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Il me semble nécessaire d’envisager les langues des signes dans une sémiologie large de la

communication humaine, qui tienne compte de tous les modes d’expression de l’être humain : la parole vocale et la parole gestuelle, des entendants comme des Sourds. Ainsi, parmi les propositions faites en ce sens, j’ai retenu particulièrement les travaux de Kendon 1988 ; McNeill 1992, 2005 ; Armstrong, Wilcox et Stokoe 1995, et, pour les recherches francophones, les travaux de Cosnier 2008 ; Boutet 2001, 2008, 2010 ; Boutet et Cuxac 2008 ; Cuxac 1996, 2000, 2008, 2013 ; Gaucher 2013.

Une mise en garde, cependant : même si tout individu, sourd ou entendant, utilise le même substrat corporel, il ne faut pas négliger les particularités du corps sourd, comme le souligne l’anthropologue Charles Gaucher :

« On ne saurait évacuer le corps pour parler de l’identité sourde, premier constat qui peut paraître un peu simpliste vu de l’extérieur, mais qui est loin d’être banal lorsqu’on tente de comprendre les

implications ethnolinguistiques qui marquent l’expérience des Sourds. (…)

Nul doute que certaines incapacités peuvent être suppléées par des moyens technologiques, mais, pour reprendre les mots de Mottez (1977), à « s’obstiner contre les déficiences, on augmente souvent le handicap ». C’est dire enfin que la différence sourde est loin de se résumer à une déficience de l’ouïe : elle comporte indubitablement une composante sociale, puisqu’elle implique une redéfinition complète du rapport à la communication et du processus de socialisation des personnes sourdes. Ce qui mène à un deuxième constat qui peut, lui aussi, sembler simpliste : l’ouïe n’est pas uniquement le lieu où entrent des sons dans le corps, c’est le sens qui a anthropologiquement été privilégié par le langage, condition essentielle de socialisation des humains. » (Gaucher 2013 : 95)

Cette spécificité anthropologique des Sourds est à mettre en rapport avec l’hypothèse de Cuxac (2013) de la pertinence de la surdité — c’est-à-dire du fait de ne pas entendre — dans l’organisation syntaxico-sémantique des langues des signes, basée sur une utilisation pertinente de l’espace et sur le recours à l’iconicité, comme nous le verrons dans les sections suivantes.

2.1.2 Le continuum de Kendon (1988) : apports et limites

Kendon (1988) propose une typologie globale des gestes qui sert de référence dans le domaine. Il fait l’hypothèse d’un continuum qui varie en fonction de l'information que ces gestes véhiculent et selon la présence de la parole vocale, comme l’illustre la figure 1 ci-dessous :

Figure 1: Le continuum de Kendon (1988) et ses quatre continua. (Schéma traduit en français dans Boutet, Sallandre et Fusellier-Souza 2010 : 57)

Avec, pour chaque étape du continuum, de gauche à droite :

 Gesticulation : mouvements spontanés idiosyncrasiques des mains et des bras pendant la parole.  Gestuelle : gestes quasi linguistiques, grammaticalement intégrés à l'énoncé.

Continuum 1 : relations à la parole

Présence obligatoire... ...Absence obligatoire Continuum 2 : relations aux propriétés linguistiques

Absence...Présence

Gesticulation>Gestuelle>Pantomime>Emblème>Langue des Signes

Continuum 3 : relations à la convention

Non conventionnelle...Pleinement conventionnelle Continuum 4 : relations à la sémiose

 Pantomime : gestes sans parole utilisés au théâtre pour raconter une histoire.

 Emblèmes : gestes culturellement marqués et stabilisés, par exemple d'insulte et d'éloge.  Signes de la langue des signes : ensemble de gestes et de postures qui forment un système de

communication linguistique complet.

Si l’on considère ce continuum de gauche à droite : la présence obligatoire de la parole vocale décline et le caractère linguistique et conventionnel augmente.

On peut naturellement adresser diverses critiques à ce continuum, mais il faut reconnaître que celui-ci a permis d’ouvrir la perspective et de rompre un certain cloisonnement entre l’étude de la

communication des entendants et celle des Sourds en incluant les trois systèmes (gestualité coverbale, parole vocale et parole signée) dans une sémiologie commune, ce qui a été déterminant pour de nombreux chercheurs, en psychologie, en linguistique comme en anthropologie.

La principale critique que nous avons faite à ce continuum a été la place que Kendon accordait à la pantomime. En effet, dans un article collectif (Boutet, Sallandre et Fusellier-Souza 2010), nous proposions au moins quatre arguments pour distinguer la pantomime et les structures de transferts22 des langues des signes : en premier lieu, alors que la pantomime est une forme d'expression

artistique, les transferts font partie intégrante du système linguistique des langues des signes. En second lieu, face à l'adhérence du corps au monde dans la pantomime (et à son statut artistique), les transferts révèlent une possibilité de détachement au monde telle que le corps peut représenter autre chose que lui-même (les mains d’un signeur peuvent décrire les oreilles d’un animal, alors même qu’il a lui-même des oreilles ; le signeur peut choisir sa perspective, interne ou externe, alors que le mime est toujours en perspective interne, etc.). Ensuite, le corps pantomimique ne peut qu'être global, tandis qu'il est segmenté dans les transferts bien que d’apparence holistique (voir par exemple les structures de doubles transferts, qui offrent un morcellement corporel maximal du corpus du signeur). En dernier lieu, si la pantomime reflète une sémiose de l'acte, les transferts s’inscrivent dans du langagier.

L'ensemble de ces différences pousse à extraire la pantomime du continuum de Kendon et à

considérer que son inclusion relève en fait d’un certain phonocentrisme, très ancré historiquement, et ce, malgré la tentative de Kendon de se centrer sur le gestuel. En outre, aujourd’hui, je pense plutôt que de vouloir sortir la pantomime du continuum, c’est plus une relativisation complète de celui-ci qu’il convient d’opérer car ses différentes étapes (gesticulation, gestuelle, emblèmes, etc.) sont en fait chacune très hétérogènes. Ce n’est pas seulement la pantomime qui pose problème mais l’ensemble des étapes, par l’absence de critères formels et fonctionnels qui permettent de les distinguer

clairement.

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