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Chapitre I. Genèse et évolutions du soin palliatif

1.5 Un mouvement charismatique

Ce que les premiers acteurs du soin palliatif ont réalisé relève de l’exploit, ne serait-ce qu’en termes logistiques et organisationnels; sans conteste, on peut parler d’un success-story entrepreneurial. Cicely Saunders (WHO Europe, 2004 : 7), dans la préface d’un document de l’OMS sur les soins palliatifs, cite les propos de Margaret Mead pour illustrer ce tour de force : « Never doubt that a small group of thoughtful, committed citizens can change the world. Indeed, it’s the only thing that ever does ». La vitesse et l’intensité avec laquelle ce champ de pratique s’est constitué et institutionnalisé à partir de petits groupes en Angleterre, aux États-Unis, en France, au Canada et au Québec pousse certains chercheurs, notamment les sociologues anglais James et Field (1992) à analyser le phénomène à travers la notion de charisme chez Max Weber. Pour le sociologue allemand (1995 : 289), la domination

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charismatique, un de trois idéaux-types sur les formes de la domination, repose sur « la soumission extraordinaire au caractère sacré, à la vertu héroïque ou à la valeur exemplaire d’une personne, ou encore émanant d’ordres révélés ou émis par celle-ci ». Le charisme est donc cette qualité d’être quasi-divine qui permet à certains individus, à certains moments précis et dans certains lieux donnés, d’être des catalyseurs de changement social : « Weber sees in charisma an agency which produces radical innovation in institutions and established beliefs » (James et Field, 1992 : 1365). La dynamique du charisme fonctionne de telle façon que les « dominés » reconnaissent librement les qualités prodigieuses du personnage-leader, autorité qui peut glisser sous les pieds de ce dernier si les effets de ses dons tardent à se manifester (Weber, 1995 : 321). Pour Weber (ibid. : 322), le groupe de domination charismatique est une « communauté émotionnelle », liée par des affects, par une foi dont on fait l’expérience en groupe.

En ce sens, James et Field (1992) reconnaissent dans le mouvement palliatif un leadership hors du commun incarné dans la personne même de Cicely Saunders qui parvient, en peu de temps, à s’entourer d’un véritable mouvement, permettant la continuité et l’élargissement de son œuvre. On pourrait également voir Kübler-Ross sous cet angle, elle qui offrait de longues et coûteuses formations en intervention de fin de vie à travers l’Elizabeth Kübler-Ross Foundation (Walter, 1994 : 74; EKR Foundation, 2013). En second lieu, l’appel spirituel ou la vocation, deuxième caractéristique centrale des mouvements charismatiques chez Weber, semble pour James et Field bien présent dans le mouvement palliatif. Une référence directe à l’histoire des pèlerinages chrétiens est faite à travers le choix du nom d’hospice, et James et Field ont compté en Angleterre plus de 60 de ces institutions tirant directement leurs noms de saints de la tradition chrétienne. Cicely Saunders (in Hillier, 1983 : 326; 1977) elle-même ne cachait pas les bases religieuses de son entreprise et encore moins l’importance de celles-ci dans le travail d’accompagnement des mourants :

« It is perhaps worth stating that though the National Health Service hospices do not admit patients on a religious basis, most of them would agree that they do not work well without such support. Indeed, many medical directors believe

that it would be impossible to work exclusively with the dying for many years without a religious faith ».

À ces propos, je pourrais rajouter ceux d’Ann Bradshaw (1996 : 412) qui écrit que « Cicely Saunders was motivated by a Christian calling to look at the scientific foundations for the care of the dying. She saw this as complementary not contradictory ». Castra (2003 : 49) mentionne que la situation est similaire en France : « la croyance religieuse de nombreux soignants et médecins du noyau initial a eu une influence non négligeable dans la formation du mouvement ». C’est un secret de polichinelle : le mouvement palliatif est issu d’une verve religieuse et spirituelle, même si toute la densité et la portée de cette filiation reste à démontrer plus en détails (Menezes, 2004), surtout quant aux formes que prend cette spiritualité dans les soins palliatifs contemporains.

La troisième caractéristique des mouvements charismatiques chez Weber - un focus d’action étroit - semble également présente dans l’histoire du mouvement palliatif, qui s’occupe depuis ses débuts essentiellement de malades en phase terminale de cancer (James et Field, 1992). En faisant référence à Seale (1991), Tony Walter (1994 : 163) utilise même le concept de secte pour décrire cette précision d’action des institutions de soins palliatifs :

« Like a sect, each hospice has strict admission criteria, admitting only (or mainly) cancer patients (who know they are dying) and who are not too old (and therefore not too passive and fatalistic) : this maximises the chances of patients being able and willing to die their own way and thus maintains the purity of hospice ideology ».

Enfin, la quatrième caractéristique dont traitent James et Field (1992) est le caractère oppositionnel du mouvement, qui préfère se développer dans ses propres institutions, à une certaine distance des institutions biomédicales, mais pas totalement en dehors non plus comme le démontre le couplage précoce du St.Christopher’s avec le NHS. Dans tous les cas, le soin palliatif des débuts incarne, en lui-même, une voie à suivre : ses acteurs ne manquent pas d’être prosélytes, par l’entremise d’une emphase particulière mise sur la formation, l’éducation, la recherche, la diffusion d’informations et de réflexions sur leurs pratiques et leur philosophie. La « bonne

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parole palliative » doit voyager, et le fait souvent par l’entremise du contact direct avec ces personnes phares, ces êtres charismatiques qui changent des vies par la simple action de leur regard, ces Elizabeth Kübler-Ross locales qui mènent des vies « inspirantes » tout en « confrontant la mort » devant monts et marées (EKR Foundation, 2013). Pour Michel Castra (2003 : 98), « l’esprit soins palliatifs » qui anime les équipes soignantes des origines en est un de pionniers, d’acteurs d’un véritable changement social autour de la mort : transformateurs du déni en apprivoisement, de souffrances en paix21.