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L’histoire du conflit mondial racontée dans l’entre-deux-guerres

Chapitre 3 – Bouc émissaires, les Canadiens français?

3.3 Regard sur la construction du mythe

3.3.1 L’histoire du conflit mondial racontée dans l’entre-deux-guerres

D’abord, notons que le regard québécois face à la Grande Guerre est appelé à varier dans le temps et selon les aléas de la conjoncture politique. Pour Jonathan Vance, il ne fait aucun doute que, dans l’immédiat d’après-guerre, la population canadienne comme québécoise, encore sous le traumatisme des années de conflit, devait croire en l’utilité de toutes ses souffrances35. Prétendre que ces quatre années n’avaient été que barbarie et destructions futiles, c’était concevoir que les êtres chers étaient morts en vain, que les sacrifices déployés pour la nation, parfois au coût de leur vie, n’avaient eu aucune valeur, ce qui était inacceptable individuellement et collectivement. Dans la façon de raconter l’histoire du conflit, on insiste donc à l’époque sur ses bienfaits, c’est-à-dire « la plus grande autonomie » du Canada sur la scène internationale qui en aurait directement découlé. Aujourd’hui, certains historiens remettent en cause cette image d’autonomie nationale, notamment par l’exagération du rôle du dominion à Versailles, mais dans l’entre-deux-guerres, cette perception était aussi commune que rassurante36.

Ce discours unificateur vise également à susciter une certaine cohésion sociale et

35 Jonathan F.Vance, Mourir en héros ; Mémoire et mythe de la Première Guerre mondiale, Athéna

Éditions, Collection histoire militaire, Outremont, 2006, p.18.

36À cet effet, Jean Martin souligne que, même si le Canada a signé le Traité de Versailles, il ne l’a fait que

de manière subordonnée à l’Empire britannique. Il précise d’ailleurs quela guerre n’a pas de facto accordé au Canada le parfait contrôle de ses affaires extérieures. C’est plutôt en 1931, donc plus d’une décennie après l’armistice, qu’il obtient le privilège de signer ses propres ententes internationales par le biais du Statut de Westminster. Cette avancée politique est selon lui davantage attribuable à l’ambition des hommes politiques canadiens qu’aux sacrifices des soldats canadiens sur le champ de bataille. Voir Jean Martin, Un

siècle d’oubli ; Les canadiens et la Première Guerre mondiale (1914-2014), Éditions Athéna, Collection

histoire militaire, Outremont, 2014, pp.60-62.Notons toutefois que cette thèse ne fait pas l’unanimité dans la communauté historienne. De son côté, tout en reconnaissant la modeste influence du Canada à Versailles, Desmond Morton continue de désigner la Grande Guerre de « Guerre d’indépendance du Canada ». Incluons également, entre autres, les historiens Pierre Berton et Jonathan Vance qui considèrent le rôle de la guerre dans la reconnaissance internationale du Canada comme incontestable. Voir Vance, p. 19.

un sentiment de fierté nationale, surtout devant l’ampleur des scissions ethniques et politiques qui ont secoué le pays pendant les années de guerre. Malgré tout, comme le rappelle Vance, ce n’est pas un seul nationalisme fort et uni qui naît de ces années charnières, mais plutôt le renforcement de deux nationalismes opposés, séparés par une langue et une idéologie nationale distinctes37. D’ailleurs, cette dualité identitaire, Djebabla la constate lorsqu’il étudie ce qu’Henry Rousso nomme « les vecteurs de mémoire » tirés du discours francophone. En fait, il souligne qu’en dépit de la place accordée à l’unité nationale, c’est surtout la particularité canadienne-française qui y est à l’honneur. C’est-à-dire que même si le récit francophone renvoie un discours de guerre qui s’apparente à celui du Canada anglais, et donc qui vise le développement d’une identité nationale commune, il le fait en insistant sur le passé glorieux de la Nouvelle- France, en surévaluant les pertes du 22e bataillon, bref, en cherchant à préserver, voire approfondir les éléments de fierté associés à l’individualité canadienne-française38. Par ailleurs, la liberté de privilégier ces particularités ethniques au détriment de l’histoire globale du conflit découle en partie du fait que le Québec, contrairement à l’Ontario, n’était tenu par aucune mesure gouvernementale d’intégrer la guerre dans les leçons d’histoire39. Ainsi l’enseignement de la Première Guerre mondiale était laissé à la discrétion des enseignants.

Toujours dans l’optique de pallier la fracture nationale, le thème de la 37 Vance, Ibid. 38 Djebabla, pp.71-72. 39

Il s’agit ici de la directive The War and the Schools, votée par le ministre de l’Éducation de l’Ontario. Selon Djebabla et Samy Mesli, « cette mesure s’inscrivait dans le cadre de la promotion de l’Angleterre et de l’Empire dans les écoles ontariennes. Pour ce faire, le manuel britannique The Children Story of the War fut imposé dans toutes les classes ontariennes, tandis que les sujets d’examens de fin d’année comportaient des questions sur le conflit ». Voir Mourad Djebabla et Samy Mesli, « L’étude de la Première Guerre mondiale dans les manuels scolaires ontariens et québécois de l’entre-deux-guerres (1919-1939) », Bulletin

conscription, avec sa lourde charge émotive et son caractère polémique, est tempéré, et même pratiquement évacué du récit de la Grande Guerre dans certaines éditions de manuels scolaires. Il n’est pas expulsé de l’imaginaire québécois, mais trouve plutôt écho dans la littérature, vecteur mémoriel plus libre, moins contraint par le discours national officiel. Selon Djebabla, c’est à travers la littérature et par la thématique de la conscription que s’articule initialement la dialectique de victimisation des Canadiens français40. Mais elle demeure discrète pendant l’entre-deux-guerres, les évènements étant encore trop frais pour que la mémoire du conflit ait eu le temps de s’incruster dans les esprits sans les brusquer. Même phénomène chez les intellectuels canadiens-français les plus nationalistes, Lionel Groulx en chef de file, qui tentent de récupérer la rancœur de tout un peuple face à la conscription pour éveiller sa fibre indépendantiste, endormie depuis les rébellions patriotes41. La distance par rapport à la guerre n’étant pas assez grande, la réception des Québécois face à ces appels à la souveraineté demeure timide. La période de l’entre-deux-guerres ne fait donc rien pour exacerber le mythe de l’opprimé, mais elle n’efface pas ses fondements profonds et prépare même le terrain pour son développement en force.