• Aucun résultat trouvé

Chapitre 2 – Les relations interraciales vécues et racontées par les soldats au front

2.2 Présentation des thématiques abordées

Comment, à partir de ces témoignages, qui pour la plupart renvoient à une description plutôt monotone, étrangement banale même, de la réalité au front, peut-on tirer des conclusions sur les relations interethniques dans l’Armée11? Pris individuellement, il est vrai que les écrits des soldats ne sont guère éloquents sur ces relations, mais une fois réunis, on constate que certains thèmes se démarquent et s’avèrent de précieux outils analytiques pour comprendre le soldat dans son univers relationnel. Notre grille de lecture ne se réduit donc pas à la stricte recherche de commentaires adressés d’un soldat à un autre, mais elle inclut également une série de thématiques récurrentes qui nous informent sur le soldat dans son rapport à l’autre. Voici ci-dessous un aperçu des principaux thèmes qui meublent les témoignages des soldats étudiés.

9

Notons que de ce nombre, certains carnets, notamment celui de George Vanier, contiennent également des correspondances. Nous les avons néanmoins classés ainsi puisque la portion « carnet de guerre » est plus importante que celle des correspondances.

10

Même chose pour les carnets de guerre non-publiés, dans lesquels y étaient parfois joints certaines correspondances.

11 Ce fait est d’autant plus vrai pour les carnets de guerre non-publiés, dans lesquels il est presque

systématiquement question de brèves descriptions du quotidien des soldats, sans détails, ni pensées supplémentaires. Malgré le relatif désintérêt de ces sources, nous avons néanmoins choisi de les comptabiliser dans notre échantillon puisque, en soi, leur silence sur les Canadiens français est significatif.

Type de source Nombre

Carnets de guerre publiés 269

Carnets de guerre non publiés 3110

Correspondances publiées 7

Correspondances non publiées 3

Journaux régimentaires 4

Tableau 2.3

Répartition des thématiques abordées dans les témoignages de guerre étudiés

Ce que l’on remarque rapidement à la vue de ce graphique, c’est que, malgré la rareté de nos sources francophones, elles sont de loin plus informatives sur la sentimentalité des combattants. En effet, ces témoignages sont visiblement plus critiques, plus personnels, et surtout plus révélateurs que ne le sont les sources anglophones, dont la moitié se résume finalement à la description du quotidien du soldat. Ce clivage apparent dans le style littéraire des auteurs de langue différente est intrigant. Comment l’expliquer? Est-il possible que la prose plus sensible qui caractérise l’écriture des francophones provienne d’un trait culturel profondément ancré dans l’esprit canadien- français, lequel favorise l’évocation des sentiments? Ou est-ce plutôt l’isolement ou l’étrangeté que ressentent les Canadiens français, noyés dans une armée unilingue anglophone, qui les poussent à l’écriture en guise de réconfort spirituel? Pour Djebabla, les Canadiens français auraient, au travers de leurs témoignages, adressé un « plaidoyer à

l’intention de la population », population rappelons-le, qu’ils savaient réticente à l’effort de guerre12. Suivant cette optique, on pourrait croire que les Canadiens français auraient écrit avec un but précis, celui d’expliquer, ou même justifier leur engagement en mettant de l’avant les éléments identitaires qui les unissent à leurs semblables au pays13. Ainsi auraient-ils écrit de manière plus passionnée que leurs homologues anglophones.

Vu autrement, ce ne sont peut-être pas les francophones qui sont anormalement éloquents, mais l’inverse, soit les anglophones qui ne le sont aucunement. Dans son analyse de l’œuvre de Jean Norton Cru, Leonard V. Smith propose l’hypothèse selon laquelle le protestantisme des combattants pourrait tempérer leur liberté d’écriture en les confinant à ne raconter que le vrai, l’authentique, le réel14. Les origines protestantes de Cru seraient ainsi, toujours selon Smith, la force motrice de sa fondamentale « recherche de la vérité » dans la littérature de guerre15. L’impossibilité de traduire la réalité telle qu’elle est – puisque automatiquement filtrée et donc dénaturée par les combattants – les inciterait à peu raconter ou du moins, à utiliser un vocabulaire intrinsèquement neutre et prudent. Cela n’insinue pas que les témoignages des francophones, guidés par la sentimentalité, la perception et l’intuition, soient nécessairement faux ; leurs sentiments sont sûrement bien réels, mais la vérité qu’ils renvoient en est une émotionnelle plutôt qu’objective. Notons qu’il est fort probable qu’une telle honnêteté émotionnelle puisse

12

Mourad Djebabla-Brun, Se souvenir de la Grande Guerre – La mémoire plurielle de 14-18 au Québec, VLB éditeur, Collection études québécoises, Montréal, 2004, p. 77.

13

Ibid.

14

Leonard V. Smith et Michèle Chossa, « Jean Norton Cru, lecteur des livres de guerre » Annales du Midi:

revue archéologique, historique et philologique de la France méridionale, Tome 112, N°232, 2000. 1914-

1918. pp. 517-520.

15

Leonard V. Smith, « Jean Norton Cru et la subjectivité de l’objectivité », dans Jean-Jacques Becker, dir.,

être étouffée chez plusieurs (mais pourquoi plus chez les anglophones?) par la crainte de renier leur masculinité.

Malgré l’étendue des pistes de réponses quant au style littéraire des auteurs, il se pourrait qu’à elle-même, notre méthodologie puisse toutes les réfuter. Rappelons que la moitié des sources de notre échantillon anglophone n’ont pas été publiées – potentiellement, mais pas exclusivement, par manque d’intérêt – ce qui confère peut-être à l’ensemble une fausse impression de monotonie. En somme, ces interrogations resteront des hypothèses, mais nous jugions essentiel d’avertir le lecteur de la dichotomie stylistique de nos échantillons.

Toujours en référence au tableau 2.3, on observe également l’importance capitale qu’occupe le courage et les capacités militaires des soldats dans leurs écrits, et ce, tant du côté francophone qu’anglophone. Ce fait va de soi : il est légitime pour les combattants de souligner les faits d’armes, les leurs, comme ceux d’autrui, puisque ce sont les tranches événementielles les plus marquantes de leur passage au front et par ailleurs, celles qui valorisent le plus leur masculintié. L’intérêt de l’analyse se trouve plutôt dans la manière qu’ils ont de décrire ces épisodes, parfois très sobrement, d’autres fois, et le plus souvent chez les francophones, avec grande emphase. Nous reviendrons sur les données à la base de ce graphique, mais pour l’instant, concentrons-nous uniquement sur les auteurs anglophones, leur manière d’écrire et le fond de leurs témoignages.