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Analyse quantitative du récit Tom et Jerry chez six adultes et trois enfants

6.3 Densité sémantique

6.3.2 Analyse quantitative du récit Tom et Jerry chez six adultes et trois enfants

Figure 55 : Le même extrait produit par trois enfants de 4;8, 10;0 et 11;8 ans (corpus Creagest-Acquisition, Sallandre et L’Huillier 2011)

Concernant les enfants, ils parviennent tous les trois à exprimer cette séquence complexe mais par des moyens différents. La figure 55 présente une capture vidéo de chacune de leur production. Sur cette figure, les trois enfants produisent un transfert personnel classique. Mais, tandis que l’enfant de 4;8 ans ne produit qu’une alternance de TP classiques et d’unités lexicales, les deux enfants plus âgés produisent des doubles transferts après leurs TP classiques, ce qui leur permet d’exprimer un agent par une main (la souris) et de figurer le patient (le chat) par le reste du corps. Ainsi, l’enfant plus jeune semble avoir besoin d’exprimer les événements dans la séquentialité du discours et possède une palette de catégories de transferts encore limitée, les enfants plus âgés, eux, sont en mesure de gérer l’expression simultanée de plusieurs événements grâce à des catégories complexes.

6.3.2 Analyse quantitative du récit Tom et Jerry chez six adultes et trois enfants

Après cette analyse qualitative d’un passage du récit Tom et Jerry, je propose un aperçu quantitatif sur le récit complet. Les résultats pour les six adultes sont issus de Pettita, Sallandre et Rossini (2013) tandis que ceux pour les trois enfants (en comparaison avec les six mêmes adultes) sont issus de Sallandre (2013) et Sallandre et L’Huillier (soumis). Par ailleurs, une comparaison a été proposée dans la section 5.5 pour ce même récit produit en LSF et en LS roumaine.

Même s’il s’agit d’une étude préliminaire sur un petit nombre de sujets, le tableau 17 et le graphique 9 donnent des éléments d’information à plusieurs niveaux : ils montrent tout d’abord la proximité dans les productions des enfants de 10 et 11;8 ans, tant en termes de durée du récit que du durée moyenne d’une unité (tout juste égale à 1 seconde) 122 ainsi qu’en termes de pourcentages des

catégories. Leur profil de signeur est donc très proche pour ce récit 123, bien que, qualitativement, on voie des différences, notamment sur l’usage des paramètres non manuels (par exemple, les

expressions faciales sont plus variées et plus précises chez l’enfant de 11;8 ans). Par ailleurs, l’enfant de 11;8 ans produit un taux de doubles transferts (17%) bien au-dessus de la moyenne des adultes (8%) et de l’enfant de 10 ans, ce qui met en évidence la capacité de cet enfant à gérer la simultanéité des informations sémantiques. De plus, ses doubles transferts sont non seulement fréquents, ils sont de plus associés à des expressions faciales riches, qui renseignent sur l’état mental des personnages transférés en même temps que sur l’état d’esprit de l’enfant-énonciateur vis-à-vis de son récit (pour un développement sur la finesse des expressions du visage dans les conduites de récit, voir Cuxac 2000 et Caron 2013).

V. 4;8 ans S. 10;0 ans A. 11;8 ans

Moyenne 6 adultes Informations générales :

Durée production (en secondes) 32 88 63 98

Effectifs par production (nb d’unités) 19 88 64 123

Durée moyenne de l'unité (en sec) 1,7 1,0 1,0 0,8

Pourcentage des catégories :

T. Taille et Forme (%) 5 15 5 11 T. Situationnel (%) - 7 5 10 T. Personnel (%) 58 35 33 24 TP dialogue (%) - 6 6 8 Semi-TP (%) - 5 2 5 Double Transfert (%) - 8 17 8 Semi-DT (%) - 0 3 0 U. Lexicale (%) 37 22 25 27 Pointage (%) - 1 2 6 Dactylo (%) - 0 2 0 ? (%) - 2 2 2 Total % 100 100 100 100

Tableau 17 : Données quantitatives (durées, effectifs et pourcentages) de trois enfants et six adultes dans le récit Tom et Jerry (corpus Creagest-Acquisition, Sallandre et L’Huillier 2011)



Cette durée d’une unité égale à 1 seconde en moyenne se retrouve également pour les 39

productions analysées dans le corpus LS-COLIN chez des adultes (Sallandre 2003). Cela représente une moyenne car les durées sont en réalité très variables en fonction des catégories : les pointages sont en général extrêmement rapides, les UL sont effectuées en 1 seconde en moyenne, tandis que les UT peuvent atteindre plusieurs secondes pour une seule unité.

123 

A la différence près des doubles transferts, qui sont beaucoup plus utilisés chez A. (11;8ans) que chez les autres enfants et les adultes.

Graphique 9 : Représentation graphique des données brutes présentées dans le tableau 10.

Par ailleurs, on observe que l’enfant le plus jeune signe lentement124 (1,7 secondes par unité, contre 1 seconde chez les enfants plus âgés et 0,8 seconde en moyenne chez les adultes) et peu (19 unités contre 88, 64 et 123 unités). Concernant les catégories employées, il construit son discours au moyen des deux grandes catégories canoniques de la LSF que sont les unités lexicales et les transferts personnels, tout en utilisant quelques transferts de taille et de forme. Il n’a pas encore à sa disposition, pour ce récit, tout le panel des structures possibles, notamment il ne produit pas de transferts situationnels ni de pointages, contrairement aux autres enfants et aux adultes. Cet enfant est le seul à ne pas produire de doubles transferts, ce qui fait écho au point précédent sur la densité sémantique. Ces structures, très complexes à gérer du point de vue articulatoire et cognitif ne sont pas produites chez cet enfant alors que le stimulus induisait justement, par sa complexité, une proportion potentiellement importante de doubles transferts. Enfin, le regard de l’enfant le plus jeune reste souvent adressé à l’adulte, même lorsqu’il est en transfert personnel, alors que les deux enfants les plus âgés et les adultes décrochent leur regard quand ils produisent des transferts, conformément à la grammaire de la LSF. Cela révèle un stade de développement chez l’enfant de 4;8 ans qui est par ailleurs équivalent à ce qu’a trouvé Jacob (2007) pour ses sujets les plus jeunes (4-5 ans), mais qui semble un peu différent des observations de Reilly (2006), qui constate, chez ses sujets en ASL125, un décrochement du regard de l’allocutaire maîtrisé assez tôt, dans le cas de conduites narratives. Là encore, il faudra poursuivre l’étude fine des données et des métadonnées des enfants pour pouvoir tirer des conclusions fiables.

124 

Plus exactement, il fait de longues pauses entre les signes, comme pour chercher ce qu’il va dire. 125



6.4 Synthèse

Le champ de l’acquisition des langues des signes est gratifiant intellectuellement et il permet par ailleurs d’avoir un ancrage direct avec la recherche appliquée, puisque la demande est grande de la part des professionnels de l’enseignement de ces langues. En effet, ces professionnels ont besoin d’en connaître les étapes d’acquisition, en fonction des registres, des genres discursifs, des situations d’interaction, et, surtout, en fonction des profils de signeurs, afin d’élaborer des programmes didactiques réalistes par rapport aux compétences des apprenants (voir Gonzalez et al 2013 notamment). Les recherches en acquisition des langues des signes comme langue 1 ont progressé notablement depuis deux décennies, mais celles concernant la langue 2 ou 3 n’en sont qu’à leurs prémisses (voir Chen Pichler 2012 : 676, pour la situation aux Etats-Unis). Ainsi, l’acquisition est un domaine privilégié pour l’articulation entre recherche fondamentale et recherche appliquée. Il est donc particulièrement crucial, dans ce domaine, de rester attentif aux besoins du terrain.

Mes recherches dans ce domaine sont pour l’instant fondées sur des études de cas et restent avant tout qualitatives. Néanmoins, mes premières observations, tant concernant la maîtrise, en fonction de l’âge, des structures de transferts, du lexique et des pointages, que du domaine spatial, tendent à montrer les compétences linguistiques des enfants sourds signeurs, qu’ils soient issus de familles sourdes ou entendantes. Les enfants, ici, à partir de 5 ans, sont capables de produire les mêmes structures que les adultes, et dans des proportions assez similaires. Naturellement, les structures les plus complexes (les doubles transferts) ne sont pas encore maîtrisées à 5 ans et sont compensées par deux éléments : l’usage plus important de transferts plus simples (les transferts personnels, en premier lieu) et l’expression des énoncés complexes dans la successivité du discours plutôt que dans la simultanéité.

Enfin, les études sur diverses langues des signes (française, turque, américaine et homesigns)

abordées brièvement dans ce chapitre constatent toutes une grande proximité entre langues des signes et au contraire des différences importantes entre langues vocales. Il semble donc y avoir une influence de la modalité, ou, tout au moins, celle-ci serait à prendre en compte dans les rapports entre langage et cognition.

7 Conclusion et pistes de recherche

Lorsqu’on parvient à capter la vibration du vivant, alors on peut parler d’une bonne photographie.

René Burri (1933-2014), photographe.

À l’issue de ce volume 1 d’habilitation à diriger des recherches, j’ai à la fois la satisfaction de constater le chemin parcouru depuis la thèse et avant elle, en même temps que la frustration d’être certaine que les pages présentées ici ne sont qu’une photographie de mes activités d’enseignant-chercheur, et du champ dans lequel j’évolue.

Une photographie, si elle capte ne serait-ce qu’un peu de la vibration du vivant du sujet qu’elle s’est donnée — ici, les personnes sourdes et leur(s) langue(s)— peut déjà être une contribution. Ce volume, d’ailleurs, comporte beaucoup de photographies, des instants de parole de locuteurs aux vécus divers dont j’ai tenté d’extraire la substance et d’expliquer l’ unité, au-delà des frontières et des générations.

Mais on ne saurait en rester là, et cette photographie doit maintenant rejoindre un album

multiforme… C’est pourquoi, pour conclure ce volume 1, je voudrais revenir brièvement sur certains points qui me paraissent importants dans le champ et dans mes recherches propres, puis donner quelques pistes sur les recherches que j’aimerais mener et encadrer dans les années à venir.