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Une conscience des tensions interraciales dans le home front

Chapitre 2 – Les relations interraciales vécues et racontées par les soldats au front

2.4 La parole francophone

2.4.1 Une conscience des tensions interraciales dans le home front

Dans les sources francophones, on remarque également, et même dans une proportion plus forte que dans celles anglophones, une attention particulière à la situation politique au Canada et aux divergences interethniques qui y sont associées. En fait, les Canadiens français sont parfaitement au courant de ces tensions et certains, à l’image du coloré Claudius Corneloup, se croient même chargés du rapprochement entre les deux peuples fondateurs: « La France et l'Angleterre étaient devenues alliées ; les Canadiens- anglais et les Canadiens-français s’unissaient à leur tour pour la sainte défense des veuves, des opprimés et des orphelins. Wolfe et Montcalm s’étaient réconciliés dans la tombe. Il semblait que le 22ième était né pour créer le premier lien fraternel entre les populations des deux langues »51. Georges Vanier, futur Gouverneur-général du Canada, estime quant à lui que ces relations auraient tout à bénéficier de la formation non pas d’un régiment, mais d’une brigade entièrement francophone52. Non sans les contester, les

50 Nicolas Offenstadt, Les identités régionales et les limites de l’Union sacrée dans la France de 14-18,

Conférence à l’Université de Montréal, 28 octobre 2014.

51

Corneloup, p. 16.

52

Georges vanier, Georges Vanier : Soldier. The Wartime Letters and Diaries, Dundurn Press, Toronto,

p. 234. Considérons aussi Maurice Pope qui voit un autre moyen de réconcilier les deux races : « It is good news to hear that the Government has at last decided to put into effect compulsory measures in order to maintain our strength in the field. If properly managed, I look upon it as being perhaps the very best method by which the English and French in Canada may yet be reconciliated. » Voir Maurice Pope, Letters

from the Front 1914-1919, Édité par Joseph Pope, Pope & Company, Toronto, 1993, p. 88. Notons que tout

comme Vanier, Pope est né d’une union bilingue, c’est pourquoi il écrit dans les deux langues dans ses correspondances. Il n’est pas anodin de souligner que son père, Joseph Pope, était un fervent impérialiste ayant travaillé comme secrétaire officiel de John A. Macdonald. Ne provenant pas d’une famille canadienne-française traditionnelle, on devine que la mixité culturelle du soldat Pope ait influencé sa

soldats francophones sont aussi au fait des critiques qui courent quant à leur faible enrôlement53. Le controversé sujet de la conscription soulève également bien des passions dans les rangs francophones, les avis étant partagé quant à l’opportunité de la décréter54.

Plus étonnamment, les critiques les plus acerbes dirigées envers les Canadiens français au pays proviennent non pas seulement de la presse anglophone comme l’a montré le chapitre précédent, mais aussi de certains soldats francophones de notre échantillon. À ce propos, nous ne pouvons passer outre la correspondance de Maurice Pope, qui écrit à sa mère en juin 1917 : « La situation au Canada dans l’affaire de la conscription m’intéresse énormément et je guette le “ Times” tous les jours. La conduite des Canadiens Français est affreusement bête parce qu’ils perdront s’ils continuent avec leurs oppositions puériles tous leurs privilèges qu’ils à ce moment considèrent leurs droits »55

. Pope rajoute que cette opinion n’est pas uniquement la sienne et qu’au front, « on commence à parler bien amèrement contre les Canadiens français »56

, propos qui peuvent être confirmés à tout de moins par quelques autres témoignages francophones57

.

perception de la guerre. Voir P.B. Waite, Dictionnaire biographique du Canada, Sir Joseph Pope, [ en ligne ], http://www.biographi.ca/fr/bio/pope_joseph_15F.html (page consultée le 27 juin 2016).

53

« On avait critiqué l’abstention des Canadiens-Français à s’enrôler dans le 1er contingent, déjà rendu en Angleterre. À tort, d’ailleurs : non seulement il y avait des compagnies canadiennes-françaises intégrées dans des bataillons de la 1ère division, mais les nôtres se trouvaient dispersés, en grand nombre, dans toutes ses unités. Il y en avait partout, même sous le kilt, dans les régiments écossais. » Voir Joseph Chaballe,

Histoire du 22e bataillon canadien-français - 1914-1919, Tome I, Chantecler, Montréal, 1952, p. 20. ; « À

l’heure actuelle et bien qu’on ait démembré nos bataillons en Angleterre pour une prétendue insuffisance d’effectifs, il y a de forts contingents de Canadiens-Français dans toutes les unités du front. » Voir Asselin,

ibid. Asselin développe davantage ce point dans un de ses discours, allant jusqu’à réfuter les chiffres

officiels de l’époque sur l’enrôlement francophone. Voir Olivar Asselin, « Les volontaires canadiens- français » discours prononcé le 28 juin 1917 à Paris, publié dans le numéro de septembre de la revue

France-Amérique.

54

Pour plus de détails sur le thème de la conscription exposé par les soldats canadiens-français, voir Michel Litalien, Écrire sa guerre… pp. 212-221.

55

Pope, p. 91. Il rajoute dans une autre lettre un mois plus tard : « N.B. Y a-t-il une race plus bête que les Canadiens français? Ils perdront tous leurs privilèges. » p. 94 ; Pope semble également se réjouir de la mauvaise posture des politiciens francophones à la veille des élections fédérales de 1917. Voir p. 107.

56Ibid, p. 91 57

Voir à ce propos le témoignage d’Étienne Bieler ainsi que ceux de Joseph Napoléon Robitaille, Georges Guillon, Adélard Paquet et Pierre-Eugène Guay, tous retranscrits dans Michel Litalien, Écrire sa

guerre…pp. 212-215. ; Philip Bieler, Onward Dear Boys ; a Family Memoir of the Great War, McGill-

Ainsi pouvons-nous constater un certain effacement de l’appartenance ethnique au profit d’une nature combattante commune créée par le front. Aux yeux de ces soldats susmentionnés, « l’autre », le coupable, le responsable de la conscription devient celui qui ne combat pas, peu importe son appartenance ethnolinguistique. Or, cette posture critique semble plus commune chez les Canadiens français oeuvrant dans des bataillons anglophones, ce qui est justement le cas de Pope, Bieler, Robitaille et Paquet. Il n’en est pas de même des membres du 22e

qui vouent une fierté et une appartenance sans borne à leurs racines ancestrales, caractéristiques vitales auxquelles s’identifie l’unité. Quoi qu’il en soit, il est néanmoins intéressant de remarquer que ces combattants francophones, se croyant peut-être plus libres dans leurs propos envers un groupe culturel qui est le leur, ne font pas montre de la même réserve dans leurs critiques que leurs homologues anglophones.