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Une pratique, trois finalités

Sur l’ensemble de la période étudiée au sein de ce travail de recherche la pratique du ski se décline selon trois finalités : utilitaire, sportive et touristique recouvrant, ou non, les mêmes modalités de pratique selon les temporalités et les lieux. La pratique utilitaire orientée par la découverte de nouveaux territoires et utilisant le ski comme un moyen de transport semble prédominer au détriment des finalités sportives et touristiques qui ne se développeront que plus tard.

a. Un ski d’excursion à finalités scientifiques : l’aventure exploratoire

Sur cette première période, la majorité des articles relatifs au ski démontrent d’une activité dirigée vers l’exploration et la découverte de territoires plus ou moins lointains : « le secret si longtemps inviolé du Pôle Nord aurait enfin été surpris »25, « tandis qu’Andrée et ses compagnons affrontent le mystérieux

inconnu des régions arctiques »26. Le ski se pratique alors à l’extérieur du territoire français et participe notamment à la découverte du Pôle Nord et du Pôle Sud27. Outil d’exploration, il permet aux intrépides voyageurs, généralement de nationalité scandinave, de renouveler les manières de découvrir le monde : « et contrairement à ce qu’ont fait jusqu’ici tous les autres explorateurs il n’emporte ni chiens, ni traîneaux, simplement des skis et un petit canot, en cas d’accident »28. Ces voyages à l’autre bout de la planète rassemblent les conditions de l’aventure telle qu’elle se définit à l’aube du XXème siècle : une destination

25 E. Gautier, « La découverte du Pôle Nord », Le Figaro, n°105, 15/04/1895. 26 M. Landry, « Une exploration belge au Pôle Sud », Le Figaro, n°211, 30/07/1897. 27 E. Gautier, « La découverte du Pôle Nord », Le Figaro, n°105, 15/04/1895.

M. Landry, « Une exploration belge au Pôle Sud », Le Figaro, n°211, 30/07/1897.

choisie pour ses paysages époustouflants et la recherche de l’isolement (Marsac, op. cit.). Le ski devient alors un outil indispensable pour servir cette envie d’ailleurs issue d’un discours sur l’aventure de plus en plus présent dans la littérature depuis les années 1850 (Venayre, 2000, op. cit.). Cette conquête des pôles représente le paradigme de la conquête de territoires « sans valeur » si ce n’est celle des prestiges sociaux acquis par ceux qui la réalisent, au nom de la nation représentée (Pociello & Denis, 2000, 137) dans le cadre d’une activité politique de colonisation (Pacteau & Mougel, 1982, 33). Investie en majeure partie par les pays scandinaves, la découverte des pôles n’a d’autres objectifs que celui de reconnaissance d’une identité nationale à l’international par l’accomplissement de missions quasiment sportives (Ibid., 140). Les enjeux sont alors géosymboliques dans une Europe où la guerre paraît à la fois improbable et possible entraînant toutes les puissances à tenir compte de cette éventualité (Duroselle, 1995, 152).

Toutefois, si ces voyages exploratoires sont nombreux au départ de la Scandinavie, la France semble en retrait sur l’organisation de tels périples à finalité scientifique : « Il fut un temps où la France aurait tenu à honneur d’organiser de tels voyages, afin de ne pas laisser à ses rivaux le monopole des missions scientifiques. Mais les nobles traditions se sont, hélas, perdues chez nous »29. Il est étonnant de noter cette absence d’expéditions exploratoires vers les terres australes et boréales pour la France, pays reconnu, depuis le siècle des Lumières, pour ses scientifiques. Nous pouvons supposer que, si ces voyages à finalité de connaissances ne se font pas en dehors du territoire français, ils s’effectuent alors peut-être à l’intérieur même du territoire dans des régions reculées encore inexplorées à l’image des massifs montagneux. Néanmoins, cette hypothèse demeure en suspens à la lecture des archives qui ne font référence à aucune excursion ayant pour but la découverte des montagnes françaises sur cette période.

b. Le « ski sport », une histoire nordique

Les caractéristiques sportives, relatives au sens moderne du sport induisant comparaison et réglementation (Guttmann, op. cit., 38 ; 77), n’émergent pas encore sur cette première période d’analyse. Nous ne relevons sur ces six premières années aucune référence au ski en tant que sport tant dans les publications du CAF que dans Le Figaro. L’activité étant encore peu diffusée sur le territoire français, son institution en tant que pratique sportive ne peut, pour le moment, s’effectuer. Toutefois, l’aspect sportif du ski est rapidement évoqué au sein d’un article de l’Annuaire du CAF de 1894 : « C’est un sport très recherché, mais qui n’est pas toujours sans danger »30. Il semble alors que le ski soit considéré

comme un sport dans les pays nordiques où sa pratique est fortement développée. Néanmoins, l’article ne faisant référence à aucune compétition ou organisation réglementée de la pratique, cette donnée doit être complétée par un point bibliographique sur le sujet permettant de saisir la place du « ski-idroet », autrement dit « ski sport » comme le nomment les Norvégiens (Paumgarten, op. cit.).

Les premières manifestations sportives utilisant le ski comme support se déroulent en Norvège et proposent des courses à skis sur plusieurs kilomètres et des concours de sauts (Tindale, 1991). Dès la seconde moitié du XIXème siècle, les Scandinaves se passionnent pour la dimension sportive du ski, passion qui donne lieu à l’organisation de multiples concours nordiques et à la création de sociétés sportives pour encadrer cette pratique (Gauchet, 2001, 84). La première forme de compétition internationale de ski est organisée par la Swedish Tourist Association en 1883 sous le nom de Nordic Games (Ballu, 1991, op. cit., 66). Ces derniers ont pour vocation d’attirer l’attention sur les sports d’hiver et donc, par ce biais, de développer le tourisme hivernal en Suède (Ibid.).

Toutefois, malgré de nombreuses observations des us et coutumes nordiques par les membres du CAF relatés au sein de récits de voyage dans les Annuaires31,

cette passion sportive pour le ski ne se diffuse pas immédiatement sur le territoire

30 E. Gallois, « Un tour en Norvège », Annuaire du CAF, 21ème année, 1894, 337-373. 31 E. Gallois, « Un tour en Norvège », Annuaire du CAF, 21ème année, 1894, 337-373.

français et son intérêt touristique demeure inconnu. L’objet est encore trop éloigné des habitudes pour devenir, à cette période, un support de confrontation. Sur les plans technique et technologique les pratiquants français sont trop en retard pour s’investir dans l’organisation de compétitions, ils doivent, dans un premier temps, apprivoiser cet outil venu du Nord avant de songer à développer ses potentialités sportives.

Pourtant, un premier concours est organisé sur le territoire alpin français en 1895 par le Rocher Club, une association grenobloise, ancêtre du Ski Club des Alpes, premier club de ski français (Ballu, 1994). Toutefois cette course est d’un genre particulier : il n’y a qu’une paire de skis pour une dizaine de participants (Ibid.). Le matériel reste cher et rares sont les individus possédant à la fois l’argent et le savoir-faire nordique pour fabriquer des skis. Non relatée au sein du corpus d’archives, cette manifestation reste un événement local isolé dont les retombées sur la diffusion de la pratique semblent être minimes.

Ainsi, au cœur de montagnes encore peu ouvertes aux individus non aguerris, le ski, et les autres pratiques sportives hivernales, peinent à se diffuser à la fin des années 1890. Objet curieux et non usuel, le ski et son fonctionnement doivent, dans un premier temps, être maîtrisés par ses premiers pratiquants avant d’offrir des occasions d’affrontement. Mode de déplacement au cœur d’une nature inconnue et sauvage, le ski permet de vivre l’aventure par la confrontation aux sommets et non à autrui. Toutefois, la justification de son utilisation pour des explorations scientifiques relègue l’exploit physique à l’arrière plan et avec lui l’individu réalisant la performance.

c. Les prémices d’un tourisme en montagne

La dernière forme d’utilisation du ski mise en avant en introduction renvoie aux caractéristiques touristiques de la pratique relatives, à la Belle-Epoque, à la contemplation d’une nature non quotidienne et, bien souvent, non domestiquée (Bertrand, 2014). Les travaux sur l’histoire des pratiques touristiques révèlent que la volonté de faciliter l’accès aux contrées reculées, notamment aux Alpes et autres massifs montagneux français, émerge dans les années 1860 mais n’est pas

réellement suivi d’effets à cette époque (Cousin et coll., 2016). Le tourisme hivernal, accompagné de ses sports d’hiver, naît au tournant du XIXème et du XXème siècles lorsque les villages suisses et autrichiens commencent à enrichir leur offre hôtelière pour permettre une ouverture à l’année dans les conditions les plus confortables possibles. Permettant initialement une simple contemplation de la nature, les stations de sports d’hiver se transforment progressivement faisant de la nature sauvage un terrain de jeux duquel vont émerger les pratiques hivernales (Marsac, op. cit.). Doucement le rapport à la nature change, été comme hiver, les vallées productives et rurales peuvent aussi être consommées et admirées (Gaboriau, 1991) grâce à des moyens de transports nouveaux à l’image du ski. On assiste alors à une mise en tourisme de l’espace montagnard (Amirou, op. cit., 1) qui s’organise autour des sports d’hiver.

En effet, les pratiques hivernales, pratiques sportives distinctives, se diffusent alors de manière consubstantielle au tourisme, qui constitue, lui-même, une activité de distinction par principe (Cousin et coll., op. cit.). Le ski, encore peu développé comme activité de tourisme, s’érige comme un des sports d’hiver les plus distinctifs. Si patin, luge et bobsleigh nécessitent de l’argent et une maîtrise technique certaine, le ski, quant à lui, requiert, en plus, des qualités énergétiques relatives à la résistance et l’endurance que peu de citadins possèdent. Ainsi, sur cette première période, l’émergence du tourisme hivernal dans les Alpes ne favorise pas, encore, la diffusion du ski et cette pratique n’est pas, pour le moment, un outil au service du tourisme de montagne. Le ski reste alors un outil réservé à une élite sociale et physique à des fins exploratoires à l’intérieur ou hors du territoire français. Toutefois, ces formes de pratique des sports d’hiver ne sont pas encore visibles sur le territoire français entre 1894 et 1899 au regard de l’analyse archivistique. Malgré leur émergence dans les Alpes sur cette période, selon la bibliographie, aucune référence n’y est faite avant 1900.

Ainsi, l’analyse des archives démontre d’une utilisation quasi exclusive du ski à des fins utilitaires dirigée vers des activités d’exploration. Si la bibliographie révèle les débuts de l’aventure sportive du ski et les prémices du tourisme hivernal

et des sports d’hiver, ces faits ne se retrouvent pas dans les publications du CAF ou les colonnes du Figaro. La population française n’ayant encore, pour la grande majorité, pas accès aux massifs montagneux faute de moyens financiers et de temps libéré des obligations de travail, elle n’est pas encore sensible à ce type de pratique et préfère rêver des voyages effectués par les aventuriers de son temps. Les informations relayées dans les publications analysées sont alors essentielles dans le développement du ski car c’est par elles que les Français appréhendent, pour la première fois, cet objet venu du Nord.