• Aucun résultat trouvé

S’il y a dans le cas de la Corse et de l’Amérique révolution, c’est surtout que l’enjeu même de ces mouvements est la liberté politique ou civile, ce que l’on appellerait aujourd’hui la participation du peuple au gouvernement. L’ori-gine de la révolution corse est, on le sait, comme celle de la révolution améri-caine, fiscale. Elle doit être rattachée à la décision prise en 1715 d’imposer aux Corses une taxe sur leur désarmement. Rappelons-en les raisons : un rapport paru cette année-là annonce que vingt-huit mille sept cent quinze homicides

8 Biblioteca Nazionale de Florence, carte Tommaseo, cassetta 76, partiellement publié in N. Tom-maseo, « Lettere di Pasquale De’Paoli », in Archivio Storico Italiano, tome XI, Florence, 1846, pp. 321-322.

9 Gordon S. Wood,La création, op. cit., p. 44.

10 Sur cette lecture voir le grand livre de Bernard Bailyn,The ideological origins of the American Revolution, Cambridge, Massachussets, 1967, pp. 55-93.

Révolution corse, révolution américaine ont été commis au cours des trente-deux années passées, soit une moyenne de neuf cents meurtres par an. Une exagération manifeste, mais révélatrice puisque le chiffre est avancé par le gouvernement génois lui-même11. Par-tant de là, les représenPar-tants insulaires – Nobles XII du Nord, Nobles VI du Sud – actionnés par le gouvernement génois, mais aussi par la société corse, réclament des mesures de désarmement. Les autorités génoises acquiescent mais s’affirment obligées de créer un nouvel impôt, appelé due seini, recueilli en même temps que la taglia, destiné à compenser la perte de bénéfice – le port d’armes faisait l’objet de patentes payantes – qu’elles subissent du fait de cette prohibition.

Ce n’est pas la première fois que les Génois imposent de telles augmenta-tions. Ils les appellent généralement sopra più (suppléments). On a connu dans l’île un donativo, un « don gratuit », au début des années 1580 qui doublait purement et simplement la vieille taglia et qui, prévu pour quatre années, est ensuite devenu permanent ; on a connu aussi la taxe levée pour la construc-tion du palais du gouverneur à Calvi, qui continue à être exigée en 1729 alors même que l’on a abandonné l’idée de l’installation du gouverneur dans cette ville en 165612, etc. Le rajout, cette fois encore, est d’importance. Mais, les pre-miers mouvements spontanés passés, c’est dans le domaine politique que va s’affirmer la revendication.

La nouveauté c’est que les Corses lient clairement la levée de l’impôt par les Génois à l’idée d’un contrat passé entre eux, détenteurs du pouvoir légis-latif et les Génois, détenteurs du pouvoir exécutif, dans des temps anciens.

Comme pour le Stamp Act américain de 1765, l’impôt des due seini révèle qu’il ne saurait y avoir d’impôt levé sans qu’une représentation insulaire soit réellement associée à la prise de décision. «No taxation without representation: ce leitmotiv devait sonner le glas des relations cordiales entre la couronne et les Treize colonies13», note Bernard Cottret. Comme pour le Stamp Act, aussi, la critique se développe à l’origine contre un impôt nouveau, c’est-à-dire contre une pratique que ne sanctionne aucune tradition. En matière fiscale, un nouvel impôt est considéré comme une agression. Le seul impôt acceptable serait un impôt consenti par la société insulaire, ce qu’à l’évidence celui-ci n’est pas.

Mais, le glissement est immédiat. Remettre en cause le nouvel impôt, c’est engager la discussion sur les impôts précédents, créés de la même manière.

Giulio Natali rappellera dans son Disinganno qu’à l’origine, lors du pacte dit

11 Cf. Pieter Spierenburg, « Violence and the civilizing process : does it work ? », in Crime, Histoire

& Sociétés, Crime History and Societies, 2001, vol. 5, no2, pp. 87-105.

12 Antoine-Marie Graziani, La Corse génoise, Economie, Société, Culture, 1453-1768, Ajaccio, 1997, pp. 71-72. Mais aussi « Fiscalité génoise et finance bastiaise », in Etudes Corses, no34, pp. 57-82.

13 Bernard Cottret,La Révolution américaine, La quête du bonheur, Paris, 2003, p. 54.

Antoine Marie Graziani

de Lago Benedetto liant les Corses aux Génois, la taglia avait été fixée à une lire par feu et que dans certaines régions on en paye désormais dix. Or, la représentation corse créée par les Génois a toléré cette situation. Il convient donc d’en changer la forme. Lors de la très agitée campagne des élections des Nobles XII pour 1730, à la suite des premiers événements, l’huissier envoyé par le gouverneur dans la pieve d’Orezza pour afficher les avis d’élections est pris à partie puis poignardé par un partisan d’un des futurs chefs pa-triotes, le Balanin Simone Fabiani. A cette occasion, Fabiani et d’autres chefs populaires demandent aux populations de ne pas participer au vote : « Le Prince demande les élections des XII, la Corse ne veut plus des XII ». L’élection devra d’ailleurs être repoussée à plusieurs reprises14. Le droit du peuple à la résistance constitue bien, comme en Amérique, la sanction extrême pro-tégeant la liberté du peuple au cas où le gouvernement violerait le contrat mutuel qui les lie.

On n’en est pas encore aux réflexions anachroniques de Salvini et de Paoli, en 1761, sur le contrat premier entre Gênes et la Corse où auraient co-habité un pouvoir législatif corse et un pouvoir exécutif génois. Mais on n’en est plus aux Nobles XII. L’heure est à la consulta, une réunion des députés des communautés au cours de fréquentes et brèves sessions de deux ou trois jours et que les chefs insulaires doivent consulter avant toute prise de déci-sion. Ce système, qu’auraient apprécié les whigs radicaux, paraît désuet à une époque où le parlement anglais s’est transformé en un outil professionnel qui fait ressembler les députés britanniques davantage à des gouvernants qu’aux représentants des gouvernés. Mais, on se place ici au niveau des principes, à l’idée de contrats primitifs qui auraient été bafoués. Dans le texte le plus passionnant de la période paoliste, La Corsica a suoi figli, l’argument de la ty-rannie et du manquement aux conventions est repris : « Le principat a été retiré (à Gênes) pour passer aux Magistrats de la nation par toutes les couches sociales du Royaume » et plus loin « la force et la légitimité d’une élection faite unanimement par les peuples avec les formalités nécessaires et avec de justes motifs ne peut être contestée ». Ce que refuse d’envisager le cardinal de Fleury lorsque dans sa lettre « aux Corses » il affirme : « Il ne s’agit point d’aller fouiller dans des temps reculés la constitution primitive de votre pays, et il suffit que les Génois en soient reconnus depuis plusieurs siècles paisibles possesseurs, pour qu’on ne puisse plus leur contester le domaine souverain de la Corse. »

Cette manière d’envisager les choses par les Corses est à elle seule l’in-dice d’un processus révolutionnaire. Les lignes ordinaires de clivage entre le privé et le public, le politique et le non politique se brouillent. L’espace

14 Antoine-Marie Graziani,Pascal Paoli, nouv. éd., Paris, 2004, p. 38.

Révolution corse, révolution américaine public dans lequel circulent informations et opinions, où les hommes se par-lent sans se connaître, se développe de manière extraordinaire. On voit au cours de cette période des hommes que nulle compétence particulière ne semble préparer à intervenir dans le débat politique, écrire des déclarations, des pétitions et des requêtes dont l’objet n’est rien de moins que la nature du pouvoir et du droit ou de la souveraineté du peuple, ou bien les causes de la corruption dans laquelle finissent par s’abîmer tous les Etats. L’île est bien en révolution.

La théorie corse du gouvernement est d’une simplicité irrésistible. La politique est en premier lieu le produit d’une lutte perpétuelle entre les passions d’un gouvernant ou d’un petit nombre de gouvernants et l’intérêt d’un peuple uni et homogène socialement. Ce qui est bon pour les gouver-nants génois est mauvais pour le peuple corse censé constituer une entité homogène. Un dualisme gouvernants/gouvernés on ne peut plus classique et qu’on retrouve dans la Révolution américaine. « Tout ce qui est bon pour le peuple, écrit Thomas Gordon, est mauvais pour ses gouvernants ; et tout ce qui est bon pour les gouvernants est mauvais pour le peuple »15. D’où, on l’a vu, l’idée de l’existence d’un contrat mutuel préalable. Pour certains, du côté corse, le pouvoir génois n’est que tyrannie, ce qui explique le caractère despotique de son gouvernement dans l’île puisqu’il refuse l’idée même du contrat. Théodore développera ainsi dans un de ses textes les plus fameux l’idée d’un pouvoir préexistant au pouvoir génois dans l’île, d’essence ponti-ficale, qui aurait été selon lui contractuel. Pour d’autres, au contraire, Salvini ou Paoli, un contrat a bien existé, mais il a ensuite été perverti : dans la cor-respondance des deux hommes en 1761 trois lettres expriment parfaitement ce point de vue. « Dans le Royaume, écrit ainsi le 13 juillet 1761 Pascal Paoli, il existait dix-huit représentants et il est parfaitement exact que sans l’assen-timent de ceux-ci la République ne pouvait ni faire des lois ni imposer des contributions ».

Dans une période où l’idée de classe sociale et d’intérêts de classe peinent à émerger dans le discours, le peuple corse est donc supposé constituer une classe sociale homogène, encore qu’il soit indiscutablement composé d’un nombre infini de degrés et de rangs reconnus par tous.Car, si tous relèvent les distinctions existant à l’intérieur du peuple, c’est le pouvoir politique qui demeure la seule espèce significative de pouvoir. Lui seul demeure séparé de la communauté et c’est ce qui le rend dangereux.

15 Gordon S. Wood,La création, op. cit., p. 51.

Antoine Marie Graziani