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Participants et corpus

2. Les entretiens

2.2. Présentation de soi, positionnements et situations d’entretien

Les participants ne devront pas être considérés comme représentatifs, d’un point de vue générique, et chaque entretien est unique et possède sa cohérence propre. La situation d’entretien, le rapport établi avec l’informateur, nos positions respectives, l’enchaînement de la conversation et la formulation des questions diffèrent pour chacun (Bensalah, 2001). J’en donnerai les détails avec la présentation des participants et chaque fois que ce sera nécessaire dans l’analyse.

La plupart du temps, j’ai contacté les participants par téléphone, ou par courriel et ensuite par téléphone, souvent sur recommandation d’un ami, d’un professeur. D’autres fois, je me suis présentée à eux directement pour ensuite les recontacter par téléphone ou courriel et finalement fixer un rendez-vous. J’ai bénéficié – et je bénéficie encore – d’une grande aide de mon réseau. Si bien que je n’ai finalement pas (re)contacté un certain nombre de personnes. Certaines, parce que j’attendais un moment propice pour me rendre dans leur région de résidence et que, le temps passant, je n’ai pas trouvé ce moment. Parfois, une aide proposée pour rencontrer de nouvelles personnes ne s’est tout simplement pas concrétisée. D’autres, parce que je les rencontrais, ou l’on m’en parlait, à un moment où j’avais décidé de cesser les entretiens estimant en avoir recueilli suffisamment. Et enfin, bien sûr, il y a eu quelques fois où je n’ai tout simplement pas réussi à obtenir de rendez-vous ou même de réponse à des tentatives répétées de contact. Ce dernier cas reste toutefois plus rare, je n’ai globalement pas eu de grande difficulté à obtenir ces entretiens une fois le processus de recherche lancé. Beaucoup ont manifesté de l’enthousiasme ou de la curiosité bienveillante, tandis que d’autres ont paru, à la première prise de contact, plus dubitatifs. Toutefois, de manière générale, je n’ai pas senti de réticences à propos de mon sujet et de ma demande d’entretien. Le fait d’avoir été souvent recommandée par des personnes proches ou estimées des participants n’y est certainement pas étranger.

Concrètement, je me suis présentée comme doctorante (ou thésarde) à l'INALCO (en arabe maghrébin), travaillant sur la présence « maghrébine » en France, les personnes venues du nord de l'Afrique et leurs descendants, résidant en France : les histoires familiales et migratoires, les aspects culturels, l'ancrage culturel en France ; la transmission (de la langue, de la culture) ; la pratique de l’arabe maghrébin. Souvent, suite à la question de la personne contactée, j’ai souligné mon apprentissage de l’arabe maghrébin, plus rarement, le fait que je l’enseigne aussi. Beaucoup s’attendaient à une étudiante en arabe standard, j’ai donc souvent dû préciser que mon cursus, comme ma

préoccupation de recherche, concernait principalement l’arabe parlé. Cette position de locutrice-apprenante a bien souvent été un atout quant à la sympathie suscitée en retour. Le fait que je sois seulement initiée à l’arabe standard a pu éviter une potentielle domination symbolique en termes de connaissance de la langue légitime idéalisée. D’un autre côté, la domination symbolique du bagage scolaire détenu en tant que doctorante a tout de même pu être présente vis-à-vis de participants moins ou non diplômés.

Concernant mon sujet de recherche j’ai tenté d’ajuster la présentation de celui-ci en fonction du profil supposé de la personne : s’il s’agissait d’une personne dont on m’avait dit qu’elle était arabophone, je mettais l’accent sur le lien et la pratique de l’arabe. S’il s’agissait d’une personne ayant connu la migration, j’insistais sur la dimension de parcours et d’ancrage en France, sur la dimension culturelle. J’ai toujours souligné le fait que ce qui m’intéressait c’était leur vision personnelle, leur vécu quant à ce sujet, et non pas un point de vue d’expertise. Si j’ai effectivement parlé d’entretien, j’ai aussi précisé que cela se déroulerait plus comme une conversation informelle que comme une passation questionnaire cadré. Ne voulant pas enclencher la discussion avant le moment de l’entretien, j’essayais d’éviter de donner trop de détails (qu’on ne m’a pas souvent demandés, du reste), le but étant d’obtenir l’accord de la personne et un rendez-vous.

Enfin, mon repérage par rapport au langagier (mon intérêt pour l’arabe maghrébin) plutôt que par rapport à une discipline (sociolinguistique, sociologie, histoire…) a peut-être induit des représentations différentes des participants vis-à-vis de moi et de ma recherche, différentes de celles qu’auraient suscité une présentation en tant que sociolinguiste. Je veux dire par là que ce genre de références aurait pu en imposer et je me suis, au contraire, présentée comme apprenante, en demande de leur expérience et de leur savoir personnel.

Mon sujet touchant principalement au vécu, au passé, aux parcours, aux pratiques et aux représentations langagières, j’avais au départ une certaine appréhension quant à la capacité à entrer directement dans la sphère privée, intime, de personnes que j’allais rencontrer pour la première (et souvent la seule) fois. Le sujet en lui-même (l’histoire familiale ou le rapport aux langues) participe probablement de la définition de la situation d’entretien dans le sens souhaité. Néanmoins, c’est par-dessus tout la situation d’entretien en elle-même, quand la confiance s’installe5, qui rend possible cet accès à l’intime, comme le souligne Stéphane Beaud :

5 Il y a cependant des situations plus délicates que d’autres, notamment celles où une grande distance sociale sépare l’enquêteur de l’interviewé. Par exemple, les apprentis-sociologues sollicitant des acteurs professionnels dominants et obtenant leur accord sur la base de cet aspect de leur identité sociale ont ensuite beaucoup de mal à aborder la personne privée (Chamboredon et Alii 1994, pp. 130-131). Dans l’autre sens, lorsque c’est l’enquêteur qui est symboliquement en position dominante, l’interviewé pourra auto-disqualifier son point de vue, estimant ne pas en avoir ou que ce point de vue ne vaille pas la peine d’être entendu (Beaud 1996, Demazière 2008). Ou encore, des personnes habituées à la prise de parole en public peuvent avoir tendance à assimiler le sociologue, même expérimenté, à un journaliste et donc à lui fournir des discours très généraux, très loin de leurs expériences et pratiques concrètes (Demazière 2008, pp. 27-29).

« c'est bien parce que l'entretien est une situation somme toute inédite de la vie sociale : une longue rencontre (enregistrée) entre deux inconnus, et aussi une situation qui a de fortes de chances de rester unique. L'enquêteur, par sa position extérieure au réseau social des enquêtés, est par définition statutaire éloigné des enjeux sociaux de concurrence et de rivalité, en dehors du jeu local. Parce qu'il est fondamentalement cet “étranger”, l'enquêté est porté à pouvoir se livrer, révélant progressivement des aspects de sa propre existence qui seraient apparus très “privés” à ses proches [note]. C'est cette position (temporaire) d'extranéité, handicap de départ pour amorcer la relation, qui peut ensuite, si l'entretien est bien mené, se transformer en moteur de la parole de l'enquêté. » (Beaud 1996, pp. 249-250).

Cela étant, tous les entretiens ne se sont pas déroulés comme je l’aurais souhaité et certains participants ont interprété mon attente en termes de preuves historiques, m’amenant, par exemple, des dossiers constitués par eux retraçant leur généalogie ou les rattachant à un passé :

« Une des principales difficultés pratiques que rencontre tout “intervieweur” est la tendance des enquêtés à vouloir prendre de la hauteur, à livrer un “témoignage” à portée générale, d'un “bon niveau”, en s'ajustant ainsi à ce qu'ils perçoivent être les attentes de l'enquêteur. Cette attitude des enquêtés varie, bien sûr, selon les milieux sociaux, et a tendance à être plus fréquente lorsque s'élève le niveau de ressources sociales et culturelles. » (Beaud 1996, p. 242).

Il n’a ainsi pas toujours été aisé de recadrer l’entretien ou de réellement le mener. J’y reviendrai dans la présentation des participants où j’expose également les conditions de rencontre et d’entretien, mais cela tient en partie aux positions respectives des interactants.

Que ce soit en sociologie ou en sociolinguistique, la question de la distance sociale, du rapport de domination symbolique entre les interactants, revient souvent. En effet, le rapport le plus fréquent est celui où l’intervieweur se situe en position dominante (réelle ou supposée) socialement, intellectuellement ou culturellement. La situation d’entretien constitue ainsi une « relation sociale » loin d’être habituelle pour les interviewés, comme le soulignent, successivement, S. Beaud et D. Demazière :

« L’entretien sociologique, loin de se réduire à une simple communication de face à face entre A et B (comme le postule toute une tradition de l’entretien issue de la psychologie sociale) est aussi une relation sociale entre deux personnes qui se différencient par leurs caractéristiques sociales, scolaires, sexuelles. C’est un rapport de pouvoir (…). » (Beaud 1996, p. 238). « La distance sociale est alors évoquée comme un élément renforçant l’asymétrie de rôles, chaque fois que les sociologues proposent une forme d’interaction souvent bien éloignée des habitudes de la population enquêtée, notamment dans le cas des milieux populaires (Mauger 1991), des jeunes des cités de banlieue ([Yohana 1995]), ou des composantes de la “misère du monde” (Bourdieu 1993), etc. » (Demazière 2008, p. 18).

était présente avec chaque participant, permettant une meilleure

compréhension mutuelle. À l’image, de l’argumentation de J. Billiez et A.

Millet :

« Concernant l’entretien, les griefs retenus contre lui sont le plus souvent qu’il constituerait “un coup de force” [note : de Fornel 1983.] réalisé de double façon. Il serait tout d’abord, un coup de force conceptuel, le chercheur imposant au sujet “interrogé” ses propres schèmes de pensée, dans la mesure même où il est celui qui interroge, et dans la mesure où toute interrogation somme de répondre. Ce coup de force se doublerait dès lors nécessairement d’un second : un coup de force social, la structure même de l’interaction plaçant de facto le chercheur en position dominante, une position qu’il a souvent déjà, appartenant à l’Institution Universitaire qui peut être perçue comme le lieu d’un savoir “imposant”. Sans doute, ces griefs peuvent pour partie être fondés, mais on ne peut non plus tirer trop sur la caricature. Quelle situation dialogique ne joue pas de rapports de forces ? Dans quelle situation une question n’appelle pas de réponse ? Il n’y a pas d’un côté le vrai dialogue lisse et consensuel, et de l’autre l’entretien proche d’un interrogatoire de police [note : citation de Bourdieu 1993, pp 927-931]. L’imposition du cadre conceptuel est bien plutôt une introduction thématique concernant l’objet sur lequel portent les interrogations du chercheur qui vient, en “non-savant” attentif, chercher quelques réponses. Si l’enquêteur adopte une position “compréhensive”, une “écoute bienveillante”, la parole de l’enquêté peut dès lors être considérée comme l’expression de la (co)construction de représentations ou comme l’apport intéressé de témoignage [note]. Et c’est toujours cette position que nous avons adoptée, celle-là même développée par la technique de l’entretien compréhensif. » (Millet 2001, p. 41).

Pour autant, la seule posture compréhensive ne me paraît pas garantir un rapport dénué de toute forme de domination symbolique ou de distance sociale. Bien sûr, ce n’est pas ce qu’affirment J. Billiez et A. Millet dans la citation qui précède, et je suis tout à fait en accord avec la définition d’un entretien interactif, compréhensif et co-construit.

Quels que soient la situation et les rapports entre les interactants, la neutralité est un leurre (Beaud 1996, p. 244), d’autant que ce n’est pas le seul moment de l’entretien qui entre en jeu, c’est toute la relation établie du premier contact au dernier. En ce sens, je suis très réservée quant à la tradition de l’entretien non-directif.

Les rapports asymétriques, entre intervieweur et interviewé, existent et sont à géométrie variable. Ainsi, dans mon cas, bien souvent, le rapport était plutôt inversé : l’interviewé par son âge, son sexe et sa position sociale avait potentiellement le rôle dominant. Ce rapport-là n’est pourtant pas comparable à ceux où des sociologues débutants (Chamboredon et Alii 1994) comme des sociologues confirmés (Pinçon & Pinçon-Charlot 1991 ; Demazière 2008) ont affaire à des « vrais » dominants : chefs de grandes entreprises, aristocrates et grands bourgeois ou encore professionnels de la politique. Je l’ai dit, les disciplines et les objets diffèrent, et de ce fait les enjeux ne sont pas les mêmes. Par exemple, être manipulée ou ne pas pouvoir accéder à la dimension privée (Chamboredon et Alii 1994) sont des risques que je ne courais pas.

Enfin, il y a eu des cas où ma proposition d’entretien est venue combler un besoin impérieux d’expression sur le sujet, particulièrement avec Carmen6

(voir la présentation des participants infra). L’entretien n’apparaît alors plus comme un mode de communication imposé ou éloigné des habitudes communicatives des participants (voir aussi Rispail 2010).