• Aucun résultat trouvé

Des pratiques rituelles ou des actes de soins ?

Chapitre II. Transiter entre la vie et la mort Aspects théoriques

2.2 Des pratiques rituelles ou des actes de soins ?

Rappelons-nous que Froggat utilise le rite de passage comme une métaphore, et voit certains problèmes dans le fait de l’appliquer sur un terrain sans certaines précautions conceptuelles et empiriques. Elle rappelle notamment que le cadre du rite de passage fournit plus d’informations sur le déroulement interne du mécanisme rituel plutôt que sur son impact dans la société plus large. Puis, en suivant le sociologue David Cheal (1988), elle mentionne qu’il faudrait faire particulièrement attention au fait de ne voir uniquement dans le rite de passage qu’un moment de création d’ordre, à la manière des durkheimiens et des structuro-fonctionnalistes anglais. Ce serait trop simpliste. Il faudrait plutôt se concentrer sur l’inscription du rite dans la temporalité (future) et sur les transformations qu’il induit chez les participants (c.f. Leibing, 2009). C’est dans cette optique que Cheal (ibid. : 284) conçoit ce qu’il nomme les « rituels de reproduction », selon lui particulièrement prégnants à notre époque. Dans les rites de reproduction, « means are not employed to bring about ends, but they are employed to avoid the end » (Cheal, 1988: 284). Ces rites sont donc effectués dans la promesse d’un futur, soit dans le contexte qui nous intéresse de la vie sans la personne qui est en train de mourir (Littlewood, 1993), grâce à un enjambement de la finitude, à une projection dans l’avenir. Mais le rite ne joue-t-il pas toujours avec la temporalité ? Pour revenir au contexte des Kaingang, « le mythe jette

les bases d’un calendrier cérémoniel, c’est-à-dire d’un ordre sériel » selon Crépeau (2008 : 62). En ce sens, le « rite constitue en quelque sorte un "rendez-vous" » (ibid. : 69). Son efficacité ou sa portée réside dans une intercession avec le monde des morts, qui fonde en quelque sorte l’ordre des vivants, ce qui fait penser Crépeau (ibid. : 70) que « l’enjeu profond de tout rituel est l’actualisation au présent d’une certaine mémoire : le passé et d’une mémoire encore incertaine : le futur ». Donc, oui, le rituel joue avec l’incertain, pour préparer l’avenir, en plongeant néanmoins dans le passé. Il serait étonnant qu’une transition entre la vie et la mort comme celle qui se déroule aux soins palliatifs n’ait aucun sens avec le futur. Mais cela ne garantit toujours pas que cette transition accompagnée soit un contexte rituel de plein droit.

D’un autre angle, le cadre du rite de passage pourrait donc jurer avec les contextes ritualistiques d’aujourd’hui, car il appartient somme toute à une autre époque, celle des grandes manifestations rituelles, des métarécits, des groupes réunis dans les églises, en Occident, et de l’anthropologie appliquée à ce qu’il était convenu de nommer les peuples de la « tradition » (Cherblanc, 2011b; Balandier, 1988). La conceptualisation de Cherblanc s’échafaude sur des pratiques rituelles post- funéraires, ce qui empêche un import intégral de ce cadre théorique dans le contexte du soin palliatif, où l’on mène à bien des activités somme toute assez différentes de pratiques de disposition d’un cadavre, ne serait-ce que parce que tous les acteurs - y compris le « mort », ou plutôt le futur mort, au centre de la transition - sont vivants. C’est une évidence, mais elle doit être réaffirmée, car elle distingue l’avant-mort de l’après, le deuil anticipé, verbalisé et communicationnel, du deuil effectué sur la base d’un corps qui ne peut plus émettre des sons qu’à partir du monde des morts, s’il y en a un. Malgré tout, il y a quand même aux soins palliatifs un souci du corps, une attention portée au mourant qui se transformera en cadavre (Russ, 2005).

Mais nous sommes devant une certaine impasse : ce qui se produit dans l’institution de soins palliatifs n’est pas « spectaculaire » au sens classique ou en suivant à la lettre la définition du rite de Lardellier, et c’est justement cela qui pose un problème théorique et pratique pour qui voudra se pencher sur la ritualité contemporaine en contexte de soins de fin de vie, dans le champ de la santé. Mais, selon certains, une

50

première piste pour appréhender la complexité de la ritualité à notre époque hypermoderne37, débarrassée des métarécits selon certains, est l’étude de la

multiplication de petits rituels du récit, la compréhension de l’émergence d’une multitude de micro-rites, « sources d’explication du monde » (Hirsch, 2011 : 91). Ceci est bien intéressant et fait sens, mais, au plan théorique, peut-on vraiment parler des actes de soins et de parole se déroulant au chevet des mourants en soins palliatifs comme étant carrément des performances rituelles inscrites dans un rite de passage plus large ? Il y a là une question d’échelle et de degré.

Il appert que construire sur l’intuition de Froggat (1997) produit un édifice fragile. Les performances rituelles sont encodées dans des postures, des gestes, des mouvements précis et des énonciations ordonnées (Tambiah, 1981 : 59), soit un « culte joué », comme dans le Kikkikoia. Pour pousser le questionnement plus loin - mais aussi à sa base - on pourra se rappeler l’incontournable définition du soin de Francine Saillant et d’Éric Gagnon, de l’Université Laval (1999 : 6) :

« Les soins constituent au premier abord un ensemble de gestes et de paroles, répondant à des valeurs et visant le soutien, l'aide, l'accompagnement de personnes fragilisées dans leur corps et leur esprit, donc limitées de manière temporaire ou permanente dans leur capacité de vivre de manière "normale" ou "autonome" au sein de la collectivité ».

Donc, les actes de soins ne sont pas nécessairement, en eux-mêmes, des pratiques rituelles. Mais, d’un autre côté, Saillant et Gagnon (ibid. : 8-9) croient néanmoins que l’étude anthropologique des soins soulève directement les questions générales de l’anthropologie, car les « pratiques contemporaines d’accompagnement » cherchent à rétablir une unité perdue dans la fragmentation contemporaine entre l’individu et la société, le corps, la psyché, le cosmos, en débordant parfois dans le surnaturel et l’avènement d’un certain salut, ce qui peut faire penser aux buts habituels de la ritualité, soit l’intercession avec les non-humains (Baudry, 2006). Les idées du psychiatre français Didier Caenepeel (2013 : 29-30), très proche du mouvement

37

Je préfère le concept d’hypermodernité à celui de postmodernité : l’époque actuelle est moins en rupture qu’en approfondissement radical de la modernité industrielle et capitaliste, dans l’accélération de ses logiques intrinsèques (accumulation du capital, luttes de classes).

palliatif dans l’Hexagone, illustrent bien cette imbrication entre le soin et la remise en collectivité de la personne fragilisée. Celui-ci écrit que :

« Le point de départ et le point d’ancrage du soin est l’acte de soin (objectif). Le point d’arrivée et point d’impact du soin est le sujet soigné dans l’expression, possiblement difficile ou défaillante, de sa subjectivité. Le point d’appui et de soutien, qui est le vecteur du soin, est la relation de soin »38

.

De la sorte, on pourrait presque considérer le geste soignant, acte relationnel avant tout, comme élément magique liant l’être fragilisé à l’univers, ou du moins à la communauté des vivants, en agissant sur le terrain ontologique et parfois même transcendantal, dans le spirituel en tout cas (Rossi, 2007). Il faudra voir si de telles choses existent aux soins palliatifs, ce à quoi je me dédierai au chapitre VI. Mais, comble de la précaution, même si de tels actes de soins étaient prodigués et cherchaient à rétablir d’une manière ou d’une autre une unité cosmologique, cela ne veut pas dire qu’ils constitueraient la plus simple expression d’un rituel, ou encore moins que la plupart des gestes du quotidien soient toujours ritualisés, comme l’interactionnisme de Goffman semble parfois le supposer (Seale, 1998 : 36).

Mais du coup, pour faire une parenthèse, dans cette façon anthropologique de concevoir le soin, toute différence de substance, de nature, entre les actes de soins accomplis dans les sociétés occidentales contemporaines et ceux des sociétés dites « traditionnelles » devient quelque peu fallacieuse. Pour François Laplantine (1986), disjoindre médecine et rites, médecine et cosmologie relève d’un ethnocentrisme; ce serait dire que notre schème explicatif médical et scientifique est plus évolué, s’étant « débarrassé » des vieilleries du passé39

que sont la cosmologie, les liens avec l’univers et les non-humains. Pour Laplantine, le modèle sanitaire officiel actuel est une certaine explication totalisante de l’individu comme du social, tout comme les grands schèmes religieux ont pu l’être naguère (ibid. : 372). De toute façon, pour

38 Caenepeel (2013 : 29), comme plusieurs théoriciens des sciences infirmières, conçoit cette dynamique comme étant carrément spirituelle : « le spécifique du (prendre) soin, à la différence de l’acte de soin, est d’être spirituel, puisque c’est sa dimension éthique relationnelle qui lui confère son caractère propre. Le soin articule deux aspects ou deux fonctions : une fonction technique (acte médical de soin) et une fonction accompagnante (dynamique relationnelle du soin marquant l’intégration de l’acte de soin dans une trame narrative) ».

52

l’anthropologue français (ibid. : 377), le médical et le religieux sont toujours en lien, parfois de façon assumée, comme cela semble être le cas aux soins palliatifs, ou latente, alors que la médecine se substitue carrément au religieux, en devenant un « christianisme sécularisé » et en promettant le salut par la santé. Il est fondamental de garder en tête, avec Saillant, Gagnon et Laplantine, qu’il peut y avoir de la cosmologie dans tout acte de soin, et que ce filon est à saisir si on veut déconstruire le mythe du scientifisme, de la différence de nature entre les sociétés qui investissent tous leurs espoirs dans le microscope scientifique et les autres.