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Analyse des entretiens

1. Processus transmissionnel, apprentissage et pratiques déclarées (situées dans le passé)

1.1. Volonté parentale de pratiques en arabe

1.1.3. Parcours particuliers de descendants de harki

Pour certaines familles de harki, l’enfermement et la ségrégation spatiale, organisée par les pouvoirs publics français, a bien évidemment eu, entre autres, des conséquences particulières au niveau sociolinguistique. Habitat ségrégé et contrôle social ont ainsi concerné certaines familles de harki.

Il existe des continuités certaines dans les politiques de « logement contraint » vis-à-vis des étrangers, ou considérés comme tels (travailleurs immigrés, réfugiés, rapatriés), en France, comme l’explique Marc Bernardot :

« L’étude du logement contraint des immigrés décolonisés offre un point de vue sociohistorique original sur l’institution policière et ses transformations tout au long du XXe siècle, mais aussi sur les paradoxes apparents du rapport étatique à l’étranger colonial et post-colonial pris entre réquisition et rapatriement, infantilisation et criminalisation, instrumentalisation et dénigrement. Dans la plupart des articles traitant de la question du logement des étrangers [note] aucune place concrète n’est réservée pour les formes de logement des coloniaux, des réfugiés, des gens du voyage. Ces aspects, lorsqu’ils sont évoqués, sont systématiquement considérés comme des points anecdotiques de la grande histoire en marche de l’intégration et du logement décent pour tous. » (Bernardot 2008, p. 3)

Un certain nombre de familles de harki ont donc séjourné dans des camps et hameaux de forestage gérés par l’armée française. Parfois, les familles ont connu des camps de regroupement sur le sol algérien, avant l’arrivée en France (Besnaci-Lancou et Moumen, 2008, p. 53). Puis, « en France, le gouvernement sollicite le ministère des Armées pour aménager des camps militaires en camps de transit et de reclassement » (Ibid., p. 54). Les autorités prévoyaient de régler la question en un été, mais « du fait de l’afflux continuel de réfugiés, et surtout des lenteurs dans le reclassement, la fermeture des camps ne se déroule pas selon le calendrier prévu » (Ibid.). Plus loin, les auteurs poursuivent :

« S’il est vrai qu’une grande partie des familles d’anciens supplétifs a transité quelques jours, quelques semaines ou quelques mois dans les camps, les arrivées et les sorties étant journalières en 1962-1963, les personnes qui n’y sont pas passées sont nombreuses. Ainsi, les effectifs des camps entre 1962 et 1965 sont assez bien connus : 21 000 en 1962, 15 000 en 1963 et 5 340 en 1964-1965. Environ 40 000 personnes seraient arrivées individuellement ou auraient rejoint des régions où elles avaient de la famille, un emploi ou un logement. » (Ibid., p. 59).

Les camps et hameaux de forestage ont participé d’une ségrégation cachée, du fait de leurs emplacements en zones rurales :

« En réalité, n’importe quel espace vacant est susceptible d’être transformé en camp, qu’il soit équipé ou non. C’est ce qui rend possible l’usage de zones désertes, plages, plateaux, carrières, ruines diverses sur lesquels sont installés des tentes ou des marabouts [note], des baraques et des logements d’urgence. Ce type de réponses résidentielles spécifiques est

principalement lié, dans le cas de la France entre autres, à un rapport colonial à l’espace et à une appréhension orientaliste racisée de l’architecture, le domaine colonial ayant été l’un des laboratoires de formes modernes de regroupement ségrégatif de civils. En métropole, les maintenir à l’écart permettait aux pouvoirs publics au mieux d’éviter, au pire de ralentir leur dissémination car ils étaient perçus comme ne devant à aucun prix s’assimiler ou même s’acculturer en raison de leur infériorité du point de vue des théories raciales en usage. » (Bernardot 2008, p. 5).

Plus avant, M. Bernardot précise :

« D’autres dimensions peuvent être repérées dans les fonctionnements et les objectifs assignés par les autorités aux camps d’internement ou d’accueil. Le premier type est celui de la “relocation” pour utiliser, en le francisant, le terme américain en usage, en 1941 pour les déplacements de citoyens d’origine japonaise après Pearl Harbour [note]. Il s’agit d’une réaffectation spatiale de groupes humains considérés par les autorités comme gênants sur un théâtre d’opération ou, de manière plus générale, sur le territoire national, en raison de la position qu’ils occupent ou encore de leur mode de rapport à l’espace, par exemple non sédentaire. Ces populations sont parfois qualifiées de nos jours de “déplacés internes”, statut informel qui ne dépend pas du droit international. C’est le cas des familles françaises tsiganes à partir de 1914, mais surtout durant les années 1940, ou encore des paysans algériens et indochinois durant les guerres coloniales. C’est le cas également des familles harkies dont le rapatriement limité par les autorités françaises est suivi, après 1962, d’un placement dans des sites excentrés parce qu’elles sont considérées comme inassimilables et menacées par les migrants algériens présents en métropole. » (Ibid., p. 7).

Sur le plan sociolinguistique, les camps ont pu constituer un lieu clos propice à la pratique et à l’acquisition de l’arabe algérien et du berbère, comme on l’a vu avec Samia, d’autant que les mauvaises conditions de scolarisation ont retardé l’accès au français. Ce que nous confirment, pour l’arabe algérien, Khaled et Abdelkader, tandis que le parcours chaotique de Yasmina l’a coupée de cette langue8.

Khaled, Yasmina et Abdelkader

« A : une question plus anecdotique.. personnelle.. parce que ça m'intéresse aussi.. je vous ai entendu parler en arabe. donc vous avez appris l'arabe avec vos parents votre famille..

Kh. : oui. oui.

A : et vous aussi vous parlez arabe ?

Yasm. : non. je le comprends mais je parle que deux trois mots. parce que moi j'ai pas vécu avec mes parents..

Abd. : on a été censé d'apprendre l'arabe parce qu'on nous a dénié la langue française..

Yasm. : à 4 ans j'ai été..

Abd. : voyez ce que je veux dire ? A : hum hum

Yasm. : j'ai..

8 Je ne connais pas les raisons de son placement en foyers, puisqu’il semble dans ses propos que Yasmina n’était ni seule ni orpheline. Quoi qu’il en soit, c’est bien sa vie en foyers, séparée de sa famille qui l’a coupée de l’arabe algérien.

Abd. : on nous a parqué ensemble. (…)

Abd. : non non non mais.. pourquoi on parle arabe ? je vais vous dire pourquoi. tous les enfants je dis bien TOUS les enfants qui sont passés par les camps. parlent l'arabe.

Yasm. : ah oui voilà. (…)

Kh. : mais sinon la langue maternelle dès le départ c'était l'arabe quoi hein dans les familles on parlait beaucoup plus..

Abd. : y en a beaucoup qui l'ont perdue cette langue parce que. les gens Yasm. : ben c'est ce que je disais [comme moi

A : [justement voilà

Yasm. : bon moi j'ai pas eu la chance de vivre entourée de mes parents A : oui

Yasm. : donc j'ai été au foyer avec les bonnes sœurs j'ai été entourée qu'avec des Français quoi donc la langue.. quand j'étais petite je parlais couramment..

A : le français

Yasm. : je comprenais que l'arabe et je parlais que l'arabe mais bon.. après à partir de 4 ans.. quelques années après bon c'est fini quoi. j'entendais que parler le français et je voyais jamais mes parents comme je vous ai dit même le week-end quoi.. moi je.. pendant des années j'ai pas vu ni ma tante ni mon père ni ma mère.. pendant au moins 10 ans.. dans ma vie je veux dire à partir de 4 ans que j'étais dans les foyers quoi. c'est après quelques années après que j'ai revu mon père ma tante mais bon j'avais déjà perdu.. toute notion de ma langue.

A : mais vous avez réa' enfin vous comprenez donc.. vous avez donc.. Yasm. : c'est quand j'ai vécu.. plus avec.. ma belle famille c'est-à-dire avec sa famille la famille de mon mari. plus avec sa mère comme j'étais constamment avec elle.. c'est comme ça que j'ai compris.. l'arabe. donc je le comprends mais je parle quelques mots.. comme ça mais sans plus quoi. mais c'est vrai que le parler je l'ai perdu..

(…)

Kh. : (…) mais.. comme elle vous l'a dit ça se perd beaucoup. cette génération parce que.. y en a beaucoup.. ils parlent.. très très peu le le le.. Yasm. : ou très mal.

Kh. : l'arabe..

Abd. : c'est-à-dire y en a qui le comprennent mais ils vous répondront pas de la façon..

Kh. & Yasm. : Voilà.

Abd. : elle peut le comprendre

Kh. : [elle comprend la signification de ce que vous voulez mais Yasm. : [mais je répondrai pas..

Tous les trois : en arabe

Kh. : mais vous répondre non. »

On voit, à travers le témoignage de Khaled, Yasmina et Abdelkader, que la discrimination sociolinguistique a aussi pu concerner l’accès au français : ce qui est cohérent avec la volonté des autorités de séparer ces personnes du reste de la population française. Mais aussi, pour Yasmina, la séparation d’avec sa famille l’a coupée de l’arabe algérien. Le contrôle social exercé sur ces personnes et leurs familles a ainsi opéré une double pression discriminatoire.

1.1.4. Synthèse des points 1.1.1. à 1.1.3.

Plus que la quantité des séjours, il semble que ce soit la qualité des liens avec les proches au Maroc, en Algérie ou en Tunisie, ou encore des éléments de parcours particuliers en France qui ont le plus compté en faveur d’un apprentissage et de pratiques facilitées.

Puisqu’il est surtout question de l’enfance des interviewés, on se trouve, la plupart du temps, face à des langues de l’intimité, avec, à l’extrême, une compréhension et des pratiques qui peuvent se restreindre à l’usage avec la famille nucléaire, les parents.

Ensuite, sur un autre plan, le français des mères apparaît souvent meilleur ou plus actuel (pratiques jeunes ou adolescentes) que celui des pères. Cela dément un certain schéma traditionnel, un certain modèle dominant qui voit les pères plus francophones, parce qu’en contact avec l’extérieur et le monde du travail ; tandis que les mères, circonscrites au foyer, le seraient beaucoup moins. Ce cas de figure existe bien entendu, mais il n’est pas le seul. Et en cela, il faut compter avec les compétences initiales des parents, les interactions avec les enfants (et notamment dans le suivi de leur scolarité), les besoins et la volonté linguistiques de chaque parent.

La tentative du père de Samir de s’appuyer sur l’enseignement de l’arabe classique d’une école coranique, ou sur des cours estivaux au Maroc, n’est pas isolée. Plusieurs interviewés ont témoigné de mêmes tentatives (au collège, à l’université, dans une association, etc.) – souvent voulues par un ou les deux parents – interrompues, inachevées, ou seulement envisagées. On retrouve plus ou moins le même genre de raisons avancées quant à l’abandon : pédagogie inadaptée, langue enseignée trop éloignée de la langue familiale, surcharge de travail par rapport au reste de la scolarité, découragement.

Il n’en reste pas moins que le souhait d’apprentissage de l’arabe moderne standard, quand il est exprimé, est plutôt d’ordre symbolique et identitaire. Certains expriment en effet un sentiment d’incomplétude de ne pas savoir lire et écrire en arabe. Et une part de l’échec ressenti est peut-être dû aux représentations scolaires et de la société française liées d’abord au français, mais aussi aux autres langues, dans le rapport écrit-oral (Billiez 2005, p. 329) : il y aurait une corrélation forte entre oral et écrit, l’apprentissage de l’écrit n’étant qu’une formalité si l’on maîtrise l’oral et vice versa. Ce hiatus crée une ambivalence dans le rapport à l’arabe littéral chez ceux qui l’ont expérimenté : un fort souhait (passé ou présent) d’apprendre et un sentiment d’échec. Ainsi, les raisons avancées de ces échecs sont très souvent teintées de culpabilité et d’autocritique : manque de motivation, trop jeune, trop occupé, etc. Et peut-être que si l’on avait commencé plus tôt, différemment, cela se serait bien ou mieux passé.

1.2. Emploi nettement dominant du français en famille