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Chapitre II. Transiter entre la vie et la mort Aspects théoriques

2.4 La bonne mort

Pour voir un exemple d’opérationnalisation de cette théorie du passage de statuts en soins palliatifs, il faut s’attarder à l’excellent Bien mourir de Michel Castra (2003). Selon le sociologue, le processus de sélection des malades en soins palliatifs vise, avant même l’entrée du patient dans sa chambre, à éliminer les « zones d’incertitudes » relatives à la durée de la trajectoire du mourir, la gestion de l’évolution de la maladie et des symptômes ainsi que la capacité ou la volonté du mourant à adhérer au mode de prise en charge palliatif, c’est-à-dire aux représentations de la fin de vie enchâssées dans une forme ou une autre de bonne mort (2003 : 188), plus ou moins rigide selon les contextes. Ce processus de sélection viserait à créer « une catégorie homogène de patients en fin de vie », où types de mort et temps du mourir seraient calibrés, permettant du coup une prévisibilité dans les tâches de soin et d’accompagnement et facilitant en conséquence le travail des soignantes. Des trajectoires trop courtes sont synonymes de frustrations, car l’équipe n’a alors pas le temps d’entrer en communication avec le patient et ses proches - et donc d’effectuer son travail d’intervention - et des trajectoires trop longues créent parfois une familiarité trop grande avec le mourant, familiarité qui pourra s’avérer souffrante lorsque celui-ci décèdera (Castra, 2004).

Mais au final, c’est tout de même la profondeur d’adhésion du patient et de ses proches au modèle du mourir qui donnera le ton des relations entre soignantes et visiteurs, élément relationnel incertain qui ne peut être que partiellement contrôlé avant l’admission du patient dans sa chambre. La gestion des déviances et des imprévus est donc capitale dans l’institution de soins, qui base son organisation dans l’idéal-type trajectoriel de la bonne mort (Castra, 2003; Glaser et Strauss, 1968 : 242). La littérature socio-anthropologique des dix dernières années a identifié plusieurs caractéristiques centrales à cette bonne mort, à la « tâche » (Corr et al., 2009) qu’on cherche à faire effectuer à la personne mourante dans certains services de soins palliatifs : 1) communication « libre » et « ouverte » entre le patient, les proches et

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l’équipe soignante dans la relation thérapeutique, ainsi que leur coopération mutuelle dans le soin; 2) l’autonomie du patient, c’est-à-dire principalement le respect et la valorisation de ses demandes de soins, mais également de tout autre désir qu’il pourrait émettre; 3) l’absence de douleurs et de souffrances ; 4) l’absence ou le dénouement des conflits relationnels, par et dans un discours psychologique; 5) l’acceptation de la mort par tous les acteurs en présence et donc absence constatée et réaffirmée de « déni » de la mort; 6) émergence du « vrai soi » du patient à l’aboutissement du processus, considéré par beaucoup comme étant l’occasion d’établir un « deuil anticipé » chez les proches, qu’on voudra « sain » et non « pathologique » (Clark, 2002; Kellehear, 1990; Menezes, 2004; Seale et Van Der Geest, 2004; Seale, 1998; Walter, 1991, 1994, 1996a; Marinho et Arán, 2011; Hintermeyer, 2004; McNamara et al., 1995). En somme, une mort « private, prepared, orderly and calm » (Chapple, 2010 : 231), garantie et balisée par une expertise, celle du contrôle primordial de la douleur (Glaser et Strauss, 1968).

Cette bonne mort, ou « quête du bien mourir » (Hintermeyer, 2004) donne un cadre symbolique et pratique au déroulement de la fin de vie, pour permettre aux proches et au malade de remplacer le silence du tabou. Elle fournirait des balises, à la fois sur les conditions dans lesquelles le mourir peut, ou même doit s’effectuer42, et comment

ce processus doit faire interagir les acteurs de l’institution que sont patients, proches et équipe soignante, dans ce que Glaser et Strauss (1968 :14) nomment le sentimental order43 de l’institution. En d’autres mots, le pattern de sentiments et d’attitudes, la fourchette des possibles émotionnels, sélection inexorablement liée à la temporalité et à la structure du passage : en palliatif, on rechercha calme, paix, émotions, douceur, mais en rejetant la colère et la frustration, ou du moins en tentant de les transformer en espoir. Ainsi pour faire advenir la bonne mort, le mourant en soins palliatifs est enjoint, aux dires de Castra (ibid), à se constituer dès son entrée en institution un « projet de fin de vie », c’est-à-dire à mettre en place la réorganisation de ses relations

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Marinho et Aran (2011 : 10) conçoivent plutôt la bonne mort comme un mécanisme de contrôle, « um dispositivo que se destina a assegurar a aceitação e legitimidade do novo modelo, configurando-se, portanto, numa norma de regulação dessa nova prática médica ».

et de son rapport à la mort, à partir de son étroit chevet. Pour Castra, l’équipe soignante cherchera donc à induire chez la personne mourante une « rupture biographique », synonyme d’un changement clair de statut : dans l’idéal, on attend du patient atteint de cancer qu’il se considère maintenant comme « mourant » et qu’il agisse en conséquence, qu’il débute ainsi la « fermeture » de sa vie et, parallèlement, la (re)découverte du fil de celle-ci par la parole (Gagnon et Marche 2007 : 285) : régler ses histoires d’héritage, dire ses adieux à ceux qu’il aime, dénouer les conflits qui traînent, profiter de la nourriture et, lorsque faire se peut, des petits plaisirs épicuriens44. Comme l’a mentionné une soignante dans une réunion où j’ai assisté, les

patients « ne se voient plus de la même façon…S’abandonner, verbaliser, mettre des mots sur ce qu’ils vivent » devient particulièrement important en fin de vie.

Pour ce faire, le patient devra développer avec l’équipe soignante une relation de soin contractuelle, dans laquelle ses demandes de soins, de sédation ou autres devront être clairement formulées pour que de bons rapports s’établissent avec le corps soignant (cf. Glaser et Strauss, 1968 : 71) : « The dying person must cooperate with nonphysician caretakers in the hope of functioning at a high level, with minimal distress, for as long as possible » (Noyes et Clancy, 1977 : 44). On s’en doute, comme les doses ne sont pas exactes et que l’état physico-spirituel du patient change constamment, le dialogue avec le patient doit être mis en place très tôt, au moins sur les demandes de sédation. Le malade, cancéreux, devient alors carrément autre chose que ce qu’il était en oncologie, alors qu’il se projetait probablement encore dans l’espoir d’une rémission : il doit maintenant apprendre un nouveau script, un nouveau langage, celui de la philosophie palliative, de la bonne mort, s’il veut bénéficier pleinement des facilités de l’institution, offertes à lui plus de 10 heures par jour s’il le désire, du moins sur mon terrain. L’avènement d’une mort « naturelle » réalisée dans la paix, porteuse de la possibilité d’un deuil « sain » pour la famille, en dépend45.

44 La CSMD (2012) suggère d’implanter des testaments de fin de vie beaucoup plus tôt pour éviter que ces questions ne surviennent aux derniers instants du trépas, et pouvoir ainsi se concentrer sur le reste. 45 Je me réfère ici à la définition du Réseau québécois de soins palliatifs reproduite en introduction (RSPQ, 2013).

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Creusons un peu ces représentations. James et Field (1992 : 1367) conçoivent en fait qu’une « dérive cumulative » du contenu idéologique initial du mouvement palliatif s’est probablement produite en quelques décennies devant les yeux des observateurs :

« An example of the cumulative effect of such transposition is how "eu- thanatos", the early hospice aim of ‘a good death’ gradually came to be interpreted by some hospice workers as "death with dignity", and more recently, by some, as "a peaceful death". In this we see a shift in the thinking of those involved in hospice care from a broad concept of good to a prescribed type of death, that is peaceful ».

En suivant ces auteurs, il semble que le soin palliatif soit devenu prescriptif avec le temps, à travers la recherche croissante d’une mort dite « paisible » (cf. Szabo, 2007). Est-ce vrai ? Mais ce ne sont pas tous les commentateurs du phénomène qui font cette distinction entre la bonne mort, supposément primitive au mouvement palliatif, et la mort paisible; la plupart les confondent car l’apaisement des conflits et la guerre à la douleur et à la souffrance à l’approche de la mort seraient des caractéristiques centrales et fondamentales de la mort en palliatif, depuis ses débuts46

.

Après quelques secondes de réflexion, on se rend compte qu’il y a bien sûr les « bonnes morts » des patients47

, celles des proches, celles des équipes soignantes, qui ne sont pas nécessairement en complète adéquation, qui s’entrechoquent souvent en fait (McNamara, 2004; Marinho et Aran, 2011); les passages de statuts sont des espaces potentiellement conflictuels, où le contrôle tente d’être déterminé par un groupe ou l’autre, soit ce qu’on nomme les agents légitimateurs (Glaser et Strauss,

46 Il en est pour dire, comme Susan Sontag, que cette guerre à la douleur en aggraverait l’expérience (Seale, 1998 : 42).

47 Allan Kellehear, dans son Dying of Cancer : The Final Year of Life (1990), a documenté les conditions d’une bonne mort dite « industrielle » selon une centaine de patients australiens atteints de cancer en phase terminale, dont la moyenne d’âge était de 59 ans. Kellehear a identifié cinq caractéristiques récurrentes de la bonne mort recueillies chez ses informateurs, soit la possibilité : 1) de préparations publiques (funérailles, aspects légaux) ; 2) d’une pleine conscience de la mort ; 3) d’ajustements sociaux (support social et communication) ; 4) de maintenir l’engagement au travail le plus longtemps possible ; 5) d’adieux sur le lit de mort. Le caractère « paisible » de cette trajectoire du mourir n’était pas particulièrement prégnant parmi l’échantillon, ni le travail sur soi-même ou en soi-même. Véron (2012 : 209) a documenté chez des personnes âgées françaises que la meilleure mort possible était celle « dont la brutalité empêche précisément que s’installe et dure la douleur physique ».

1968). En institution, ce sont les équipes soignantes qui jouent ce rôle de légitimation, mais à travers une négociation constante entre les passagers et les accompagnants. La « bonne mort » est donc un idéal-type au sens de Max Weber : « An ideal type is not ideal in the sense of being desirable but in the sense of being an abstract idea in the head of the sociologist that is rarely ever found in pure form in the real world » (Walter, 1996a : 194), ou, comme le mentionne le sociologue australien Allan Kellehear (1990 : 187), « the ideological dimensions of the Good Death functions as a source of social myth ». Ce qui nous enjoint en fait à plonger dans la complexité de ce mythe. Le caractère « paisible » de cette bonne mort me semble tellement prégnant que j’utiliserai dorénavant cette variante adjectivale pour parler de ce script, de cette trajectoire, balise de la fin de vie. Sur le terrain, la mort paisible est plutôt un « équilibre fragile entre des impondérables et des possibilités de contrôle » (Hintermeyer, 2004 : 77)48

. Il faut donc mesurer à quel point elle est prescriptive, comme nous enjoignent à le faire Glaser et Strauss, mais aussi comment elle peut également être, en même temps, une revendication, un droit porté par les patients (Worpole, 2009 : 6). Elle est une prise, un ancrage dans la paroi mouillée qui mène les individus à la mort.