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Diffusion du modèle et intégration dans le champ biomédical

Chapitre I. Genèse et évolutions du soin palliatif

1.7 Diffusion du modèle et intégration dans le champ biomédical

Dès ses tous débuts, le St.Christopher’s Hospice se donne comme mission d’entamer des recherches scientifiques sur la sédation et les soins de fin de vie, de mettre sur pied un système de soins à domicile destiné aux patients en phase terminale de cancer, de stimuler la formation de la relève, de diffuser le modèle de l’hospice à l’international, d’expliquer sa philosophie aux sceptiques et de se battre sans merci contre l’euthanasie. Trente ans plus tard, au Royaume-Uni et en Irlande, on comptait plus de 200 institutions de type hospice et une pléthore d’autres services de soins palliatifs, à domicile et hospitaliers (Seale, 1998 : 113). Le mouvement a toujours cherché à prendre de l’expansion dans toutes les directions. Voilà qu’il parvient, dans les années 80, à une certaine puissance, à un seuil de stabilité. Le chercheur du LERARS22 Jacques Cherblanc parle de cette phase comme étant une théorisation des

pratiques initiales du palliatif en « normes, lois et modèles d’interventions qui peuvent être enseignés » (2011b : 137). Une mutation qui ne se déroule pas sans créer certains remous.

La diffusion internationale du soin palliatif s’effectue principalement dans le monde anglo-saxon. Selon des chiffres de 1996 compilés par le Hospice Information Service du St.Christopher’s (Seale, 1998 : 114), le monde comptait approximativement 4 700 services de soins palliatifs de tous types, dont plus de la moitié (2 500) se trouvaient aux États-Unis, 726 au Royaume-Uni et en Irlande, 580 au Canada, 585 dans le reste de l’Europe, 160 en Australie et 45 en Nouvelle-Zélande. Au milieu des années 1990, l’existence des soins palliatifs en-dehors du Commonwealth est encore faible : 61 services en Afrique, 75 en Asie, 15 en Amérique latine. Ces chiffres datent d’il y a bientôt 20 ans : aujourd’hui, on compterait dans le monde plus de 8 500 institutions de soins palliatifs, dans plus de 123 pays, soit le double d’il y a vingt ans (Worpole, 2009 : 8). Le développement du palliatif aujourd’hui est particulièrement vivant en

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Laboratoire d’expertise et de recherche en anthropologie rituelle et symbolique (LERARS) de l’Université du Québec à Chicoutimi.

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Europe de l’Est et en Asie centrale (Worpole, 2009). De notre côté de l’Atlantique, le premier hospice étatsunien est fondé en 1974 à New Haven, Connecticut, et l’American National Hospice Organization en 1978. En 1983, le système d’assurance-maladie Medicare commençait des remboursements (Chapple, 2010 : 101). Dix ans plus tard, en 1989, le soin palliatif étatsunien avait déjà à sa charge plus de 200 000 patients (Seale, 1998 : 114), et en 2007 il s’occupait de 38% des mourants sous la bannière étoilée (Chapple, 2010 : 101), une industrie du mourir qui atteindrait aujourd’hui plus de deux milliards de dollars de revenus (Russ, 2005). Bref, mondialement, la diffusion est donc manifestement fulgurante, toutes choses égales par ailleurs. En témoigne la force et l’ampleur de l’International Association of Hospice and Palliative Care (IAHPC, 2013), qui réussit à influencer l’ONU et l’OMS. Néanmoins, Chapple (2010 : 236) nous met en garde d’afficher un trop grand enthousiasme face à cette diffusion rapide : le palliatif est toujours conçu par beaucoup de gens et d’institutions, surtout aux États- Unis, comme complètement inintéressant car n’étant pas orienté vers la guérison et l’utilisation de technologies médicales à la fine pointe de la technologie. Le paradigme qu’il tente de mettre de l’avant serait donc toujours mal compris.

Au Québec, le soin palliatif arrive tôt. On doit en fait le terme de palliative care à Balfour Mount, célèbre chirurgien de l’hôpital Royal Victoria toujours bien actif qui considérait que le terme « hospice » avait dans la Belle province une autre résonance qu’en Angleterre, car il renvoyait directement aux institutions de santé gérées par les religieuses : il fallait donc inventer une nouvelle expression (Doyle, 2005), surtout dans le contexte de la Révolution tranquille. Balfour Mount visite Saunders et le St.Christopher’s Hospice en 1973 et fonde à son retour au Royal-Victoria en 1975 la première unité intra-hospitalière de soins palliatifs au monde23. Dans le monde

francophone, l’unité de l’hôpital Notre-Dame suit en 1979. La Maison Michel- Sarrazin, fondée dans la région de Québec en 1985, est la première maison de soins palliatifs québécoise extra-hospitalière, mais est néanmoins affiliée au CHUL (Centre Hospitalier de l’Université Laval). Fait intéressant, le soin palliatif arrive en France à la fois via le Québec et Londres, par l’entremise du Jésuite Patrick Verspieren et par la

23 Même si ce titre est aussi disputé par l’unité de l’Hôpital Général de St-Boniface à Winnipeg (ACSP, 2013).

force de diffusion des conférences qu’il organise au centre Laënnec à Paris (Castra, 2003 : 50-51). La visite de Balfour Mount et de Cicely Saunders à Paris et la traduction française de textes d’Élizabeth Kübler-Ross permettent ainsi à un groupe de médecins pionniers de se réunir, de discuter et d’établir les bases de ce qui deviendra le soin palliatif français.

Le Québec compte aujourd’hui 27 maisons de soins palliatifs, sept projetées, et des dizaines d’unités hospitalières et d’équipes de soins à domicile (CSMD, 2012). Par contre, selon des chiffres compilés la Maison Michel-Sarrazin (CSMD, 2012 : 24), les besoins en soins palliatifs au Québec ne seraient comblés qu’entre 20% et 60% selon les régions. En effet, les conditions d’admissibilités aux soins palliatifs seraient aléatoires, sinon très différentes d’institution en institution. Si chaque maison a son comité d’admission, les critères les plus généraux d’entrée sont les suivants : un pronostic de 2 mois ou moins, être affecté d’un cancer en phase terminale et avoir plus de 18 ans. Dans les unités hospitalières, les patients sont souvent transférés très tard en palliatif, quelques jours à peine avant le trépas, comme le mentionna le médecin Serge Daneault à la Commission (CSMD, 2012 : 26) : « c’est seulement quand les traitements sont totalement inefficaces en termes d’allongement de la durée de vie et qu’ils s’accompagnent d’effets toxiques appréciables que l’évocation d’une référence en soins palliatifs est faite ». Pour ce qui est du domicile, seulement 9.7 % des personnes admissibles à des soins palliatifs ont pu mourir à la maison (ibid. : 27). Dans tous les cas, l’accès, l’offre et l’utilisation des soins palliatifs sont bien en-deçà de ce qu’ils pourraient être, surtout pour les maladies autres que le cancer. C’est pour combler ces besoins que fait pression le Réseau de soins palliatifs du Québec, qui compte plus de 1200 membres et se réunit chaque année dans des congrès de grande ampleur (RSPQ, 2013).

Mais revenons à l’histoire globale du soin palliatif. Au début des années quatre-vingt, cette diffusion relativement rapide effectuée notamment à l’aide d’associations régionales, nationales et internationales, meut le soin palliatif dans le sens d’une certaine médicalisation (Bradshaw 1996; Castra 2003; Clark 2002). En effet, la rencontre entre le médical, le psychosocial et le religieux dans les premiers modèles

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d’accompagnement aux mourants pose problème pour certains médecins et professionnels de la santé, qui voudraient diminuer l’importance de la dernière dimension et s’attarder davantage aux deux premières (Hoad, 1991 : 233-234). C’est surtout en Angleterre que se remarque une tension particulièrement saillante entre l’hospice movement et le palliative care ou médecine palliative, qui réfère davantage au soin palliatif médicalisé et hospitalier. Au Québec, l’expression « soins palliatifs » brouille les cartes à ce propos; comme de fait, ces tensions existent beaucoup moins ici et on ne peut vraiment diviser les acteurs du champ en deux tendances claires et définies, peut-être en raison d’un historique moins long. Pour les besoins de l’exposé, je vais néanmoins illustrer ici les pôles les plus éloignés de ce continuum.

Les contours de cet ancrage du mouvement palliatif dans le champ biomédical peuvent également être analysés à l’aide du cadre des mouvements charismatiques chez Max Weber (1995). On s’en doute bien, les mouvements charismatiques ne peuvent rester longtemps dans une situation incertaine et marginale, et la routinisation surprend inexorablement les mouvements qui ont du succès : il faut perdurer, ou s’écraser. Walter (1994 : 133) écrit que « the hospice is a temporary commune. Back in the sixties, communes devoted to letting members do their own thing ended up either developing group norms for behaviour, or falling apart ». Chez Weber, la routinisation se produit justement par l’instauration d’une bureaucratie ancrée dans une autorité légale et rationnelle au-dessus du leader charismatique, ou bien par l’institutionnalisation de structures qui incorporeront en elles-mêmes l’impulsion charismatique, ou encore en un mélange des deux approches (Gordon, 2006; Weber, 1995). Le charisme est processuel. Il résulte pour l’anthropologue Victor Turner d’une négociation constante entre le leader et les disciples, surtout lorsqu’il est devenu nécessaire d’installer la succession du leader original (Turner, 1969), et a donc pour conséquence une nécessaire mise en forme plus permanente de cette dynamique. Peut-être pourrais-je dire, pour être plus juste, d’une mise en expertise (cf. Chapple, 2010).

Toujours pour James et Field, (1992; Field, 1994), l’aspect le plus saillant de ces changements est sans conteste la création de sous-spécialisations palliatives dans

l’enseignement de la médecine. À ce propos, le Royaume-Uni est le premier endroit au monde offrant une spécialisation en médecine palliative, et ce depuis 1987. Apparemment, les médecins qui œuvraient dans les soins de fin de vie cherchent alors à acquérir davantage de crédibilité professionnelle et d’autorité aux yeux de leurs collègues, mais aussi à permettre au soin palliatif d’acquérir ses lettres de noblesse, et ainsi ouvrir la possibilité d’en étendre l’offre à d’autres types de maladies chroniques. En somme, ils voulaient élargir le focus d’action étroit qui était l’apanage du mouvement des débuts24. Ceci allait de pair avec la mise sur pied de revues

scientifiques avec comités de lecture permettant de diffuser des recherches basées sur les données biomédicales et portant spécifiquement sur les soins en fin de vie25

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Cette routinisation s’exprime encore aujourd’hui dans l’émergence de division des tâches strictes dans les équipes de soins, découpage disciplinaire conduisant à la mise en place de certaines hiérarchies, et d’une spécialisation professionnelle croissante des équipes soignantes. Le phénomène, aux dires de plusieurs, se retrouve aussi dans la place prépondérante que la recherche de financement prend dans les institutions palliatives et la constitution d’organisations nationales et internationales jouant le rôle de lobbys dans l’arène politique (Castra, 2003; Field, 1994; James et Field, 1992; Menezes, 2004). De plus, le délaissement des caractéristiques dites « morales » véhiculées par le mouvement palliatif s’effectue à travers de nouvelles définitions de l’objectif même des soins de fin de vie. La définition du soin palliatif de l’OMS (2007 : 3), reproduite dans l’introduction de ce mémoire, fait mention du concept de « qualité de vie », qui cristallise cette vision de deuxième vague du soin aux mourants : « palliative care is an approach that improves the quality of life of patients and their families ». Tout se joue donc dans le langage.

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Notamment à travers l’application des techniques du soin palliatif à des maladies dégénératives variées. Le contrôle des symptômes de douleurs, à travers l’échelle de Kanofsky, n’est plus confinable au cancer.

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Les journaux scientifiques qui publient des recherches avec données sont les suivants : Palliative Medicine, American Journal of Hospice and Palliative Care, Hospice Journal, Journal of Palliative Care, Journal of Pain and Symptom Management.

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