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Passage, liminarité et statuts en contexte de soins

Chapitre II. Transiter entre la vie et la mort Aspects théoriques

2.3 Passage, liminarité et statuts en contexte de soins

Pour comprendre la structure de l’accompagnement palliatif institutionnel, ce dans quoi il s’insère, comment il est organisé, il vaut la peine d’aller voir du côté des travaux issus du mélange entre la sociologie médicale et l’interactionnisme, car ce corpus est lié de proche aux institutions de santé, et ce dès son émergence à la fin de années cinquante. Les deux sociologues états-uniens Glaser et Strauss ont publié Time for Dying en 196840

, un livre fondamental dans lequel ils établissent le concept de « trajectoires du mourir ». Ces trajectoires ont entre autres comme caractéristique d’être l’objet de tentatives potentiellement conflictuelles de contrôle, émanant de plusieurs groupes à la fois au sein d’une même institution de santé; par exemple des infirmières, des bureaucrates, des médecins, des travailleurs sociaux. Cette dynamique du conflit pour la détermination représente, de façon un peu schématique, ce que les chercheurs nomment le structural process de l’institution (Glaser et Strauss, 1968 : 239).

La nature des trajectoires qu’emprunteront les patients est donc intimement liée à la temporalité même du processus du mourir, mais aussi à des contingences matérielles et économiques, telles que le nombre de lits disponibles, le financement ou les régimes assurantiels et les politiques de la santé (cf. Kaufman, 2006; Chapple, 2010; Moon, 2009). Dans les hôpitaux états-uniens des années soixante, Glaser et Strauss (1968) ont pu identifier un continuum de quatre trajectoires, ou, dans leurs mots plus

précis, de « death expectations » : l’organisation de soins tente de prévoir ce qui se déroulera dans le cheminement vers la mort. Celles-ci sont la 1) sudden death ; 2) la lingering death; 3) l’expected quick ; 4) l’unexpected quick. Le fantasme institutionnel, si l’on peut dire, est donc de tendre vers la prévision (expectedness). L’idée est donc celle- ci : tous ne meurent pas de la même façon, même si l’institution, par sa nature bureaucratique, préfèrerait que les choses se passent autrement, dans un processus plus limpide et prévisible (Charmaz, 1980). N’empêche, des dispositifs sont aménagés pour gérer l’inattendu.

La notion de status passage, développée à la fin de Time for Dying (1968) mais poussée plus avant dans Status Passage (1971), vise justement à répondre et à opérationnaliser la question suivante : « How does a social system keep a person in passage between two statuses for a period of time ? » (1968 : 237)41

. Selon Kearney (in Tolhurst et Kingston, 2013 : 176), Glaser et Strauss définissent ainsi le concept de passage de statuts : « a conscious movement between social roles or sets of internally and externally defined expectations », en suggérant que « these passages occur continually over time and are not necessarily regularized or prescribed ». Bref, Glaser et Strauss préfèrent clairement le concept de status passage à celui de rite de passage, du moins pour le contexte de santé qu’ils étudient, car le rite de passage est, selon eux, traditionnellement indissociable d’une certaine rigidité, d’une prescription stricte d’étapes à suivre, et ce tant dans les rôles que doivent prendre les acteurs, que dans les actes qu’ils doivent poser et dans la façon dont se déroule la temporalité générale de l’événement (1968 : 244-245). Or, bien que beaucoup des passages de statuts soient fondés sur la présence, parfois rigide, de ces caractéristiques, quantité d’autres ont un rapport plus souple avec celles-ci, chacune de ces dimensions pouvant être présente ou absente du phénomène, et ce à des degrés différents ou même dans un rapport carrément inverse (ibid. : 245). De plus, le passage de statuts n’implique pas nécessairement la présence d’un cadre théâtral, symbolisé, comme dans le rite de passage anthropologique, quoique le lieu où il se déroule puisse arborer certains

41 La situation paradigmatique est celle du coma. Mais, en palliatif, sommes-nous si loin que cela de cet état d’indéterminé cognitif ?

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symboles. Entre le rite de passage et le passage de statuts, tout est une question de degré et d’intensité, encore une fois.

Le contexte du passage de statuts implique plutôt la présence complexe, sous diverses formes et à divers degrés, des thématiques suivantes, aux noms un peu obscurs à prime abord : 1) la réversibilité; 2) la temporalité; 3) la forme; 4) la désirabilité; 5) la circonstancialité; 6) le degré de contrôle; 7) la légitimation; 8) l’awareness; 9) le caractère volontaire ou obligatoire (Glaser et Strauss, 1971, 1968; Tolhurst et Kingston, 2013). Ainsi, pour les deux chercheurs (1968 : 247), la mort est souvent non planifiée, quoiqu’elle soit incontestablement non réversible, les séquences d’actions en contextes de soins ne sont pas totalement prescrites et les actions des participants n’y sont que partiellement régulées, du moins aux soins intensifs. Au palliatif, c’est plutôt le contraire, car on retrouve à la fois une prescription et une prévisibilité, organisées et planifiées d’avance, le plus souvent possible. La temporalité peut être très souple, les changements de statuts pouvant se dérouler sur de longues périodes (Tolhurst et Kingston, op. cit.), ou encore être situés de façon claire, sur une période de temps relativement courte comme cela semble être également le cas en soins palliatifs.

La question empirique importante par rapport au temps est de savoir qui le détermine, quelle autorité légitime, et pourquoi. Puis, la question de l’awareness est intimement reliée à celle de la temporalité, car les situations de conscience ouverte seront généralement plus prévisibles temporellement que les situations de conscience dite fermée. Pour entrer dans le passage de statuts, il faut souvent reconnaître sa condition, de surcroît en contexte de maladie chronique ou terminale, ce qui est souvent plus facile à faire lorsque ce passage est désirable, caractéristique qui dépendra aussi des circonstances générales du phénomène. Par circonstances, Glaser et Strauss (Tolhurst et Kingston, op. cit. : 188) entendent la configuration sociale du passage de statuts, qui peut donc se dérouler soit dans un contexte collectif, ayant un caractère de groupe clairement établi, un contexte d’aggrégat, plus proche d’une « cohorte » informe ou, plus rarement, en solo. Finalement, Glaser et Strauss croient

que des individus peuvent vivre de multiples expériences simultanées de passage de statuts, aux temporalités différentes.