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DEUXIÈME PARTIE : LA FORME DE L’OBJET,

8.2 Présentation des critères

8.2.1 Morphologie fonctionnelle déterminante

8.2.1.1 Le diamètre

Le diamètre des meules est la mesure la plus révélatrice sur le plan technique. Il aide d’abord à distinguer les moulins à entraînement manuel des grands moulins à entraînement central ou pé-riphérique, mais révèle aussi une évolution technique à travers le temps, avec une augmentation progressive du diamètre pour un même type de meule.

À la lumière des découvertes allemandes du XXe siècle, D. Baatz place la limite entre meules ma-nuelles et meules de grand format autour de 1,5 pied romain (45 cm environ), soit l’amplitude ap-proximative du bras humain509. Pour certains corpus antiques, les premières meules non manuelles ont un diamètre supérieur à 55 cm (meules en meulière du Bassin parisien510, meules d’Avenches en Suisse511), mais les séries du nord de la Gaule et de Germanie sont plutôt limitées à une cinquan-taine de centimètres (voir § 10.4.3.2). Au-delà de cet ordre de grandeur, la rotation doit être exercée par traction périphérique (traction musculaire d’origine humaine ou animale) ou par entraînement mécanique central. C’est notamment le cas des moulins hydrauliques, mais également de certains moulin à manège dont l’animal remplace la roue à aubes pour l’entraînement du moulin « par le centre ».

L’autre enjeu de la mise en série des diamètres est illustré par la mise en évidence par les travaux du

Groupe Meule d’un phénomène d’accroissement des mesures au cours du temps512. Cette évolution

continue du diamètre des meules manuelles en Gaule entre l’époque gauloise et la fin de l’Antiquité était certes suspectée mais demandait à être prouvée par l’établissement d’une vaste base de don-nées. En s’attardant sur un lithocorpus en particulier, celui des meules en Grès de Macquenoise,

508 Le pluriel « œils » est accepté pour certains mots composés (des œils-de-bœuf) et dans les domaines techniques (imprimerie, marine, outillage…). Il traduit la présence d’un seul œil par meule dans un groupe de plusieurs meules. 509 Baatz 1995, p. 9

510 lePareux-couturieret al. 2017b

511 castella, anderson 2004, .119 512 Jaccotteyet al. 2011e

il est même possible d’évaluer cette croissance statistique à 1 cm par siècle513. Cette tendance est donc vérifiée statistiquement à grande échelle mais ne date une pièce individuelle. Des meules du Bas-Empire ont en effet un diamètre parfois plus faible que certaines meules de la fin de l’Âge du Fer514. Il faut donc s’écarter de l’observation individuelle pour entrer dans l’analyse statistique de groupes représentatifs et ainsi révéler certains phénomènes techniques : la mise en rotation des meules manuelles peut être facilitée par le développement de systèmes de centrage et de surélévation du catillus, et l’apparition du moulin « à perche » au haut Moyen Âge expliquerait le dépassement de la cinquantaine de centimètres par les meules manuelles.

Pour les meules hydrauliques, l’étude de P. Mille sur l’équipement en bois des moulins hydrauliques du VIIIe au XIVe siècle évoque une amélioration du mode de fixation des pales des roues à aubes qui autorise l’entraînement de meules de plus en plus lourdes515. D’ailleurs en abordant le temps des techniques de manière régressive, le tome V de l’Encyclopédie Méthodique en partie consacré à la meunerie, révèle que « au dessous de quinze setiers, [les meules] doivent être plus petites et moins

lourdes, ainsi que toutes les autres pièces du moulin, dont la force doit être proportionnée à celle de la chute et du cours d’eau »516. Ce qui montre le lien étroit qui existe entre le format des meules et celui des pièces du moulin. L’accroissement des mesures au fil du temps est donc à mettre en relation à la fois avec l’amélioration des systèmes d’entraînement et avec l’augmentation de la demande alimen-taire, les deux étant intrinsèquement liées.

8.2.1.2 L’épaisseur

Au premier abord, l’épaisseur des meules est réputée non déterminante car dépendant de l’usure des surfaces actives. Il existe pourtant une réelle différenciation des types de meules par leur hauteur, ainsi qu’une tendance à la diminution de l’épaisseur des meules au cours du temps.

Pour illustrer le premier phénomène, citons l’exemple très caractéristique des beehive querns, ou meules manuelles « en ruche » utilisées en Angleterre à l’Âge du Fer et qui montrent un rapport hauteur/diamètre proche de 1/2, voire supérieur, alors que d’autres sont plus basses à la même époque517. Dans notre corpus existe de la même façon au sein de l’époque romaine une nette dif-férence entre les meules romaines de grand format à entraînement central, relativement trapues, et les meules en arkose grossière à traction périphérique, très plates (voir § 10.4.5.5 et 10.4.7.4)518. Un phénomène de décroissance de l’épaisseur au cours du temps est par ailleurs mis en avant par D.P.S. Peacock qui, prenant l’exemple des productions de meules de Lodsworth (Sussex) et bien que s’appuyant sur un faible nombre d’individus, montre une diminution progressive de la hauteur des meules manuelles entre le IIIe siècle av. et le IVe ap. J.-C.519

Techniquement, la diminution de l’épaisseur permet d’accroitre le diamètre de la surface de mou-ture tout en maintenant ou en réduisant le poids de la meule. Le grain passe ainsi plus de temps entre les surfaces actives et la mouture en est améliorée. Pour les moulins hydrauliques, le problème de limite énergétique des roues à aubes est ainsi contourné, et le risque de rompre les mécanismes et engrenages en bois est évité520.

513 En calculant les quantiles des diamètres des meules manuelles antiques pour chaque siècle, la médiane croit effec-tivement d’1 cm par siècle, passant de 40 cm au Ier à 44 cm au IVe siècle : Picavetet al. 2017a, p. 273, fig. 8.

514 Jaccotteyet al. 2011e, p. 293

515 Mille 2016, p. 805 516 Panckouke 1788, p. 46

517 curWen 1941, p. 18 ; hayeset al. 1980, p. 303-306 ; Peacock 1987, p. 69 518 Picavet 2016, p. 697-698

519 Peacock 1987, p. 69-70 520 Mille 2016, p. 805 et 807

8.2.1.3 L’inclinaison de la face active.

Avant même de piloter la création du Groupe Meule, F. Boyer et O. Buchsenschutz reconstituaient un petit moulin manuel « celtique » d’après les découvertes de Bibracte521. Leurs expérimentations aboutirent au constat de l’existence d’une « lumière » entre les deux éléments de ce couple théo-rique, c’est-à-dire d’une différence d’inclinaison de 2° entre la face active du catillus et celle de la meta, ménageant un espace pour l’introduction et le déroulement du grain entre les deux meules (fig. 177). Cette différence théorique se vérifie tant sur les meules manuelles que de grand format chaque fois qu’une étude statistique prend en compte des ensembles importants522. Un écart de 1 à 2° se vérifie aussi lorsque sont mis au jour de vrais couples de meules sur les sites archéologiques523. D’autre part, la conicité des faces actives est souvent réputée diminuer au cours du temps, depuis les moulins pompéiens et les meules hydrauliques de type « Avenches » à l’époque républicaine et au Haut-Empire, dont les pentes sont très élevées (entre 50 et 70° pour les premiers524, entre 18 et 35° à Avenches525 et entre 1 et 28° dans notre corpus gallo-romain), jusqu’aux meules plates du Moyen Âge et de l’époque moderne.

La donnée « conicité » prend donc toute sa place dans l’Histoire des techniques puisqu’elle répon-drait directement à des impératifs techniques liés aux aménagements de mise en rotation des mou-lins. Intervient le vieux débat sur l’interprétation du texte de Vitruve concernant la multiplication de la vitesse de rotation dans le moulin hydraulique526. Selon L.A. Moritz la conicité appliquée aux meules les plus précoces aide à l'évacuation de la farine en périphérie du moulin dans le cas d’une rotation lente, à traction animale ou à entraînement hydraulique sans rapport de multiplication de l’énergie527. Le texte de Vitruve528 n’est en effet pas très explicite sur la taille des engrenages de transmission de l’énergie, et l’utilisation d’une lanterne horizontale de grand diamètre dans laquelle s’engrènerait le rouet vertical solidaire de la roue à aubes induirait une vitesse de rotation plus faible pour la meule que pour la roue529. La baisse de conicité des meules serait donc à rapprocher de l’amélioration de l’efficacité des moulins, comme semble le démontrer l’étude de P. Mille sur les moulins médiévaux530 : la surface active des meules hydrauliques perdrait complètement son inclinaison à partir de la fin Xe siècle quand les moulins s’équipent de roues à aubes assemblées pour gagner en puissance et faire tourner des meules plus grandes à vitesse plus élevée. Si la vitesse de rotation d’un moulin à traction périphérique (rotation lente) est comprise entre 7 et 10 tours/ min.531, la vitesse idéale d’un moulin à eau avant le XIIIe siècle atteint les 60 tours/min.532. La force centrifuge est accrue et la surface active ne doit plus nécessairement être inclinée pour diriger la farine vers la périphérie.

Cette idée généralement admise depuis les travaux de L.A. Moritz dans les années 1950 n’a pour le moment jamais été contredite techniquement. Néanmoins nous constatons la prédominance dans

521 Boyer, Buchsenschutz 1998

522 Dans le nord de la Gaule : Picavetet al. 2011, p. 186-187 ; sur les meules en meulière : lePareux-couturier et al.

2017b, p. 248 ; à l’échelle de la France dans la base de données du Groupe Meule : lePareux-couturier, roBin 2017, p. 324.

523 À Avenches (Suisse) : castella, anderson 2004, p. 120 ; à Marquion (Pas-de-Calais) : Picavet 2014a, p. 155 ; à Lauwin-Planque (Nord) : étude P. Picavet dans leroy-lanGelin, Pernin 2015, p. 529

524 Baatz 1995, p. 10

525 castella 1994 ; castella, anderson 2004, p. 131

526 Moritz 1956 ; Moritz 1958, p. 122-123 ; Baatz 1995, p. 5-7 527 Moritz 1958, p. 106-107

528 vitruve, Les dix livres d'architecture, X, 5, 2

529 Moritz 1956, p. 194 ; Baatz 1995, p. 5-7 530 Mille 2016

531 Baatz 1995, p. 9 532 Mille 2016, p. 812

le nord de la Gaule, et ce dès le Ier siècle de notre ère, de meules de grand format à coni-cité très faible (moins de 10°), révélant, soit le manque de fondement technique de la théo-rie exposée, soit la multiplication de la vitesse de rotation des meules par un engrenage dès le Haut-Empire. La question de la multipli-cation de la vitesse est intéressante à ce niveau puisque le texte de Vitruve introduit, dès l’époque augustéenne, l’existence de systèmes d’engrenage qui la rendent théoriquement possible. Seulement, la version que nous ont fait parvenir les copistes du Moyen Âge évoque, dans le moulin à eau, une lanterne

horizontale plus grande que le rouet vertical533. Ce principe induit une réduction de la vitesse de ro-tation des meules au lieu de l’augmenter, ce qui n’a pas d’intérêt du point de vue des techniques mo-dernes de meunerie. Il est donc fort probable que les interprétations qui inversent les termes maius et minus soient correctes en rétablissant peut-être une erreur de copie. La multiplication de la vitesse de rotation des moulins serait ainsi effective dès la fin du Ier siècle av. J.-C. Témoignent de cette possibilité les pièces d’engrenages antiques de plus en plus nombreuses découvertes en contexte de moulin hydraulique dès le début du Ier siècle534 (voir § 9.2.4.3), ainsi que la lanterne d’engrenage du fort de Zugmantel (Saalburg, Hesse) datée de la deuxième moitié du IIe siècle.

Enfin, autre argument contredisant certaines théories évolutionnistes qui entourent le matériel de mouture, la conicité des meules manuelles gauloises est souvent très faible, voire nulle ou même par exception, négative, et ne reprend quelques degrés qu’à partir du Haut-Empire pour diminuer de nouveau à la fin de l’Antiquité.

Il importe donc de déconstruire et d’exposer très clairement les phénomènes à expliquer, et de bien distinguer les types de meules pris en compte afin de se libérer de tout évolutionnisme préconçu et de lier le plus étroitement possible les meules à leur système de mise en rotation et à leur contexte archéologique.

8.2.2 Aménagements techniques

Les aménagements techniques comprennent toutes les encoches et perforations assignées à la liaison et à l’entraînement des meules. Outre le diamètre, ce sont les éléments qui favorisent la reconstitu-tion des systèmes de mise en rotareconstitu-tion des moulins.

8.2.2.1 Les dispositifs latéraux d’entraînement

Le trou d’emmanchement, ou manchon, est l’encoche creusée dans le flanc ou la face supérieure du catillus manuel ou à traction périphérique pour son actionnement sur la meta. Plusieurs variantes de ces deux groupes ont été définies par le Groupe Meule suivant la position, l’orientation et la forme de l’encoche (horizontale, oblique ou verticale)535.

Les neufs types ainsi définis (le neuvième est l’absence de manchon) sont censés représenter l’en-semble des meules enregistrées en Gaule et quelle que soit la période entre l’Âge du Fer et le haut

533 vitruve, Les dix livres d'architecture, X, 5, 2, commenté dans Baatz 1995, p. 5-7

534 Un fragment d’alluchon en bois découvert à Art-sur-Meurthe (Meurthe-et-Moselle) : deFFressiGneet al. 2016,

p. 82

535 Jodryet al. 2011

Catillus