002)), retrace mentalement, puis verbalement à destination du sosie, ses actions, réactions, pensées qu'il fait habituellement pour qu'il le remplace « sans que personne ne s'en aperçoive ».Nous pourrions parler ici de simulation mentale, verbalisée pour l'instructeur. Remarquons au passage, que le terme « sosie » provient du latin sosia de « Sosie », personnage de la pièce Amphitryon du dramaturge latin Plaute. Jupiter ayant pris l'apparence d'Amphitryon pour séduire sa femme Alcmène, le Dieu Mercure, afin de parfaire la tromperie, prend les traits de Sosie, le valet d’Amphitryon 3). De cette union naîtra Hercule. Le nom commun sosie désignant une personne ayant la parfaite ressemblance d’une autre plus particulièrement au niveau du visage. La connotation d'un sosie (prendre les traits de quelqu'un), représente une restriction par rapport à un modèle qui va plus loin que l'apparence physique.

Ainsi, menant une instruction au sosie avec Pascal, professeur des écoles débutant, Saujat remarque dans ses propos, une « très forte occurrence de tâches dans le cours d’action de Pascal tel qu’il s’est dessiné au fil de l’instruction , « qui appellent la mise en œuvre de microtechniques de gestion de la classe. Tout se passe comme si, pour Pascal, ces tâches, dont on pourrait dire

3 Plaute s'est lui-même inspiré d’œuvres grecques antérieures où il était question Σωσίας, Sôsías. Nous retrouvons Sosie dans les Sosies de Rotrou en 1638 et l'Amphitryon de Molière en 1668, toutes deux inspirées de l'Amphitryon de Plaute. Le sosie prend les traits de quelqu'un.

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qu’elles permettent de « prendre » la classe (et faire que la classe « prenne »), constituaient la condition de possibilité de l’accomplissement des autres tâches nécessaires pour « faire » la classe » (Saujat, 2004, p. 99).

Le modèle mathématique permet de transformer un objet en équations mathématiques. Un modèle mathématique est constitué de formules reliant des variables que l’on a repérées afin de construire le modèle. C’est une représentation abstraite et quasi-parfaite. Plus le modèle est proche de la réalité, plus le nombre de variables de l’équation est élevé. Le modèle mathématique étant actuellement massivement utilisé pour les simulations par ordinateurs, le rapprochement vers la réalité induit une augmentation du nombre de formules à exécuter. Ce qui signifie que plus le nombre de variables et de formule est élevé, plus le modèle est complexe et plus il aura des chances d’augmenter son degré de fidélité à l’objet réel, à condition que les variables et les formules soient représentatives de l’objet. La simulation d'un modèle mathématique consiste à calculer les résultats des équations, en prenant en compte les variations des variables. Ces résultats donnent l'état de l'objet simulé en fonction des paramètres. Les simulateurs sophistiqués traduisent ensuite ces résultats sous forme visuelle (image sur écran d'ordinateur) ou physique (objet électro-mécanique, parturiente mécanisée), qui représentent à leur tour des modèles matériels définis dans le paragraphe suivant. Il faut préciser qu’une interface de visualisation est nécessaire, car l’abstraction ne facilite pas la représentation mentale qui est opérative pendant l’action.

Le modèle matériel enfin est un substitut d'un objet, qui théoriquement réagit à l'identique. Ce peut être un objet réel que l'on a modifié, afin que son fonctionnement ne transforme pas le monde comme il le faut habituellement. Ce peut être également un substitut totalement construit pour remplacer un objet. La thèse de Courtin (2015) que nous avons co-dirigé avec le professeur Étienne, montre des modèles matériels pour la formation des sages-femmes. Des mannequins en tissus rembourrés représentent un tronc de parturiente et un fœtus rattaché par son cordon ombilical. L’ensemble, pensé et réalisé par Mme Du Coudray, était destiné à former les sages-femmes en 1757 par la simulation d’accouchement. Comme nous venons de le voir, un modèle matériel peut également être la traduction matérielle d'un modèle mathématique, sous forme électro-mécanique par exemple d'une parturiente dont les cris reflètent les douleurs qu'elle ressent et dont le bébé en matière plastique est poussé par un vérin pour simuler sa naissance. Plus simplement, certains chirurgiens utilisaient « une boîte dans laquelle étaient insérés des objets qu'il fallait manipuler avec les véritables instruments de la chirurgie mini-invasive ». (Soler & Marescaux, 2011, p. 92).

Le modèle réduit, expression qui s'apparente plus à des véhicules de types automobiles ou plus généralement de transport, essaie de reproduire dans une échelle réduite un objet réel. Les exemples de modèles réduits d'automobiles, de trains, d'avions ou de navires essaient de reproduire dans les moindres détails les caractéristiques des objets réels. Cette réduction ne favorise pas vraiment la simulation de comportements physiques, mais représente plus de

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manière statique l'avatar d'un objet en termes de caractéristiques visuelles, entreposable dans un espace restreint, ou manipulable dans des conditions ludiques.

Nous terminerons ces propos sur l'objet réel utilisé en tant que modèle et sur les conditions qui font que l'on préfère lui substituer un modèle de l'objet réel. La simulation à l'aide d'un outil, d'un geste technique juste avant de le faire réellement, représente une simulation avec l'objet réel, incomplète car il n'y a pas la finalisation du geste et production attendue, mais c'est tout de même une simulation partielle. Les modèles sont utilisés à la place des objets réels lorsque les inconvénients à les mettre en œuvre sont supérieurs aux avantages. C'est le cas lorsque dans un fonctionnement normal, il y a un risque de blesser, de mettre en danger la vie d'autrui, de soi-même, de l'objet lui-même ou de son environnement. Mais c'est également le cas lorsqu’il y a des coûts importants associés au fonctionnement de l'objet dans son contexte habituel. Nous prendrons ici pour exemple les déplacements et placements stratégiques de chars blindés et de transports de soldats, La simulation de ces manœuvres dans la formation des combattants de l'armée de terre montre cet aspect financier qu'il est préférable de simuler plutôt que de faire réellement. Dans ce cas précis, l'aspect financier est lié aussi à la pollution relative à ces transports, donc à la détérioration de l'environnement et de la santé d'autrui.