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François Quastana

II. Justifier la révolution

La partie la plus intéressante du texte constitutionnel des 16, 17 et 18 no-vembre 1755 est sans nul doute son préambule qui contient des formules qui n’ont pas manqué de susciter de multiples commentaires. L’immense majo-rité des analystes s’accordent pour reconnaître que le thème central de ce

34 « Son exemple a tant de force que les bons sont jaloux de l’imiter et que les méchants rougissent de ne pas le suivre » (Discours sur la première décade de Tite-Live, III, I, op. cit., p. 610).

35 Lettre de Paoli à Colonna-Anfriani, 4 janvier 1756, no74, pp. 183-185).

36 « Il ne suffit donc pas, pour le bonheur d’une république ou d’une monarchie d’avoir un prince qui gouverne sagement pendant sa vie ; il en faut un qui lui donne des lois capables de la maintenir après sa mort ». Machiavel dit cela juste après avoir fait part de sa conviction que « quiconque voudrait fonder une république réussirait encore mieux avec des montagnards encore peu civili-sés qu’avec les habitants des villes corrompues » (Discours sur la première décade de Tite-Live, III, I, op. cit., p. 413). Paoli ne pouvait qu’être sensible à cette opinion.

37 Journal d’un voyage en Corse et Souvenirs de Pascal Paoli (1768) in J. Boswell,En Défense des valeureux Corses,op. cit., p. 260.

38 Lettre de Paoli à Salvini, 28 octobre 1755 (Correspondance…,op. cit., I, no90, pp. 204-207).

François Quastana

préambule est la liberté reconquise du peuple de Corse, s’empressant d’y voir, à la suite de Dorothy Carrington, la reconnaissance de la liberté comme un droit naturel39. L’idée selon laquelle en récupérant leur liberté les Corses n’ont fait qu’exercer « un droit de nature » se retrouve d’ailleurs également expri-mée par Don Gregorio Salvini dans la Giustificazione, ouvrage conçu, comme l’indique son titre, pour justifier la Révolution de Corse40. La liberté dont il est question ici n’est pas cependant la liberté individuelle reconnue comme un droit naturel subjectif mais la liberté de la communauté entière, la liberté de la nation : ce que Milton et les républicains anglais appellent la «common liberty» caractéristique d’un Etat libre, ce que les patriotes Corses et Paoli nomment de même la «Commune libertà»41. Cette liberté commune consiste pour un peuple à ne pas être soumis à la domination d’une puissance étran-gère. Développée dans les écrits des historiens et moralistes romains, cette conception de la liberté a été redécouverte durant la Renaissance italienne par les partisans de libertà républicaine à travers l’exaltation de l’idéal classique de la civitas libera, avant d’être reçue en Angleterre dès la première moitié du XVIIesiècle42. C’est à cet idéal classique de liberté, défendu en son temps par Cicéron, qui fait regarder la liberté comme le plus précieux de tous les biens et implique que les citoyens soient prêts à mourir pour elle, qu’adhèrent Paoli et son ami Don Gregorio Salvini. Un passage de la Giustificazione construit à partir de morceaux choisis du De officis, du De finibus, du Songe de Scipion, des Philippiques et du Pro Sextius l’illustre tout particulièrement :

« Cicéron, bien que païen, nous apprend à affronter les périls, les fatigues, les douleurs pour défendre la patrie […] à perdre volontiers la vie pour son salut, à accueillir généreusement la mort pour sa liberté ; à l’aimer davantage que ses propres enfants, parents et amis […] à estimer qu’il n’y a pas de chose plus glorieuse et sublime que de libérer la patrie des périls […] et incite à imiter les Brutus, les Camille, les Decius, les Curius, les Fabricius, les Scipion, les Lentulus, qui pour avoir bien servi la patrie, sont comptés au nombre des Immortels »43.

Ces lignes ne constituent pas un passage isolé. Les références de ce type abondent dans les textes de la Révolution corse, du manifeste des chefs corses

39 D. Carrington, « Pascal Paoli et sa Constitution », Annales historiques de la Révolution Fran-çaise, no218, 1974, pp. 508-541 ;La Constitution de Pascal Paoli, 1755, Ajaccio, La Marge, 1996.

40 Cette idée se trouve dans l’ultime édition de la Giustificazione en 1764 dans les notes rédigées en réponses à l’Antigiustificatore: «procurandosi la libertà [i Corsi esercitano un diritto di natura […]» (Giustificazione della Rivoluzione, Campoloro, Francesco Batini, 1764, p. 343).

41 « Les habitants de Calvi et d’Algajola aussi, […] sont continuellement venus par terre et par mer pour montrer à son Excellence les sentiments de leur attachement à la Patrie et leur désir vif de pouvoir un jour jouir même eux des avantages de la liberté commune (i vantaggi della Commune libertà) » (Ragguagli dell’Isola di Corsica. Janvier à mai 1766, Isola Rossa, 27 mai, pp. 4-5).

42 Cf. à ce propos Q. Skinner,La liberté avant le libéralisme, Cambridge University Press, 1998, tr. fr., Paris, Seuil, 2000, pp. 22-30.

43 Giustificazione…,op. cit., pp. 271-272.

Une relecture de Pascal Paoli aux puissances européennes qui s’achève par la célèbre devise des Macca-bées :Melius est in bello mori quam videre mala gentis nostrae que Paoli invite son père à se remémorer44 jusqu’au fameux Discours à la Valorosa Gioventù de 1768 dans lequel il exhorte la jeunesse corse au combat pour la défense de « l’état et des prérogatives d’un peuple libre »45. A un autre endroit de la Giustificazione, Salvini se plait à opposer l’amour de la liberté qui est le propre des Corses, peuple agriculteur et guerrier, à l’instar des anciens Romains loués par Caton et Cicéron, à l’esprit de servitude qui caractérise les Génois, peuple marchand et « faquin », qui emploient pour se défendre des soldats professionnels46. On retrouve ici des thèmes-phares de la tradition républicaine classique et ma-chiavélienne : l’opposition entre vertu et commerce, la croyance en la supé-riorité des milices de citoyens sur les armées de mercenaires. L’usage de ces références antiques, de ce langage idéologique et de cette rhétorique incanta-toire ne constitue pas un simple exercice de style, il a un but précis : justifier la Révolution et inciter les Corses à défendre leur liberté.

Durant la dizaine d’années pendant laquelle il a tenu les rênes du gou-vernement, Paoli a eu pour principal objectif d’établir aux yeux de l’Europe l’indépendance et la souveraineté de la Corse vis-à-vis de la République de Gênes. Cette situation d’un peuple ayant à justifier sa souveraineté et affir-mer son indépendance en s’affranchissant de la domination d’une puissance jadis tutélaire n’était pas totalement inédite. C’était à un problème politico-juridique à peu près de la même nature que furent confrontées, au Moyen Age, les cités toscanes vis-à-vis de la domination de l’Empereur germanique.

Il revint à Bartole de Sassoferato l’honneur d’en fournir la solution. Au terme d’une longue réflexion autour de la notion de merum imperium, le célèbre ju-risconsulte italien parvint à la conclusion que, dès lors que ces cités étaient gouvernées par des « peuples libres », on pouvait les considérer comme sibi princeps, Empereur en elles-mêmes47.

Il est tentant de rapprocher cette dernière expression avec les termes employés par Paoli dans le préambule « le peuple Corse unique maître de lui-même » «unico patrone di se medesimo»48 et ce, d’autant que les traités de Bartole, notamment le De Tyranno, sont loin d’être inconnus des patriotes

44 Lettre de Paoli à son père, 17 octobre 1754 (Correspondance…,op. cit., I, no14, pp. 78-81).

45 Valorosa Gioventù di Corsica (Ragguagli dell’Isola di Corsica, hors série, 1768, 2 p.).

46 Giustificazione…, op. cit., pp. 194-195. Cette comparaison était classique. Michel Vergé-Franceschi cite une lettre de Du Bellay au connétable de Montmorency datée du 7 juin 1753 dans laquelle on peut lire ces mots « Les Corses ne prennent point de plaisir d’être sous les Génois qu’ils estiment marcadants et canailles auprès d’eux qui se disent nobles, et de fait il y a de bien anciennes maisons ». (Paoli…,op. cit., p. 85).

47 Cf. Q. Skinner,Les fondements de la pensée politique moderne,op. cit., pp. 34-38.

48 Constitution de la Corse, 16, 17, 18 novembre 1755 (Correspondance…, op. cit., I, no97, pp. 222-223).

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corses du XVIIIesiècle. Dès 1736, dans le Disinganno, Giulio Natali s’appuie à plusieurs reprises sur ce fameux traité, n’hésitant pas à faire de Bartole l’« Hercule » des Corses dans l’entreprise de justification de leur révolte contre la tyrannie génoise49. Quant à Salvini, il emprunte directement les grandes lignes du plan de la Giustificazione à celui qu’il considère comme « le plus autorisé parmi les Légistes »50.

Ce n’est cependant pas dans le De Tyranno que figure la théorie de Bartole sur la souveraineté des cités mais dans ses Commentaires sur le Digeste et le Code où il examine si le merum imperium que les cités italiennes se sont arro-gées et exercent de facto peut être véritablement fondé in iure. Bartole estime que bien que dans les faits ces entités exercent réellement cette souveraineté, il est néanmoins nécessaire qu’elles détiennent ce titre de l’empereur où, à défaut, qu’elles puissent apporter la preuve qu’elles ont exercé le merum im-perium depuis très longtemps. C’est le cas de cités comme Florence qui ne se reconnaissent aucun maître et élisent leur propre chef. Dans ce cas de figure, le peuple lui-même constitue le seul souverain, une longue période de temps servant à confirmer un contrat51. Rien ne permet d’affirmer avec certitude que Paoli connaissait cette théorie mais il est frappant de constater qu’il adopte dans une lettre à Salvini du 13 juillet 1761 un raisonnement assez semblable, fondé sur l’existence d’un contrat primitif. Dans cette lettre, Paoli s’arrête sur une assertion contenue dans des Chroniques historiques attribuées à Filippini et qui avait été également utilisée par l’auteur du Disinganno52: Les Corses n’ont pas été conquis par les Génois. Bien au contraire, dès 1358, ils ont été liés par une convention à la République de Gênes. Selon Paoli, la preuve de l’existence de cette convention n’est pas suffisamment établie dans le texte de Filippini, mais elle l’est, en revanche, lorsqu’on analyse l’ancienne constitu-tion du gouvernement de la Corse. En effet, dans ce gouvernement qui était

« conventionné », les Corses avaient conservé et exercé « la majeure partie du pouvoir législatif » tandis que le pouvoir « exécutif » avait été confié aux Gé-nois. D’ailleurs, la Sérénissime n’avait jamais pu, jusqu’à des temps très ré-cents, faire des lois et lever des contributions sans l’assentiment des représen-tants de l’île53. Cet argument est également repris et résumé, en des termes

49 «Il Bartolo sarà il nostro Ercole» (Disinganno Intorno alla Guerra di Corsica. Scopreto da Curzio Tulliano ad un suo amico dimorante nell’Isola, 1736, édition, traduction notes et commentaires J.-M. Arrighi et Ph. Castellin, Ajaccio, La Marge, 1983, p. 11).

50 «più autorevole frà Legisti» (Giustificazione…, op. cit., p. 265).

51 Cf. Q. Skinner,Les fondements de la pensée politique moderne, op. cit., pp. 35-36.

52 «La Corsica non è Paese di conquista de’Signori Genovese, ma confederato o convenzionato»

(Disinganno…,op. cit., p. 75).

53 Lettre de Paoli à Salvini, 13 juillet 1761. Archives Départementales de la Corse-du-Sud, 1 J 1/ 2 Ms.

publié in Perelli, Lettres de Pascal Paoli,B. S. H. N. C., 1886, pp. 180-183. Cette référence nous a été très aimablement communiquée par le Professeur Antoine-Marie Graziani.

Une relecture de Pascal Paoli qui rappellent à s’y méprendre ceux de Paoli, dans un écrit intitulé Lettre d’un Corse habitant en Corse à un autre demeurant à Venise et publié en appendice de l’ultime édition de la Giustificazione. La République de Gênes n’a jamais été le maître légitime et absolu de la Corse. C’étaient les Nobles douze et les Nobles six, institutions représentatives du Corps entier de la Nation, qui détenaient toutes les marques de souveraineté et notamment le « pouvoir législatif » dont découlent toutes les autres. Les Corses étaient de ce fait « princes et co-maîtres ». En niant l’existence de cette « convention qui est un contrat onéreux qui oblige réciproquement les parties », les Génois ont rompu ce pacte, ils ne sauraient donc invoquer aucun droit de souveraineté et de propriété sur l’île ni in iure ni in facto54.

Ceci étant, Paoli ne songeait nullement à la restauration de cette ancienne et très probablement mythique constitution. On doit en effet avoir à l’esprit que les Révolutions de Corse ont précisément débuté en 1729 par un rejet des Nobles douze55, cette institution ayant été considérée dès cette époque comme très insuffisamment représentative de la nation. Pour le peuple corse, pro-clamer sa souveraineté et sa liberté reconquise n’était donc pas suffisant, la meilleure justification qu’il pouvait en fournir résidait dans la création d’ins-titutions politiques stables et durables caractéristiques d’un Etat libre.