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Le mythe transposé au monde militaire ; une perception trompeuse et non questionnée

Chapitre 3 – Bouc émissaires, les Canadiens français?

3.1 Description du « mythe de l’opprimé »

3.1.2 Le mythe transposé au monde militaire ; une perception trompeuse et non questionnée

Ce que l’on comprend comme mythe, c’est l’exagération et l’adjonction de tous ces facteurs, ce qui peut générer chez les Canadiens français une vision des choses teintée par le sentiment d’oppression. Cherchant à protéger leur individualité ethnique, ils semblent sensibles à tout ce qui pourrait, de près ou de loin, lui porter atteinte. Par conséquent, l’oppression des Canadiens français ne se limite plus à des cas spécifiques et identifiables (le Règlement 17, l’unilinguisme de l’armée, etc.), mais se fonde dans une rhétorique victimisante qui brouille les frontières entre ce qui est ressenti et ce qui est réel. Ainsi, les paroles d’un journaliste ou politicien anglophone critiquant la faible participation des Canadiens français à l’effort de guerre est récupérée et intégrée dans la conception francophone comme l’expression de tout un peuple contre le sien. Même si, tel qu’abordé dans les chapitres précédents, des propos pour le moins positifs, voire flatteurs envers les Canadiens français sont véhiculés par des personnalités et médias anglophones, le filtre mémoriel les évacue pour ne retenir que les allégations négatives.

Si la délimitation entre les ressentis des Canadiens français et le réel est effacée, celle qui sépare la réalité du front intérieur et celle du champ de bataille l’est également. En fusionnant, dans les esprits, ces deux milieux antinomiques, le mythe gagne en force. Quelles que soient la forme et l’intensité de l’oppression envers les Canadiens français au pays, le mythe les transpose aux Canadiens français au front, fomentant sinon la certitude, du moins la croyance que tous les Canadiens français ont été opprimés par tous les Canadiens anglais (britanniques de surcroît). La perception de cette position désavantageuse des soldats francophones est telle que bon nombre d’historiens la

reprennent, mais sans – et c’est là où le problème se pose – que leur propos ne soit appuyé par des sources précises. C’est sur cela que nous nous attarderons.

En 1977, Gérard Filteau, l’un des premiers historiens francophones à avoir publié sur le conflit mondial (bien qu’il n’était pas historien militaire) au Canada français pave la voie de l’historiographie francophone avec une description sans ambiguïté sur la situation des soldats canadiens-français :

Le mépris de la langue française, dans l’armée, était un autre obstacle. En pratique, l’anglais était la seule langue utilisée. Même le 22e régiment était commandé en anglais. On n’acceptait dans les régiments assignés aux Canadiens français que ceux qui ignoraient complètement l’anglais, tout en les qualifiant de

stupids. Quant aux autres, on les versait dans des régiments en

majorité de langue anglaise, où ils se trouvaient dépaysés, s’ennuyaient, supportaient mal les plaisanteries et avanies qu’on ne leur ménageait pas12.

Ce sont quelques lignes à peine, mais elles contiennent un puissant matériel pour féconder le mythe du Canadien français opprimé, ici le combattant. Est mis de l’avant dans ce bref exposé, non pas le manque de considération pour la langue française ni le refus de l’utiliser par gêne, par lacune linguistique ou par soucis d’efficacité, mais le mépris d’une institution complète envers un caractère identitaire vital pour les Canadiens français. Pour appuyer ce dédain envers une langue considérée comme inférieure, Filteau rapporte que l’on qualifie de « stupids » ceux qui ignorent la langue anglaise, dépeinte ici comme celle du dominant. Il poursuit sa présentation de l’expérience combattante francophone en soulignant la profonde exclusion subie par les Canadiens français sous le motif de leur différence ethnique. Dans la foulée, il affirme qu’au Canada, un bruit courait à l’effet qu’aux soldats canadiens (en général ou seulement ceux canadiens-

12 Filteau, p. 73.

français? ; on ne peut trancher avec certitude)13 étaient confinés les « sales besognes et [les] postes dangereux »14. Filteau prend néanmoins le soin d’ajouter qu’« au Québec, on se montra très sensible aux lourdes pertes éprouvées par le 22e et l’on prétendit, à tort, qu’il était sacrifié à l’antagonisme de races. » Bien qu’il n’identifie pas l’origine de cette croyance selon laquelle les soldats francophones auraient été utilisés comme chair à canon, on lui doit quand même de reconnaître, quoique timidement, cette rumeur non- fondée. N’empêche, l’image de la réalité du combattant canadien-français qu’il décrit est fortement connotée. Elle est basée sur le rejet qu’il subit face à la majorité anglophone qui le méprise et le manipule à ses fins. Ce sont là des propos assez forts, mais soutenus par aucune source, témoignage ou données chiffrées.

Filteau n’est pas le seul à proposer cette lecture victimisante. Même Desmond Morton, historien chevronné et sommité dans le domaine de l’histoire socio-militaire, se laisse prendre par la force du mythe de l’opprimé lorsqu’il témoigne de l’expérience d’un soldat francophone, Arthur Joseph Lapointe. Pour illustrer la difficulté d’intégration et la désolante posture des francophones dans le monde militaire, Morton utilise Lapointe comme point d’appui à son argumentaire. Trois ans après la publication de Filteau, Morton écrit : « Even within the Corps, French Canadians found themselves in an alien, English Speaking environment. Outside the protective environment of their own 22nd

13La phrase entière se lit comme suit : « Les critiques de Sam Hughes relativement à l’emploi des troupes

canadiennes au front avaient fait courir le bruit qu’on leur réservait les sales besognes et les postes dangereux. » La référence à Sam Hughes, dont on connaît pour son hostilité envers les Canadiens français (et non envers les Canadiens en général) et le fait que cette phrase soit coincée entre deux occurrences aux troupes francophones laissent présager que les principaux concernés par les tâches ingrates susmentionnées soient nul autre que des Canadiens français.

battalion, they could easily encounter (or imagine) insults, prejudice and oppression »15. Comme chez Filteau, on note chez Morton un certain malaise, une réticence à affirmer que les troupes francophones étaient indéniablement maltraitées, d’où la précision entre parenthèses. C’est ce que le mythe prétend, et ils le croient peut-être, mais en leur qualité d’historiens, ils ont besoin, pour appuyer leur démonstration, de preuves qu’ils n’ont pas. À défaut de ne rien citer, Morton utilise le témoignage de Lapointe qu’il interprète à l’avantage de sa proposition. Dans sa note de renvoi, il guide le lecteur à la page 20 du carnet de guerre de Lapointe. Y retrouve-t-on une preuve du sentiment d’oppression des combattants francophones représenté ici par la plume de Lapointe? Aucunement. Dans la version originale, tout comme dans celle traduite en anglais utilisée par Morton, Lapointe raconte effectivement une anecdote fâcheuse qui lui est arrivée. S’étant naïvement baladé dans une ville interdite aux troupes canadiennes, Lapointe se voit intercepté par un caporal anglais qui lui somme de lui présenter son certificat de permission. Étant bel et bien en permission, mais ayant oublié son certificat dans sa musette, il se voit condamné à cinq jours de travail supplémentaire sans solde. Lapointe clôt sa mésaventure sur ces mots: « Voilà donc la justice militaire, pensais-je en moi-même, pendant que l'escorte me conduisait à la salle de garde et que mon nom était inscrit au registre des punitions à côté de ceux de mauvais soldats, toujours réfractaires à la discipline »16. De toute évidence, Lapointe est loin d’apprécier cette discipline militaire à laquelle il vient d’être confronté pour la première fois. Certes, il avoue ressentir une « profonde humiliation »17 lors de son arrestation, mais il n’est pas dit que la sévérité à son endroit soit attribuable à son identité

15

Desmond Morton, « The Limits of Loyalty : French Canadian Officers and the First World War », dans Edgar Denton, dir., Limits of Loyalty, Wilfrid Laurier University Press, Waterloo, 1980, p. 82.

16Arthur Joseph Lapointe, Souvenirs et impressions de ma vie de soldat (1916-1919), St-Ulric, 1919, p.19. 17Ibid.

ethnique. Il évoque effectivement la présence d’officiers canadiens-anglais et britanniques, mais jamais il ne prétend qu’ils sont nécessairement plus rigides, plus injustes, plus intransigeants avec lui parce qu’il est Canadien français. La suite de son témoignage ne laisse d’ailleurs entrevoir aucun ressentiment envers les anglophones. En ce sens, considérer Lapointe comme étant garant d’une parole combattante francophone qui s’avoue opprimée, ce n’est qu’agrémenter le mythe au moyen de preuves utilisées à tort.

D’autres historiens ont repris ce genre de discours erroné et collectivement accepté18. L’objectif ici n’est pas de les dénoncer, mais seulement d’illustrer que, d’une part, le mythe du Canadien français opprimé a été d’abord fécondé par la réalité du front intérieur puis exagérément transposé à celle du front, et que, d’autre part, il s’est incrusté dans la mémoire collective québécoise sans qu’il n’y ait eu une véritable analyse de sa validité, car il servait une cause identitaire.