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Avant d’entrer plus en détail dans les structures compositionnelles des langues des signes (chapitre 3), il convient de préciser de quels composants sont constituées ces structures. Ces composants sont communément appelés paramètres en linguistique des langues des signes. Il s’agit, au départ, uniquement des éléments manuels suivants : configuration, orientation, emplacement et mouvement. Les paramètres non manuels, à savoir l’expression faciale, la posture corporelle (ou mouvement du buste), le regard et le mouvement labial viendront plus tardivement dans l’analyse des langues des signes. En renvanche, très tôt dans la littérature, on s’est interrogé sur le statut de ces paramètres : sont-ils assimilables aux phonèmes des langues vocales ou plutôt aux morphèmes ? Stokoe (1960) est

le premier à faire l’hypothèse de la double articulation de la langue des signes américaine, l’ASL, qui serait constituée de chérèmes et de kinèmes, commutables au même titre que les phonèmes et les morphèmes de l’anglais. Cette hypothèse, bien que très fructueuse dans le contexte de l’époque, car permettant de reconnaître à l’ASL le statut de langue à part entière, posait déjà problème. D’ailleurs, Stokoe revient dessus trente ans plus tard (Stokoe 1991) et va même jusqu’à proposer une

phonologie sémantique35 qui se rapproche, par certains aspects, de la proposition de Cuxac (2004) de considérer le sens intrinsèque contenu dans de nombreux paramètres et d’inverser la double

articulation.

Par ailleurs, d’autres chercheurs ont indiqué qu’il n’y avait pas d’impossibilité absolue à intégrer des informations sémantiques dans le niveau du phonème. C’est le cas de Millet (1998) qui considère qu’il peut y avoir un entre-deux et elle nomme Unités Linguistiques Intermédiaires (ULI) ces unités à cheval entre deux niveaux d’articulation et donc entre deux statuts, celui de morphème et celui de phonème. En outre, sans renier l’idée générale d’une double articulation dans les langues des signes, Millet (1999 : 136) suggère plutôt une triple articulation, à cause du statut particulier du mouvement manuel, qui est continu, alors que les autres paramètres manuels sont discrets.

Les unités (lexicales et de transferts) des langues des signes sont donc compositionnelles : il existe une combinatoire entre les paramètres manuels et non manuels. Comme je viens de l’évoquer, dans le modèle sémiologique, la combinatoire se situe plutôt au niveau du morphème alors que pour d’autres approches, les paramètres sont assimilables plutôt à des phonèmes, et ce, bien que certains auteurs reconnaissent clairement les effets de l’iconicité sur les phonèmes des langues des signes (Blondel et Tuller 2000 ; van der Kooij 2002 ; Brentari 2012 : 38).

Une autre différence majeure, me semble-t-il, entre la proposition du modèle sémiologique et les autres approches, est d’accorder le statut d’unités compositionnelles aussi bien aux unités lexicales qu’aux unités de transferts. D’autres approches, en effet, accordent seulement aux unités lexicales la possibilité d’être doublement articulées, les depicting signs étant un mélange entre lexical et gestuel, ce qui ne les rend pas décomposables au même titre (Liddell 2003, notamment), et ce, malgré des tentatives récentes de clarification (Ferrara 2012).

Mais cette question du statut des composants infra-lexicaux des langues des signes est loin d’être définitivement réglée et dépend naturellement du niveau d’analyse dans lequel on se place. En témoignent les publications, colloques et thèses dans le domaine : la thèse de Boutora (2008) pose clairement l’ensemble des problèmes théoriques et méthodologiques liés à l’existence d’une véritable phonologie des langues des signes. L’auteur conclut que —pour dire les choses simplement — le champ ne s’est pas encore donné les outils théoriques suffisants pour véritablement poser l’existence d’une phonologie des langues des signes. Boutet et Garcia (2007) ont réalisé une base de données des signes lexicaux en LSF (BDLSF) sur la base de l’hypothèse d’une organisation morphophonétique des signes afin de dégager les corrélats formels associés à chaque valeur morphémique des paramètres et 35



mettre en évidence les contraintes en jeu dans la structuration des signes. Plus récemment, à travers la question du statut et du fonctionnement des émergences lexicales en LSF, Garcia (2010, 2013, 2014, à paraître) et Garcia et L’Huillier (2013) mettent au centre de leur problématique la nature des unités et les niveaux d’organisation en langue des signes. Elles militent en faveur d’une analyse des unités lexicales et de transferts qui tienne compte du niveau infra-unité, c’est-à-dire du niveau du composant. Enfin, dans le domaine de l'informatique et du traitement automatique des langues des signes, Braffort (2008 : 23) et Filhol, Hadjadj et Choisier (2014) confirment que le remise en cause proposée par Cuxac et ses collègues sur le statut des composants des langues des signes a aussi des répercussions sur les recherches dans ces domaines qui sont plutôt habitués à travailler au niveau du phonème que du morphème.

2.6.2 Les paramètres manuels et non manuels

Les paramètres manuels sont traditionnellement au nombre de quatre, pour chacune des mains : configuration, orientation, emplacement et mouvement36. Depuis les premières recherches de Stokoe et des chercheurs sur l’ASL, dont Battison (1978), quasiment tous les chercheurs des langues des signes du monde ont repris ces paramètres, en intensifiant plus ou moins leurs descriptions sur l’un ou l’autre des paramètres.

Concernant l’analyse de la LSF, dans une approche un peu différente de celle de Cuxac, bien que partageant une logique d’ensemble proche, Millet (1997, 1999) a particulièrement travaillé sur le paramètre du mouvement manuel, et elle relève que ce paramètre est un peu différent des trois autres, par son aspect discontinu, et qu’il est primordial notamment pour expliquer des phénomènes syntaxiques d’espace et de temps. Elle en conclut (Millet 1999 : 136) : « Ainsi le mouvement est bien,

et c’est la moindre des choses, le moteur de la LSF, tant au plan syntaxique que lexical . » Ainsi, pour ce

qui concerne les paramètres manuels, alors que Cuxac (2000) a particulièrement creusé l’étude du paramètre de la configuration, en dégageant une liste très complète de valeurs morphémiques de celles-ci dans les structures de transferts, Millet a approfondi, quant à elle, le paramètre du mouvement manuel.

Les paramètres non manuels sont également au nombre de quatre (regard, expression faciale, posture corporelle et mouvement labial) mais ils sont de nature très différente des paramètres manuels, car, contrairement à ces derniers, ils sont moins discrétisables et ils ne font pas l’objet d’un consensus dans la littérature. À ce propos, rappelons que l’approche française a depuis le début des recherches sur la LSF particulièrement valorisé la fonction fondamentale des paramètres non

manuels pour comprendre toutes les subtilités du discours signé : Jouison (1995) pour une analyse notamment du buste et des postures corporelles comme marqueurs du sujet-énonciateur, Cuxac (1996, 2000) pour les fonctions du regard et des mimiques faciales, comme le détaille Garcia (2000, 36



Dans les chapitres 3, 5 et 6, comme je reviens sur les fonctions associées à chaque paramètre à travers l’analyse d’exemples vidéo, j’ai choisi ici de ne pas entrer dans les détails.

2010). Cependant, on note dans la littérature internationale un regain d’intérêt pour ces éléments non manuels, en témoigne le récent workshop sur ce thème (organisé par Crasborn et al 2014 ; pour notre contribution, voir Balvet et Sallandre 2014), qui propose des analyses pointues sur certains paramètres non manuels, en traitement automatique des langues des signes comme en linguistique fondamentale.

Pour synthétiser, on peut souligner pour ce point deux particularités du modèle sémiologique :  La prise en compte de la valeur sémantique des paramètres. Les paramètres sont des morphèmes

en même temps que des phonèmes (ce qui n’est pas incompatible, d’ailleurs, si on prend les exemples pour des phonèmes comme /a/ et /o/ qui, en français, sont à la fois des phonèmes et des morphèmes, voir Cuxac 2004).

 La prise en compte d’emblée de huit paramètres (quatre manuels, quatre non manuels).

Naturellement, le nombre de paramètres dépend de l’objet d’étude 37 : si la description linguistique est faite au niveau du discours, alors il faut prendre en compte les huit paramètres manuels et non manuels. Si l’analyse est effectuée sur un paradigme lexical, par exemple avec des formes de citation en dehors de tout contexte discursif, alors certains paramètres non manuels n’ont pas de raison d’être convoqués (le regard, par exemple, en tant que recteur de l’interaction, et en tant qu’indice de la visée, est maximalement analysable en discours, alors qu’il a beaucoup moins de pertinence pour les formes hors contexte).

A la suite de ce cadre global sur la compositionnalité paramétrique des langues des signes, j’ai souhaité faire deux focus à partir d’exemples en corpus. Le premier témoigne de variations lexicales rendues possible par des changements de paramètres manuels et non manuels, le deuxième

synthétise mes analyses actuelles sur le paramètre du mouvement labial.